Accueil Édition Abonné Avril 2020 Les Lacretelle, écrivains de père en fille

Les Lacretelle, écrivains de père en fille

Entretien avec Anne de Lacretelle


Les Lacretelle, écrivains de père en fille
Jacques de Lacretelle, 1922 © Rene Dazy/ Bridgeman images

 


En hommage à son père écrivain proche de Proust, Anne de Lacretelle publie Tout un monde, Jacques de Lacretelle et ses amis. Ce beau portrait d’un homosexuel amoureux de sa femme, hédoniste ascète de la plume et philosémite ami des Morand ressuscite une époque révolue.


Avec La Vie inquiète de Jean Hermelin (1920), Silbermann (1922) et La Bonifas (1925), Jacques de Lacretelle (1888-1985) connaît une rapide et belle renommée, fondée sur un talent de narration et d’analyse conjugué à l’audace dans le choix de ses sujets [tooltips content= »De La Bonifas, interprétée par Alice Sapritch à la télévision dans un film de Pierre Cardinal (1968), Anne de Lacretelle dit qu’elle est transgenre. Quant à Jean Hermelin, il serait sans doute aujourd’hui diagnostiqué autiste. »][1][/tooltips]. Et paraît, derrière la sensibilité maîtrisée, le moraliste – si loin des moralisateurs –, l’observateur attentif, le contempteur des médiocrités banales.

Anne de Lacretelle est la fille de Jacques [tooltips content= »Jacques de Lacretelle, héritier d’une famille qui comptait deux académiciens, est élu au fauteuil d’Henri de Régnier, le 12 novembre 1936. Très impliqué dans la renaissance du Figaro, à la Libération, il est nommé vice-président de la SA de ce journal, conseiller permanent à la direction, et membre du conseil de surveillance. »][2][/tooltips] et de « Souriceau », née Yolande de Naurois. Elle publie Tout un monde, Jacques de Lacretelle et ses amis, qui s’apparente à une biographie, mais qui évoque le philtre libéré d’un flacon, les effluves d’un temps révolu, les éclats de voix qui se sont tues, la grâce d’une société aimable. Et l’on est intrigué, puis séduit, emporté par l’évocation de cet homme volontiers distant et paradoxal, citoyen d’une patrie littéraire : un jour, Anne surprend Jacques, « le regard perdu, une larme coule sur sa joue […] Paul Valéry est mort ». Succédant à Jacques de Lacretelle à l’Académie française, Bertrand Poirot-Delpech écrit, dans son discours, le 29 janvier 1987 : « Le notable dont vous regrettez la finesse affable était pétri de contradictions, dont est né son art. Châtelain, mais qui change de château ; enraciné, mais avec une âme d’errant, à l’écart de tous les troupeaux ; héritier, mais attiré par le risque des courses et des jeux ; ami de Morand, en sympathie avec La Rocque, mais admirateur de Léon Blum, selon un éclectisme où il voit – comme on l’en approuve ! – la royauté de l’esprit. […] Le romancier n’a d’yeux que pour la face d’ombre de personnages meurtris, doubles désastreux de sa propre réussite. »

Dans le théâtre d’ombres que met en scène Anne de Lacretelle avec un art consommé de la surprise, chacune vient tenir son rôle auprès de son père, apparaît, disparaît sans avoir eu le temps de saluer, parfois. Et l’on assiste au beau spectacle un peu mélancolique d’une mémoire heureuse.

Anne de Lacretelle © Hannah Assouline
Anne de Lacretelle
© Hannah Assouline

Entretien avec Anne de Lacretelle

Causeur. Jacques de Lacretelle rate son bac, il publie tard son premier roman. Sait-il que la littérature lui donnera une destinée ?

Anne de Lacretelle. J’ai retrouvé un texte de lui, qui date d’un séjour à Cambridge, en été, l’université était alors déserte. Il pressent qu’il pourrait se « corréler » aux impressions qu’il reçoit du monde par le biais de l’écriture. Il en est surpris lui-même, et c’est comme une révélation. Toute proportion gardée, le choc qu’il reçoit est comparable à celui qu’éprouve Paul Claudel, derrière un pilier de Notre-Dame de Paris. Deuxième événement considérable, en 1913, la lecture d’Un amour de Swann : il affirme que ce livre lui a procuré des sensations différentes de toutes celles nées de ses lectures antérieures. Trois ou quatre ans après, il fait la connaissance de Marcel Proust, et naît alors une amitié incomparable. Proust a considérablement aidé les débuts littéraires de mon père. Il envoie un billet comminatoire à Jacques Rivière, usant d’un ton qui n’a rien de proustien : « Voici le téléphone de Jacques de Lacretelle, appelez-le. » Il fallait s’exécuter ! C’est ainsi qu’il est entré à la NRF, la voie royale.

Après la publication de son premier roman, La Vie inquiète de Jean Hermelin, Proust fait parvenir à mon père une lettre dont le contenu est tout différent, et je dois dire troublant, très émouvant. Proust s’abandonne presque, il s’identifie à cet être singulier, lequel, précise-t-il, échoue toujours à « rejoindre » les autres. On sent bien alors, dans cette manière de confession, que « rejoindre » lui est également interdit. Et je m’interroge : n’était-ce pas le secret, le ressort caché de sa fameuse gentillesse, destinée à compenser son impossibilité de « rejoindre » ?

Jacques de Lacretelle était apparenté à Aline Ménard-Dorian, qui fut l’un des modèles de Madame Verdurin. À ce propos, vous placez en addendum un texte de Marcel Proust, peu connu, adressé à votre père. Il y révèle les sources auxquelles il a puisé pour composer ses personnages. Et l’on constate qu’elles sont très nombreuses.

« Cher ami, il n’y a pas de clefs pour les personnages de ce livre, ou bien il y en a huit ou dix pour un seul. » C’est la dédicace de Proust à Jacques de Lacretelle sur l’un des six exemplaires de Du côté de chez Swann, une rareté sur papier Japon hélas disparue ! Mon père l’avait interrogé un peu cavalièrement : il voulait connaître les noms de ses modèles. Proust a cédé à cette petite inquisition, car il était séduit …

« L’un des plus beaux hommes que je connaisse », a-t-il dit de Lacretelle.

Oui, cela m’a été confirmé par plusieurs personnes. Cette séduction lui a permis d’obtenir ce texte précieux, grâce auquel on ne saurait réduire tel personnage, telle scène à une seule origine. Voyez par exemple ce qu’il dit de la sonate de Vinteuil : il nomme Saint-Saëns (« musicien que je n’aime pas »), la sonate de César Frank (« surtout joué par Enesco »), un prélude de Lohengrin, « une chose de Schubert », et encore « un ravissant morceau de piano de Fauré ». Oui, vraiment, ces lignes ont une importance considérable.

Vous parlez ouvertement de l’homosexualité de votre père.

Nos parents nous ont offert l’exemple d’un couple fusionnel, mais pas dans le sens que donnent à ce mot les journaux féminins. Ils avaient des projets communs, qu’ils menaient à leur terme. Mon père, je ne le cache pas, eut en effet des liaisons masculines et féminines. Mais sa femme est restée au centre de sa vie. Ma mère, à l’origine, ne songeait qu’à s’éblouir, à courir les boutiques des couturiers. Il l’a transformée. Mes parents étaient tout sauf des mondains affolés. Grâce au Figaro, à l’Académie française, ils fréquentaient des ambassadeurs, des attachés culturels, qui étaient souvent des écrivains. Ils ignoraient la petite mondanité, le snobisme banal. Wladimir d’Ormesson, le père de Jean, l’un des meilleurs amis de Jacques, a très bien décrit les différents niveaux de la vie mondaine parisienne, très cloisonnée, dans son livre De Saint-Pétersbourg à Rome. Mes parents avaient accès à la part la plus brillante, culturellement parlant, de cette mondanité.

On dit souvent : « Les Lacretelle et leurs châteaux. »

Ah ! les châteaux ! Je n’ai aucune honte à parler des châteaux de ma famille. Est-on vraiment propriétaire d’un château ? Lors des Journées du patrimoine je dis aux visiteurs que nous sommes des conservateurs paraétatiques, non appointés pour animer ces œuvres architecturales – animer au sens de leur donner une âme – et pour les transmettre. Nous en tirons peu d’avantages – sauf celui d’évoluer dans un beau décor. Il est absurde d’y voir de l’ostentation, une manifestation de pouvoir. Quand on possède un château, on n’a pas de yacht : tout l’argent passe dans la réfection de la toiture ! On a le devoir de le conserver, de préserver sa beauté. C’est ce que mon père et ma mère ont fait avec leurs propriétés successives. Dans les demeures familiales, j’ai acquis le sens de l’histoire, celui des archives, le goût de la transmission.

Vous étiez lié à Paul Morand, grand ami de Jacques de Lacretelle, et à Hélène, sa femme. Vous rapportez une réflexion de celle-ci : « Un homme qui ne trompe pas sa femme n’est pas un homme. »

Elle appelait Paul « mon toutou », c’est assez dire qu’il lui était inféodé. Cependant, lorsqu’elle dit cela, elle tente de faire bella figura, mais, au fond, elle en était affectée. La mort d’Hélène a laissé Paul totalement désemparé.

L’élection de Paul Morand à l’Académie, quelle aventure à rebondissements ! Enfin, il est élu, presque par surprise, en 1968 !

Le général de Gaulle, qui s’y était toujours opposé, avait d’autres chats à fouetter cette année-là. Ce fut touchant. Ce n’était pas vraiment de l’ambition banale, de la part de Morand, c’était le souhait de rejoindre cette institution. Il y eut tant d’obstacles ! Finalement, il y est entré. Plus tard, Paul a confessé son erreur de ne pas avoir reconnu la valeur du général de Gaulle. Les choix des uns et des autres sont parfois dictés par des causes très simples.

Paul Morand et sa femme étaient antisémites, or Jacques de Lacretelle, auteur de Silbermann, qui dénonce l’antisémitisme, ne l’était résolument pas.

Je peux dire ceci : je n’ai jamais entendu un propos antisémite de la bouche de Paul ni de celle d’Hélène Morand. Jamais, jamais mon père ne se serait mêlé à une conversation antisémite ! Et j’ai hérité son aversion pour l’antisémitisme.

A lire aussi: Jacques de Lacretelle, en vert et contre tout

Votre livre, où abondent les faits et les confidences, les souvenirs, les révélations aussi, n’abolit pas entièrement le mystère de ce personnage si complexe. Être la fille de « Zeus », ainsi que vous le surnommez, ne fut pas toujours simple. Cet homme singulier ne vous imaginait pas en écrivain.

J’aurais bien aimé le titre « Zeus et compagnie », mais il ne fut pas retenu. Ah, Zeus ! Il entrait dans des colères moins redoutables par leur fracas que par leur fureur contenue, leur froideur qui nous pétrifiait. Il n’y avait guère de place pour les enfants dans le couple qu’il formait avec ma mère. Pour ce portrait, j’ai sollicité les flashs de ma mémoire, et j’ai consulté de nombreux témoignages et des correspondances. Les choses et les êtres ont pris place dans leur décor, celui d’une après-guerre, la Première, une époque folle, vraiment : ceux qui l’ont connue n’ont pas compris qu’ils dansaient sur des braises incandescentes. Cet hédoniste rompait avec le plaisir et s’isolait pour écrire. Très orgueilleux, il ne croyait pas qu’on pouvait lui succéder. En effet, il fut une figure énigmatique, et il le demeure.

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Avril 2020 - Causeur #78

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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