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«La guerre marque une rupture profonde pour Céline»

Entretien avec François Gibault


«La guerre marque une rupture profonde pour Céline»
Francois Gibault © BALTEL/SIPA

L’avocat de 86 ans, biographe attitré de Louis-Ferdinand Céline, a organisé la publication de Guerre, le manuscrit retrouvé du grand écrivain, jadis volé et subitement réapparu. Entretien.


Causeur. Pourquoi ne découvre-t-on qu’aujourd’hui Guerre, le texte inédit de Louis-Ferdinand Céline ? 

François Gibault. En 1944, Céline se sait soupçonné de collaboration et quitte brutalement la France. Au nom de la Résistance, Oscar Rosembly, un monsieur qu’il connaissait bien car il était son comptable, perquisitionne son appartement. Il n’est pas douteux d’affirmer que c’est lui qui a emporté les manuscrits. Il a d’ailleurs été condamné ensuite pour d’autres vols. Céline ne pouvait les emporter avec lui en Allemagne – il aurait fallu pour les emporter une valise de près d’un mètre de largeur et Céline ne part qu’avec l’essentiel.
Nous sommes restés longtemps sans aucune nouvelle de ces manuscrits. Des céliniens comme moi se sont alors mis à leur recherche. Deux céliniens, Emile Brami et Véronique Chovin, avaient réussi à joindre la fille d’Oscar Rosembly qui confirmait posséder ces manuscrits, mais ajournait chaque rendez-vous. 

François Gibault en mai 2022. D.R.

Et les manuscrits sont alors réapparus de manière, on peut le dire, providentielle…

Oui. À l’été 2020, l’avocat de Jean-Pierre Thibaudat, un journaliste, me téléphone pour me dire que son client possédait – et depuis un certain temps [1] – des manuscrits de Céline. En tout cas, la liste qu’on nous a fait parvenir était formelle : il s’agissait exactement des manuscrits que Céline avait déclarés volés chez lui. Simplement, Thibaudat refusait de remettre les manuscrits à Lucette Destouches alors qu’elle était l’héritière de son mari. Thibaudat avait reçu interdiction de les remettre à Lucette Destouches et il a attendu sa mort pour prévenir ses héritiers (Véronique Chovin et moi). Pendant huit mois, nous avons demandé qu’il nous les remette et, devant son refus, nous avons porté plainte pour recel. Convoqué par la police, il a aussitôt apporté les manuscrits pour qu’on nous les remette. Depuis, nous avons œuvré avec Antoine Gallimard pour passer contrat et veiller à ce que ces livres inédits soient publiés. 

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Par ses retournements et imprévus, cette histoire de manuscrits volés semble étonnamment célinienne… 

C’est en effet très célinien mais avec Céline, c’est toujours comme ça. J’ai pu m’en apercevoir en travaillant sur sa biographie. On volait de surprises en surprises. Il pouvait toujours faire quelque chose et son contraire. Ces paradoxes se retrouvent dans ses prises de position. C’était un anarchiste qui aimait l’ordre, c’était un généreux qui était avare… 
Céline fait plusieurs fois mention de ces manuscrits dans son œuvre. Il se plaint de leur perte, il répète partout qu’on l’a volé à la fin de la guerre et personne ne le croit. Comme il en rajoutait toujours dans ses romans, tout le monde disait alors « c’est du Céline, c’est du Céline ». En fait, ce n’était pas « du Céline », mais du vrai!

C’est au cours de votre travail éditorial avec Antoine Gallimard que vous avez pu apprécier la qualité littéraire des manuscrits inédits. Qu’en avez-vous pensé ? 

En allant voir Antoine Gallimard pour passer un contrat avec lui, nous ne savions rien de l’ouvrage. On pouvait même craindre quant à sa qualité, et penser que Céline, volontairement, n’avait pas voulu publier Guerre en le trouvant mauvais ou inabouti. Or ce n’est pas le cas du tout. C’est un très bon livre – même se l’écrivain l’aurait probablement complété et corrigé. La critique est assez unanime, les quotidiens et les hebdomadaires ont tous dit que c’était un excellent Céline. Ce qui fait qu’en une semaine on en a vendu 80 000. Certains libraires ont immédiatement épuisé leur stock. 

Comment est construit l’ouvrage, et que raconte-t-il ? 

Il y a deux parties dans le livre.
La première est presque autobiographique. Elle raconte l’expérience combattante et la blessure. Céline a en effet été blessé en octobre 1914, tout à fait au début de la guerre. Les premières pages sont extrêmement poignantes, on sent qu’elles sont vraies. Il évoque la guerre comme l’abattoir international de la folie.
Pour le reste, la majeure partie du livre concerne la convalescence, notamment marquée par la rencontre grivoise avec une infirmière, mais aussi par des discussions avec des souteneurs ou encore les parents. Tout cela donne des pages fulgurantes. 
On voit que les soldats de la Grande guerre étaient privés de tout dans les tranchées durant des semaines, voire des mois. Or ce sont des hommes, et ils ont des besoins. On assiste dans Guerre à des séquences avec des infirmières parfois jeunes, parfois jolies, qui se chargent de les soulager. 

A lire ensuite, Frédéric Magellan: Que raconte “Guerre”, l’inédit de Louis-Ferdinand Céline?

Guerre jette-t-il un nouveau regard sur l’œuvre de Céline, ou est-ce une tarte à la crème que d’affirmer cela ? 

Sur un plan thématique, il y a trois éléments fondamentaux dans ce livre qu’on retrouve ailleurs dans toute son œuvre. Il y a la mort, bien sûr, et aussi la sexualité. Et on y retrouve surtout la guerre, qui suivra son œuvre partout. L’ouvrage confirme ce qu’on subodorait : la guerre marque une rupture profonde pour Céline. Elle va agir pour lui comme un révélateur. Céline devient radicalement hostile aux hommes qui ont poussé à la guerre, et à ce monde qui l’a permise – notamment le monde de ses parents. Céline entre en révolte, il réfléchit alors sur le monde politique, parlementaire, sur le monde des bien-pensants… 
De ce rôle que la guerre a joué dans la vie de Céline, je peux presque parler comme témoin. Je suis né en 1932, mon père avait fait la guerre de 1914. Je me souviens de ce qu’il disait, lui qui partageait globalement les idées de tous les anciens combattants. Ils revenaient de ce qu’ils appelaient « la der des ders », ils disaient tous « plus jamais ça ». Ils voyaient la guerre revenir, ils savaient tous qu’on allait perdre… la suite leur a donné raison. 

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[1] On ignore comment ils sont passés des héritiers de Rosembly aux mains de Thibaudat, et ce mystère reste entier NDLR.



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