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Henry de Montherlant, « Les Bestiaires »: la joie du païen


Henry de Montherlant, « Les Bestiaires »: la joie du païen
L'écrivain Henry de Montherlant © LIDO/SIPA Numéro de reportage : 00274898_000002

Mes lectures d’été.


Adolescent, en 1978, j’ai découvert Montherlant à l’occasion de la diffusion à la télévision d’un téléfilm en deux épisodes tiré de son œuvre Les Jeunes filles. Je dois dire que l’esprit cavalier de cette série de prestige m’avait séduit, à l’époque, ainsi que sa vision « par-delà bien et mal » de l’existence. Cela nous changeait d’une littérature qui se morfondait souvent, et l’influence de Nietzsche sur la pensée de Montherlant avait de quoi ravir le jeune lecteur que j’étais déjà du Gai savoir.

Un Montherlant ostracisé

À l’époque, Montherlant, qui s’est suicidé en 1972, était enfermé dans une sorte de purgatoire. On ne le lisait plus beaucoup. Ses pièces de théâtre étaient de moins en moins montées. La révolte de Mai 68 était passée par là. Le critique Matthieu Galey parlait à son propos de « langue morte ». On en était resté à ce jugement assez simpliste sur lui, que Simone de Beauvoir avait résumé dans Le Deuxième sexe, avec cette appréciation vengeresse : « Il a préféré se réfugier dans son propre culte. Au lieu de se donner à ce monde qu’il ne savait fertiliser, il s’est contenté de s’y mirer, et il a ordonné sa vie dans l’intérêt de ce mirage visible à ses seuls yeux. » Roger Nimier, et quelques autres, parmi les « hussards », eurent beau défendre l’auteur de La Reine morte, rien n’y fit, et il demeura dès lors ostracisé.

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Ma première rencontre vraiment livresque avec lui, après la diffusion du téléfilm que j’évoquais au début, ne fut néanmoins pas Les Jeunes filles, à vrai dire, mais Les Bestiaires. C’était vers la fin de l’année scolaire, le temps était à la canicule. Souvent, pour ne pas aller à l’école, je me faisais porter malade, et j’en profitais pour rester sur mon lit des journées entières, à dormir et à lire. C’est dans ces conditions idéales que je lus Les Bestiaires, et que je commençai à me familiariser avec une œuvre qui allait beaucoup m’influencer pendant deux ou trois années. Ensuite, comme il se doit, je passerais à d’autres phares de la littérature, toujours renouvelés. Mais je ne devais jamais oublier de Montherlant, outre une vision du monde tournée vers la sagesse antique, ce style fabuleux par lequel il s’exprimait, cette manière si extraordinaire d’écrire un français ne devant rien aux modes de son temps, une prose parfaitement intemporelle et souveraine.

Un roman très autobiographique

Récemment, j’ai eu envie de relire Les Bestiaires, plutôt que les quatre volumes des Jeunes filles, par exemple. Dans ceux-ci, je trouve aujourd’hui que Montherlant se laisse trop aller à la facilité. Il y a là un trop-plein d’aisance qui finit par lasser. Les Bestiaires représentent en revanche l’œuvre la plus emblématique de Montherlant.

Outre le sport proprement dit, qui lui a inspiré en 1924 Les Olympiques, Montherlant s’est intéressé, dès sa toute jeunesse, à la tauromachie. Il l’a pratiquée, et a même été blessé à diverses reprises. Les Bestiaires sont pour lui un livre essentiel, qu’il a d’ailleurs porté longtemps, si l’on en croit les deux dates d’écriture mentionnées à la toute fin : « Burgos, 1911. Séville, 1925 ». On peut dire qu’il s’agit d’un livre fortement autobiographique. Le personnage principal en est un très jeune homme, nommé Alban de Bricoule, véritable double de Montherlant. Au début du roman, Alban, qui vient d’être malade, convainc sa mère de le laisser partir en Espagne, afin d’achever sa convalescence. À Madrid, il fait la connaissance du duc de la Cuesta, Grand d’Espagne, qui possède un élevage près de Séville, en Andalousie. Le duc a une fille, la jeune Soledad, dont Alban tombe amoureux. Cette histoire d’amour n’est pas ce qui intéresse le plus Montherlant, qui néanmoins nous offre de belles et délicates pages sur une passion toute juvénile.

Une solitude hautaine

Montherlant aime la simplicité. Les Bestiaires sont d’abord un document sociologique extrêmement précis du monde de la tauromachie en Espagne dans l’entre-deux-guerres. Devant nos yeux, revit cette société ancienne et bariolée, faite de tous ceux qui la peuplèrent vaillamment, des petites gens (et Dieu sait si Montherlant les aime !) aux aristocrates (dont il se méfie).

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Au milieu d’eux évolue Alban, Français exilé qui voudrait tant s’approprier l’Espagne, sorte de dandy voué à une solitude hautaine et à une exigence de vie dont il portera le poids jusqu’à la fin. Le roman est une longue préparation à la corrida finale, moment suprêmement intense qui voit Alban affronter deux terribles taureaux. L’un, particulièrement dangereux, lui a été imposé par Soledad, qui désire que son amoureux lui prouve ainsi sa passion. S’il tue le taureau, Soledad sera à lui. Il y a un côté fleur bleue, chez Montherlant.

L’ultime corrida

La grandeur romanesque des Bestiaires réside dans cette dernière course. Montherlant, obsédé par la mort, ne veut à aucun moment faire passer la tauromachie pour ce qu’elle n’est pas : une bluette inoffensive. Au contraire. Ainsi, il nous montre, en premier lieu, un Alban décomposé par la peur, pris d’une angoisse folle devant le combat qui l’attend ‒ et où il sera peut-être blessé ou tué. De fait, cette dernière corrida est terrible. La course soudain se révèle dans son horreur brutale ‒ devenant presque une « boucherie ». Montherlant nous prévient : « Maintenant tout ce qui va suivre, jusqu’à la fin, va avoir un cachet de violence très accusé. » C’est le moins qu’on puisse dire. Ces très belles pages, parmi les plus belles de Montherlant, d’un magnifique lyrisme, nous font atteindre les sommets : « Tel le poète que secoue l’inspiration, tel le compositeur qui improvise, tel, dans le lit, l’homme tenant sa bien-aimée nue lui fait prendre la forme qu’il veut avec ses longues caresses tâtonnantes, tel Alban façonne le taureau, son élan et son âme, façonne la vie qui se dévore elle-même à mesure, dans l’ivresse et la douleur de la création. »

Pour Montherlant, en ceci politiquement incorrect, toute purification ne peut avoir lieu que dans le sang versé. D’où, dans ces Bestiaires, le culte qu’il voue à Mithra, dieu païen sacrificateur du Taureau. « L’acte sanglant suscitait tous les biens de la terre… », écrit Montherlant, qui n’en reste d’ailleurs pas uniquement au paganisme, mais, par un syncrétisme religieux auquel il tenait, annexe aussi le sacrifice du Christ.

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Alban, au début du roman, n’est qu’un jeune homme comme les autres, qui se cherche vainement ; au final, l’arène, « terre de vérité », l’a révélé au plus intime de lui-même. J’ai ressenti, davantage que lors de ma première lecture, l’effectivité de cette métamorphose. C’est là, je crois, que réside la parfaite beauté de ce roman, que j’ai relu avec un plaisir extrême.

Henry de Montherlant, Les Bestiaires. Éd. Gallimard, coll. « L’Imaginaire ».


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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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