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Flic et voyou


Flic et voyou

C’est encore et toujours de la France qu’il sera question ici, de son peuple imprévisible, d’où sortirent le meilleur et le pire : les héros amusés qui sourient quand on les fusille, les délateurs tranquilles, les épiciers du raisonnement et leurs grossistes, les enfants perdus, les intellectuels engagés, les mondains contristés, les flics à pèlerine, les commissaires de police obstinés. Longtemps, notre nation aima se représenter en mauvais garçon, en fille aimable et en milord mélancolique. Elle appréciait que Jean Gabin posât une main vigoureuse sur sa chute de reins et l’entraînât au milieu de la piste de danse. Elle se lassa, se trouva même odieuse, et ne s’installa devant sa psyché que pour tourner en grimaces ses postures coquines d’autrefois.

Examinons d’abord le CV de l’auteur. Il sent le soufre ; l’Algérie française, l’extrême droite, les réprouvés, les insoumis. Lorsque j’étais étudiant, il figurait parmi nos détestations. Il se disait chanteur de l’Occident. Il n’était ni vieux ni de notre génération. Il était résolu, grave, il avait l’air impitoyable, alors que nous nous posions une seule question : « Y-a-t-il une vie après le rock’n’roll ? ». Si je n’ai pas oublié son nom, ce fut grâce à son… prénom. Jean-Pax, cela me plaisait. Or, cet homme de fidélité, journaliste compétent, enquêteur honnête, est un excellent écrivain. Il est d’Afrique par ses racines et ses rêves, il est de France par sa langue. Son dernier livre, dédié à son père, Noël-Ange, né et mort à Marseille, agent secret de l’OSS, X2 branch sous l’Occupation, manifeste une très grande maîtrise : il tient de la biographie, du polar, du récit de guerre et d’Histoire.

Un flic chez les voyous nous accompagne dans la longue dérive d’une personne de tempérament, Robert Blémant. Elle commence à son entrée dans la police nationale, en 1931, comme «inspecteur provisoire» à Reims, elle se poursuit avec ses actions d’éclat dans le service du contre-espionnage, à Paris, avant puis pendant la guerre, et s’achève dans le banditisme, en 1965, à Marseille. Sur une photographie, il a de beaux yeux ombrés, qui lui font un regard levantin (il est né à Lille, mais il a séjourné six mois en Syrie, avec son régiment de Spahi), une physionomie ardente, dénuée de toute bonhomie malgré des joues pleines, des épaules puissantes, un je-ne-sais-quoi de pressé, de brutal. C’est une «présence», avec une aura saturée d’hormones mâles : un mec à l’ancienne. On le sent gouverné par un principe impérieux : il doit combattre, maîtriser, dominer. Robert l’élégant voulait être affranchi ou n’être pas. De policier d’élite, il devint voyou supérieur – rien de commun avec la racaille, les psychopathes et les analphabètes à front de bœuf qui peuplent la pègre. Le musculeux Blémant, jeune policier « pratiquant la boxe et l’équitation, gradué en Droit de la faculté de Lille, [parlant] l’idiome nord-africain », incarne la séduction qu’exerce le monde interdit sur certains représentants de l’ordre républicain. Il prend, à la fréquentation des pégriots et autres rusés du Milieu, un vrai plaisir et des manières : la mise impeccable, le chapeau sur l’œil, les amitiés viriles.

Patriote sincère sous l’Occupation, à la DST, il débusque les agents double, et court tous les risques. Résistant de l’intérieur, condamné à mort par la Gestapo, il doit fuir.
L’auteur suit toutes les traces laissées par son « héros » fascinant à Lille, Paris, Marseille, en Afrique du nord. Il est à ses côtés dans ses traques et dans ses planques, il est avec lui lorsqu’il interroge sans ménagement les ennemis de la France. Il le voit glisser imperceptiblement vers la zone du risque, y pénétrer, revenir de ses premiers périples chez les «durs», s’imprégner des mœurs et des codes de ses futurs alliés. Il le sent prêt à basculer de l’autre côté du mur, où l’attend un second destin, celui-ci fondé sur ses contradictions, ses espoirs déçus et ses tentations. Blémant a fait depuis toujours le choix de la vie dangereuse, il goûte la rivalité, le péril. Il a vaincu les Allemands, il veut encore survivre aux truands, les humilier sur leur propre terrain. Il les défie, il continue à les combattre. Mais il est devenu l’un d’entre eux, le meilleur de tous.

Quel défilé d’employés du crépuscule que ce livre ! Stipendiés de l’Abwehr, faufilés des barrières, marlous, maquereaux en costume rayé et chaussures bicolores, blafards des ruelles sombres, silhouettes imprécises au service des uns et des autres, dans la grande confusion des genres et des personnels. Voici Henri Lafont, qui « roule dans Paris en Bentley blanche ». Il loge, avec sa bande, au 93, rue Lauriston : tous parfumés de crapulerie ! Et voici les séides de Robert Blémant, grâce auxquels le jeune commissaire espère infiltrer les « lauristoniens » : Alsfasser, par exemple, a cambriolé en compagnie de Charles Cazauba, dit Charlot le Fébrile ou le Manchot, recrutés par M. Henri. Ou encore Albert Pin « en relation d’affaires avec Robert Gourari et le recycleur de cadavres Jean Bartel, alias Jean le Chauve, premiers couteaux » de Lafont. Ou ce Raggio, qui fut si proche de Carbone, lié à Émile Buisson et à Albert Danos « flingueurs patentés, qui hésitent encore entre la Résistance et la collaboration ».
Blémant assume tout : les recrues douteuses, les bavures, les éliminations : on ne lutte pas contre les espions nazis avec des enfants de chœur !

On croise également des hommes honorables, tel Roger Wibot, patron de la DST très active dans les premiers moments de la Libération ; des politiciens ambitieux, comme Gaston Deferre, vigoureux conquérant de la mairie de Marseille, la ville où Robert Blémant, « commissaire de police de 1re classe, 1er échelon, est nommé chef de la Brigade de surveillance du territoire », le 13 décembre 1944. Gaston devient maire en 1953.

Marseille ! La ville, aux mains de la pègre, règle les comptes des années terribles. Au-dessus du lot de l’ordinaire voyoucratie, deux frêres : Antoine et Barhélémy, dit Mémé, Guérini. Ils ont toujours été proches du Parti socialiste. Pendant la guerre, Mémé s’est engagé auprès des résistants, alors qu’Antoine semblait plus effacé. Mais enfin, sur le Vieux Port, leur réputation n’a rien à craindre de l’épuration. Les Guérini sont d’habiles hommes d’affaires. Ils achètent des bars, des clubs, les rénovent, en font des lieux chics peuplés de jolies filles peu farouches.

Pour le commissaire Blémant, c’est le début du grand virage. Le 5 avril 1949, il remet sa démission des cadres de la Sûreté nationale. Patron du cabaret « Le drap d’or », à Paris, il y accueille des membres éminents de la grande truanderie à qui il fournit éventuellement des alibis. Il lui arrive aussi d’effectuer des missions pour le SDECE et la Sécurité militaire, comme à Tanger où l’appellent ses propres affaires. En 1956, il est enfin décoré de la Légion d’honneur au titre de la Résistance, à laquelle s’ajoutent trois croix de guerre. Roger Wibot, qui le retrouve après douze années, lui ouvre les bras : « J’aime, je l’avoue, ces montreurs d’ombre, ces âmes de clair-obscur. »

Mais Antoine Guérini veut éliminer ce rival insolent. Un contrat est lancé sur sa tête. Il n’en a cure : « Il sait […] que la mort d’un homme est inéluctable lorsqu’elle a été décidée par des gens sérieux. » En effet : deux rafales de pistolet-mitrailleur Mat 49 l’expédient ad patres le 5 mais 1965, alors qu’il conduit sa Mercedes toute neuve, près de Marseille. Mémé Guérini avait prédit une « catastrophe » à ceux qui tueraient « le commissaire ». Elle vint rapidement. Les tueurs de Blémant furent systématiquement éliminés, Antoine périt assassiné dans son automobile « bleu-nuit, ornée à ses initiale ». Peu après, Mémé était arrêté, condamné à vingt ans de prison pour la mort du petit malfrat qui avait eu l’impudence de cambrioler la maison de son frère le jour de ses obsèques…

Ainsi s’achève l’itinéraire d’un enfant de France, flic et voyou, un homme parmi les autres, qui exigea de la vie plus que sa part d’apparences, et finit par traverser le miroir où se reflétait un petit César républicain.

Little Caesar (1930), film de Mervyn LeRoy, avec Edward G. Robinson, Douglas Fairbanks, Glenda Farrell. L’ascension et la chute d’un homme qui veut régner sur les gangsters de Chicago.

Un flic chez les voyous: Le commissaire Blémant

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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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