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Justine ou les douceurs de la vertu

Notre directrice de la rédaction a écouté attentivement le discours de Justine Triet à Cannes...


Justine ou les douceurs de la vertu
La réalisatrice Justine Triet récompensée de la Palme d'Or à Cannes, lors du 76e festival, 27 mai 2023 © JP PARIENTE/SIPA

L’éditorial de juin d’Elisabeth Lévy


Nous les Français, on est bon public. On a beau nous resservir des dizaines de fois le même numéro, on en redemande. Nous nous sommes donc passionnés pour le cas Justine Triet, moins pour sa Palme d’or – dont on retiendra surtout qu’elle est la troisième accordée à une femme, ce qui nous en fait une belle –, que pour sa tirade sur la réforme des retraites menée par un pouvoir dominateur et décomplexé, audacieux propos assaisonné de quelques considérations sur la marchandisation de la culture. Ce n’est pas ce discours comique qui étonne, mais le fait qu’il nous fasse encore réagir. En réalité, tout pince-fesses, toute cérémonie réunissant le gratin de la culture doit comporter son pseudo-scandale politique. Seule la cause change avec les saisons. Ces derniers temps, la mode était au pleurnichage néoféministe, à la traque du privilège blanc ou à la fin du monde écolo – on avait le choix entre Adèle Haenel et ses airs offensés, Aïssa Maiga comptant les Noirs, et des nigauds collés à des tableaux. En 2023, c’est le combat contre l’infâme-réforme-des-retraites-menée-par-un-gouvernement-méprisant qui se porte en sautoir sur les robes haute couture.

La journaliste Elisabeth Lévy © Photo : Pierre Olivier

Mélenchon, en extase, se réjouit que Cannes revienne à sa tradition, car écrit-il, « c’est la gauche résistante qui a créé ce Festival » – une thèse révolutionnaire. Le RN, par le truchement de Caroline Parmentier, applaudit parce que, « pour une fois, Cannes n’est pas déconnecté ». De l’autre côté, on reproche à la réalisatrice de gâcher la fête – à table, on ne parle ni politique ni religion –, et surtout de cracher dans la soupe en mordant la main qui la nourrit. Il est toujours amusant de voir des artistes tendre la main et lever le poing dans un même mouvement. Un brin de darwinisme contribuerait certainement à restaurer le génie français – si ça se trouve, la faim stimule la créativité. En attendant, l’argent public n’est pas supposé acheter la docilité ou le consentement. Ce n’est pas parce que Justine Triet a tourné son film grâce à l’argent du CNC qu’elle doit fermer sa gueule.

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Ces attaques manquent l’essentiel. Ce qu’on peut reprocher à la cinéaste n’est pas d’être militante et de gauche, c’est la médiocrité, la platitude de son discours, assorties d’une absence totale de style. On est loin de Marlon Brando refusant l’Oscar du Parrain et envoyant à sa place une actrice amérindienne défendre les droits de son peuple en tenue traditionnelle. On est loin aussi du Festival 1968 dont elle s’auto-proclame héritière. Sans doute les envolées politiques des Truffaut, Godard et consorts n’étaient-elles pas toujours subtiles. Mais ils étaient marrants, déconnants – vivants. « Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! » lancé par Godard à ceux qui voulaient que le Festival continue, ça avait une autre gueule que « La marchandisation de la culture menée par ce gouvernement néolibéral ».

En 1968, le monde du cinéma, comme la société française, est en ébullition. Des réalisateurs font rempart de leur corps pour empêcher la projection de leur propre film. Il reste des ennemis à pourfendre, des bastions à prendre (du moins, peut-on le penser). S’ils sont déjà des dominants, Godard, Truffaut et les autres ne le savent pas. En 2023, Justine Triet donne de grands coups d’épée dans le vide. Son indignation ne rencontre pas le moindre obstacle. À ses yeux, c’est pourtant la preuve qu’elle est dans le vrai. J’ai raison, puisque 80 % des Français pensent la même chose que moi. Il faudrait lui expliquer que l’idée de résistance suppose une part de risque, le courage de choquer. L’un des agréments de notre époque, c’est justement qu’elle autorise à se prévaloir en même temps de l’héroïsme de la Résistance et du confort douillet du consensus majoritaire, improbable mélange des genres où excellent d’innombrables « mutins de Panurge » (Muray, évidemment). Une lauréate jetant à la face du public qu’elle est à fond pour la réforme des retraites, voilà qui aurait été punk. Cela dit, soyons indulgents : une femme qui célèbre sa victoire en posant clope au bec ne peut pas être complètement mauvaise.

Juin 2023 – Causeur #113

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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