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Philippe Magnan et Cyrille Eldin rejouent le duel Mitterrand-Rocard

Le chat et la souris


Philippe Magnan et Cyrille Eldin rejouent le duel Mitterrand-Rocard
Philippe Magnan et Cyrille Eldin, dans L'Opposition, de Georges Naudy. © Maria Laetizia Piantoni

Au théâtre de l’Atelier, Philippe Magnan et Cyrille Eldin jouent L’Opposition, inspirée du duel Mitterand/ Rocard. À la veille de 1981, deux ego que tout oppose se disputent le fauteuil élyséen avec humour, rouerie et cruauté.


L’un veut être maître du temps, ne porte jamais de montre, est toujours en retard. Il a le pas d’un cardinal. On ne l’a vu courir qu’une seule fois, dans la nuit du 15 au 16 octobre 1959, du côté des jardins de l’Observatoire… Il aime les femmes et les livres, Venise et les huîtres, les rituels et les transgressions. Certains l’appellent François. De Gaulle l’appelait « l’Arsouille ». Les gaullistes de la première heure disent « Mitrand », suprême outrage qu’il ne pardonne pas.

C’est le Sphinx.

L’autre est un agité du bocal, volubile, toujours pressé, la clope au bec. À la barre de son voilier, il a bourlingué sur toutes les mers. Il aime les chiffres plus que les lettres, la Réforme et les réformes, l’Europe et Conflans-Sainte-Honorine, capitale de la batellerie. ENA, PSU, CSG, PS, quelques acronymes lui collent à la peau. Certains boivent les paroles, lui les mange. Grosse tête dès ses premières culottes courtes, il a conservé son totem de scout unioniste.

C’est Hamster érudit.

Ces deux-là militent et exhalent leurs ambitions dans le même parti, mais s’entendent comme chat et souris. Le premier soupçonne le second de vouloir prendre sa place sous couvert de « vraie gauche ». Le second, plus jeune de 24 ans, accuse le premier d’opportunisme, et pire, d’archaïsme. Or, voilà qu’en cette année 1980, sous l’étendard de la rose et du poing, ergots dressés, ces deux ego inégaux se disputent le fauteuil élyséen que ne veut pas quitter un crâne d’œuf au brillant destin nommé Giscard.

Nous sommes au cœur du vieux Paris, rue de Bièvre, quelques mois avant l’élection présidentielle, dans l’antre du premier secrétaire du Parti socialiste. Jacques Attali a suscité une rencontre entre François Mitterrand et Michel Rocard dans l’espoir de dissiper les rumeurs contradictoires propagées par les clans des deux prétendants. Rumeurs et embrouillaminis qui perturbent le parti à la rose et risquent de le faire imploser. Qui en sera le candidat ? Le briscard, 11 fois ministre sous la IVe République, déjà candidat malheureux contre de Gaulle en 1965 et VGE en 1974 ? Ou bien le bleu toujours prêt, qui s’était lancé avec bravoure en 1969 contre Pompidou et Poher pour le score de 3,61 % des voix ?

En vérité, nous sommes au théâtre de l’Atelier, dans la pièce L’Opposition, imaginée par un obscur instituteur bordelais de 57 ans, Georges Naudy, joué pour la première fois sur une scène parisienne. Imaginée ? Oui et non. Car si on ignore la teneur précise des échanges entre les deux hommes ce jour-là, on connaît leurs confidences, leurs déclarations, leurs écrits. Témoignages et documents abondent. L’auteur n’a eu qu’à piocher ici et là, restituer, transposer et, parfois, oser inventer une réplique qui n’a pas été dite, mais aurait pu l’être…

L’Opposition Mitterrand vs Rocard, théâtre de l’Atelier, jusqu’au 5 avril 2020. © Maria Laetizia Piantoni
L’Opposition Mitterrand vs Rocard, théâtre de l’Atelier, jusqu’au 5 avril 2020.
© Maria Laetizia Piantoni

Si Georges Naudy est un fin connaisseur des arcanes de la Mitterrandie, il avoue s’être inspiré de la pièce Le Souper où, après la défaite de Napoléon à Waterloo, Talleyrand, ancien ministre des Affaires étrangères, invite dans son hôtel particulier l’ancien ministre de la Police, Fouché, afin de discuter du choix d’un nouveau souverain. Une joute entre gentilshommes qui, entre poire et fromage, tourne au règlement de comptes entre pendards.

Pour interpréter le Sphinx, Éric Civanyan, le metteur en scène, n’a pas eu à se creuser la cervelle. Le comédien Philippe Magnan s’imposait. Deux fois déjà, dans le film L’Affaire Farewell (Christian Carion, 2009) et le téléfilm Changer la vie (Serge Moati, 2011), il s’était mis dans la peau de ce romanesque personnage. Il nous le ressuscite avec sa placidité de prélat, son masque marmoréen, ses belles manières de monarque, ses papillotements de paupières, son regard de séducteur mijotant encore quelques ruses. Tonton est revenu. Il l’avait d’ailleurs bien dit, qu’il ne nous quitterait pas…

C’est un Rocard tout feu tout flamme qui se pointe alors rue de Bièvre dans son éternelle gabardine. Assis devant son bureau, près d’une bibliothèque qui semble percer le plafond, le bientôt François II est plongé dans du Socrate. Bien que prévue, l’arrivée de Hamster érudit, « très remarqué et pourtant pas si remarquable » vient de lâcher le perfide hôte des lieux à un correspondant au bout du fil, paraît dissonante dans cet univers olympien.

Comédien et acteur, animateur et chroniqueur à Canal +, réputé pour son impayable culot, sorte de bouffon de la République, devenu célèbre pour ses interviews décalées dans toute la classe politique hexagonale (pour lui, Emmanuel Macron a chanté L’Été indien et joué Alceste dans une scène du Misanthrope), c’est Cyrille Eldin qui campe un Michel Rocard fébrile, impatient, soucieux de ne pas se laisser rouler dans la farine. Le rigolo de la télévision est à contre-emploi, peut-on penser si on ne l’a pas vu interpréter un Édouard Balladur plus vrai que nature dans Mort d’un président, un téléfilm de Pierre Aknine en 2011. Car il est aussi un imitateur hors pair.

Commence alors une partie de ping-pong, plutôt un duel d’escrime dont les armes sont des mots. Même si, bien sûr, on en connaît déjà le vainqueur, on se délecte d’humour dans la rouerie, de petites phrases assassines. Mitterrand : « On imagine difficilement une avenue Rocard ou même un boulevard portant votre nom. Peut-être, à la rigueur, une impasse… » Lorsque son rival, bien conscient de toucher là un point faible, l’assomme de considérations économiques, le premier secrétaire du PS lui rétorque : « Vous feriez un excellent ministre du Budget d’un gouvernement de droite. »

Si l’objectif du maire de Conflans est de faire sortir le maire de Château-Chinon de ses ambiguïtés, celui de ce dernier est de le faire sortir du bois, de le pousser à la faute. Il lui assure qu’il ne sera pas candidat, qu’il a raté son coup (de Jarnac) en 1974, qu’il entend dès lors se consacrer à la lecture, à l’écriture, que la voie est donc libre, le feu au vert, qu’il le soutiendra. Tout juste s’il ne lui donne pas sa bénédiction. Mais comme il vient de lâcher cinq minutes avant : « Je m’entraîne à dire la vérité pour qu’on me croie quand je mens », Rocard-Eldin a quelque raison de se méfier.

D’autant que Mitterrand-Magnan, s’il « parle socialiste », n’est à ses yeux qu’un socialiste en peau de lapin. Il trépigne, s’énerve, renvoie son hôte à Vichy, à sa relation avec Bousquet, à ses prises de position pour l’Algérie française lorsqu’il était ministre de Guy Mollet… Le Sphinx encaisse, imperturbable. Il en a entendu bien d’autres. Il sait bien qu’il est le plus fort. Pour lui, le « père de la deuxième gauche » n’est qu’un jeune ambitieux sans expérience, un inoffensif moustique. « Rocard ? Pff… de toute façon, on ne comprend rien à ce qu’il dit… », persiflera-t-il.

On connaît la suite. Hamster érudit tombera dans le piège, se déclarera le premier, puis devra se retirer devant la statue du Commandeur. C’est le début d’une cascade d’humiliations. Et ce ne sera pas du théâtre.

L’Opposition Mitterrand vs Rocard, théâtre de l’Atelier, jusqu’au 5 avril 2020.

Février 2020 - Causeur #76

Article extrait du Magazine Causeur




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