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Dialogue de sourds à la française


Dialogue de sourds à la française

Les “forts en thème” savaient gouverner la France par temps calme. Maintenant qu’elle prend le vent de l’Histoire en pleine face, ils sont perdus. Et nous avec.

La crise française est-elle d’abord une crise des élites ?
Elle l’est pour une part essentielle. La situation n’est pas propre à la France, mais elle est plus vivement ressentie en France qu’ailleurs, en raison du poids que notre histoire et notre modèle politique ont donné à ces élites dans la vie du pays.

Diriez-vous qu’elle affecte les élites toutes catégories confondues ou seulement les élites intellectuelles ?
La particularité des élites françaises est leur forte homogénéité, qui tient largement à leur système de formation. Le vrai régime français, c’est « la république des bons élèves » fabriquée par cette colonne de distillation méritocratique qu’est le système des grandes écoles. Certes, si l’on réunit un professeur de sociologie à la Sorbonne passé par l’Ecole normale supérieure, l’un des ses cothurnes affidés sorti de l’ENA et devenu directeur dans un ministère, un autre énarque de même rang mais pur produit de Sciences Po, et un quatrième, polytechnicien, passé dans le privé après une carrière dans des cabinets ministériels, ils n’auront pas tout à fait la même vision de choses. Il n’en est pas moins vrai que le moule de formation, les modes de pensée et la manière de se situer dans la société française sont remarquablement convergents. S’il est un pays où la notion d’élite au sens intégré du terme fonctionne, c’est la France. C’est beaucoup moins vrai dans d’autres pays où le personnel dirigeant diffère fortement selon les secteurs d’activités – l’économie, la politique, l’administration. Chez nous, tout communique et se mêle. Observez la trajectoire d’un certain nombre de gens : ils ont tout fait, sont passés par toutes les cases de l’échiquier. De ce point de vue, Denis Olivennes, qui a officié dans des cabinets ministériels, le secteur privé et s’apprête à prendre les rênes du Nouvel Observateur, est un cas d’école : il est polyvalent. Tous ne le sont pas, mais cette polyvalence fait la force du modèle.

Alors pourquoi ce modèle est-il en panne ? Que s’est-il passé ?
Le mécanisme est dépassé par les événements. Et cela a engendré un divorce entre élites et citoyens, qui s’explique, assez naturellement je crois, par les limites inhérentes à ce système de recrutement. Par définition, les bons élèves sont très compétents dans l’exposition, l’application ou la mise en œuvre, mais, hors du bagage qu’ils ont reçu, il ne faut pas leur demander d’être créatifs. En conséquence, ils sont incapables de répondre à des situations inattendues ou extraordinaires. Si les élites françaises ont connu leur heure de gloire entre 1945 et 1975, c’est parce qu’elles disposaient d’une vision relativement consensuelle de la modernisation et de la régulation, sédimentée au cours des décennies précédentes, et qui se trouvait correspondre, de surcroît, au génie politique et historique du pays. Avec ce qu’ils avaient appris à l’école, nos « forts en thème » ont fait merveille sur le terrain. En revanche, à partir de 1975, quand il aurait fallu qu’ils s’adaptent à la nouvelle donne mondiale qui était en train de se mettre en place, ils ont raté le coche avec constance. Il n’y avait nulle part d’explication disponible ni de recette sûre. Il fallait les inventer et ça, ils ne savaient pas faire. Tout ce qui était dans leurs moyens, c’était de suivre le mouvement.

Au lieu de quoi ils ont béatement adhéré au dogme de la mondialisation heureuse et de la-seule-politique-possible, ce qui a été fort mal ressenti par tous ceux que cette mondialisation laissait sur le bord de la route.
En effet, faute de discours propre, les bons élèves se mettent alors à l’école de la vulgate internationale qui se propage partout par le biais de l’Europe et des organisations internationales. En très peu de temps, elle s’impose dans les systèmes de formation des élites et avec elle une vision strictement économique du fonctionnement collectif qui se substitue à la formation classique à la française, fondée sur le Droit et les Humanités. Résultat, ces « technos » perdent le contact avec la société française, car cette fois, la tendance générale prend à contrepied l’héritage historique du pays et l’isole dans sa pente naturelle.

Septembre 2008 · N°3

Article extrait du Magazine Causeur



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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