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Détruire, dit-elle


Détruire, dit-elle

Genevieve Fioraso veut faire payer les classes prépas

Nous sommes heureux d’accueillir le blog « Bonnet d’Âne » de Jean-Paul Brighelli, notamment auteur de La Fabrique du crétin (2005) et de La Société Pornographique (2012). Voici le premier article publié sur Causeur de ce grand spécialiste de l’éducation pourfendeur du pédagogisme.

La rédaction

Geneviève Fioraso, actuelle ministre de l’Enseignement Supérieur, n’a pas de pétrole, mais elle a des idées pour faire des économies. « Pourquoi, demande-t-elle (en s’abritant derrière l’anonymat du « cabinet », comme si tout cabinet ministériel ne demandait pas la permission du ministre avant de lever le petit doigt), les élèves de Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles (CPGE) ne paient-ils pas les mêmes droits d’entrée que les étudiants d’université ? La justice ne voudrait-elle pas que ces rejetons de la grande bourgeoisie soient taxés comme leurs petits camarades de fac ? » Soit 181 euros par an en moyenne (il est des universités quelque peu plus gourmandes, mais ne mégotons pas). Une goutte d’eau — 18 euros par mois ouvrable, trois paquets de cigarettes… Cela ferait entrer 9 millions d’euros dans les caisses de l’Etat — Byzance ! Voilà une belle occasion de taxer les riches, puisque chacun sait que les élèves de prépas sont des nantis, des « héritiers », aurait dit Bourdieu.
Remarque préalable : primo, lesdits élèves appartiennent surtout aux classes moyennes, qui descendent régulièrement vers le moyen moins. Ils ont plutôt le cœur à gauche — pour le moment. Coup double : on pourrait faire des économies de bouts de chandelles, et se couper d’une partie de son électorat. Bonne idée. Quant à l’équité d’une telle mesure, elle appartient à cette catégorie de justice génératrice d’injustice — mais qui permet de jolis effets de manches.
Démonstration.

Geneviève Fioraso a brièvement fréquenté une hypokhâgne à la fin des années 1960 (le fait de ne pas avoir été admise en khâgne serait-il une blessure narcissique dont les élucubrations présentes seraient l’écho assourdi mais toujours saignant ?) puis a bifurqué vers la fac, où elle a passé deux maîtrises (éco et anglais) avant d’enseigner ces deux matières durant trois ans (dans les années 1975-1978, et sans jamais passer de concours de recrutement, pour autant que je sache). Puis elle a fait de la politique à temps plein, ce qui la qualifie évidemment pour le poste qu’elle occupe.
Elle devrait donc savoir, en interrogeant ses souvenirs, que les élèves de prépas littéraires sont tous inscrits en fac (par prudence, afin de pouvoir s’y retrouver en cas d’échec, vous connaissez ça, n’est-ce pas, madame…) Ils paient donc des droits, sans rien consommer de l’université : des étudiants de rêve, comme dit fort bien la présidente de Reconstruire l’école, en veine de mauvais esprit sur ce coup — évidemment, je ne la suivrai pas sur le terrain glissant du sarcasme…

Les élèves des prépas scientifiques s’inscrivent rarement en fac (ils sont à peu près sûrs de trouver un débouché dans une école d’ingénieurs), mais ils paient des droits exorbitants pour s’inscrire aux divers concours qu’ils passent — en moyenne, 1000 euros, ce qui, réparti sur deux ans, fait une ponction de 500 euros par an. Et si vous exigiez, madame la ministre, que tous les concours soient aussi peu chers que celui des ENS — qui sont gratuits ? Ça, ce serait intelligent et démocratique… Et si vous exigiez que les élèves, une fois entrés dans telle ou telle école prestigieuse, n’aient pas à payer des frais exorbitants, pouvant monter à plusieurs dizaines de milliers d’euros sur quatre ou cinq ans ? Etonnez-vous que les enfants de pauvres (et dans les pauvres, aujourd’hui, il faut bien inclure les classes moyennes, en paupérisation rapide depuis trente ans, et seules visées par les augmentations de la pression fiscale) hésitent à s’inscrire en prépas et préfèrent les cycles courts…
Ah, mais justement : les « conseillers » de madame Fioraso ont eu également l’idée de faire payer les élèves de BTS…
Admirez le raisonnement : les élèves de prépas, tous filles et fils de bourgeois, comme chacun sait (sauf les 30% de boursiers obligatoires, mais on ne peut pas tout savoir, n’est-ce pas…), doivent payer au nom de la justice sociale, et les élèves de BTS, qui appartiennent massivement aux couches les plus défavorisées, et arrivent souvent de lycées professionnels, doivent payer aussi, au nom de… au nom des petites économies qui permettront d’inviter davantage de journalistes et de syndicalistes à déjeuner rue Descartes. Ma foi, les 9 misérables millions d’euros économisés sur le dos des élèves de prépas, auxquels s’ajouteront les 16 millions d’euros grattés sur ceux de BTS, devraient permettre de faire front.

Le PS, entre autres, avait hurlé à la mort lors de l’affaire des « frais de bouche » des époux Chirac à la Mairie de Paris — 14 millions d’euros entre 1987 et 1995 que Delanoë et la justice ont passés sagement aux pertes et profits. Avec l’augmentation du caviar (j’ai un témoignage personnel sur ce que Petrossian fournissait rue de Grenelle à l’époque d’Allègre), à combien s’élève aujourd’hui l’intendance de la rue Descartes ? Faut bien trouver des pépettes.
Et c’est trop difficile de taxer les gros industriels qui désertent la France et se sentent soudainement belges de cœur et de portefeuille. En d’autres époques, on saisissait les biens des émigrés : je suggère très fort à la ministre de financer l’enseignement supérieur en nationalisant Bernard Arnault — ce que la République a su faire en 1793, la République serait impuissante à l’accomplir en 2012 ?
Et même si le facteur économique est déterminant en dernière instance — ce qu’il est… Encore faudrait-il analyser le retour sur investissement. L’Etat débourse un peu plus de 5000 euros par étudiant et par an (une somme notoirement insuffisante), et près de 15 000 par élève de prépas — qui là aussi, comme en matière d’efficacité pédagogique, devraient constituer le critère. Mais quel est le retour sur investissement des uns et des autres ? Que deviennent les élèves de prépas ? Cadres sup, chercheurs, enseignants, ces enseignants introuvables… Que deviennent les étudiants de fac — en particulier tous ceux qui, entrés là sans bien connaître l’orthographe, en giclent au bout d’un an ou deux ? Et dans les voies scientifiques, où sont les vrais matheux, les physiciens de première bourre, les analystes financiers compétents ? Au bout d’une carrière, lesquels ont le mieux contribué à la richesse de la France et à son rayonnement intellectuel ?
Allons ! Je ne jette pas toutes les facs avec l’eau du bain. Il en est qui ont des résultats remarquables — en gros, toutes celles qui ont su s’affranchir de la vulgate des pédagogies de l’échec, se sont associées à des grandes écoles et proposent des formations d’excellence parallèles. Notre crédibilité internationale est à ce prix.

Tout cela, au fond, c’est de l’anecdotique. Ce qui gît au cœur d’une telle hypothèse (qui en restera à l’hypothèse, rassurons-nous), c’est la haine invétérée des crétins pour tout ce qui, à leurs yeux, appartient à une quelconque élite — le gros mot par excellence. Volupté de l’égalisation par le bas, chère au SE-UNSA et au SGEN, qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Le SNES hurle à la mort avec raison, et le SNE-Sup attendait certainement du ministère d’autres mesures qu’une économie symbolique de 9 millions d’euros : j’ai dans l’idée que la FSU version Bernadette Groison n’a pas sur la Gauche le niveau d’influence que la FSU version Gérard Aschieri avait su conquérir sur la Droite. Les élèves de prépas sont triés sur le volet ? Scandale. Ils travaillent mieux ? Scandale. Ils réussissent mieux ? Scandale. Ils sont une tradition spécifiquement française ? Scandale.

Mais j’ai parlé de tout cela il y a deux ans dans Tireurs d’élite. On veut supprimer les prépas (et l’agrégation, autre niche d’élitisme invétéré) au nom de l’égalitarisme, qui est à l’égalité ce que le McDo est au tournedos Rossini — et qui produit plus d’inégalités réelles que l’élitisme le plus forcené n’en généra jamais.
Dois-je rappeler à la Gauche que tant des siens furent par le passé de vrais intellectuels — et de bons élèves ? Que Blum avait publié dans sa jeunesse un Stendhal et le beylisme qui rappelle que l’intelligence est la condition nécessaire du bonheur ? Que les khâgnes et les ENS (dont sortait Blum, justement) furent longtemps le laboratoire des minorités agissantes ?
Mais d’où sortent les conseillers de Geneviève Fioraso ? Un seul d’entre eux est titulaire du CAPES, aucun apparemment n’a fréquenté l’agrégation. Après tout, on ne méprise bien que ce que l’on ne connaît pas.
La transmission essentiellement verticale à l’œuvre dans les prépas n’a évidemment rien à voir avec le « socle commun » cher à l’UNSA ou la pédagogie interactive promulguée par le SGEN et ses affidés — sans compter que la sélection par le travail et les exercices chiffrés n’est pas très populaire dans ces milieux où la nullité ambiante plaide pour le renoncement aux notes, si traumatisantes comme chacun sait.
Fallait-il absolument conserver ce Ministère des Universités ? Ma foi, Vincent Peillon aurait peut-être pu chapeauter l’ensemble de l’Enseignement français : ces propositions aberrantes sont l’écho d’une rivalité très ancienne entre la rue de Grenelle, qui contrôle tout ce qui touche aux lycées (donc les prépas et les BTS), et la rue Descartes, qui voudrait bien s’annexer ces secteurs qui marchent, et les budgets afférents.

*Photo : Parti socialiste (Geneviève Fioraso).



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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