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Le chant profond de Vargas Llosa

"Je vous dédie mon silence" (Gallimard, 2025)


Le chant profond de Vargas Llosa
Mario Vargas Llosa © Samuel Sanchez/Newscom/SIPA

Le dernier roman de Mario Vargas Llosa, au titre prémonitoire de Je vous dédie mon silence, est paru en France avant l’été, deux mois seulement après son décès à Lima…


C’est un livre singulier, dans la bibliographie de l’auteur de La Ville et les Chiens (1963), une nouvelle incarnation littéraire de lui-même, avec un message politique inédit chez celui qu’on prenait jusqu’alors pour un grand libéral.

Je vous dédie mon silence est un vaste panorama de la musique de son pays natal, avec en vedette la fameuse valse péruvienne. Cette valse, écrit Vargas Llosa, « au-delà des préjugés et des anathèmes, unirait les Péruviens et leur donnerait un robuste socle musical sur lequel, sans que personne l’exige, se forgerait ce lien entre tous les fils de cette terre ». On comprend rapidement tout l’enjeu de cette forme artistique du folklore national, que Vargas Llosa va illustrer par l’histoire de Toňo Azpilcueta, journaliste expert en musiquedite « criolla » (au sens de « autochtone et authentique », nous explique le glossaire).

Lalo Molfino, un guitariste bizarre

L’histoire narrée par Vargas Llosa est simple et très belle. Au fil de ses déambulations dans le Lima underground et interlope, à la recherche de musiciens d’exception, Toňo tombe un soir sur un guitariste du nom de Lalo Molfina qui le stupéfie. Il se trouve que ce sera son dernier concert, puisque le prodige meurt, quelques semaines plus tard, dans un hôpital réservé aux pauvres. Toňo apprend la nouvelle avec émotion, et il décide d’enquêter sur cette figure mystérieuse, que très peu ont connue. « Je vous dédie mon silence », ce sont les paroles d’adieu de Lalo Molfino à la chanteuse Cecilia Barraza, qui a brièvement travaillé avec lui. Elle confie à Toňo : « c’était un génie à la guitare, mais quelqu’un d’étrange, de très bizarre ». Elle ajoute : « Il s’enfermait dans sa chambre d’hôtel pour remplacer les cordes de sa guitare et l’accorder. Il y passait toutes ses journées. »

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Une somme sur la musique criolla

Dès lors, Toňo va tenter de rassembler le plus grand nombre possible de témoignages sur Lalo Molfino. Il a le projet d’écrire un livre dans lequel, tout en retraçant la biographie de l’éphémère guitariste, il exposera son propre savoir musicologique sur la musique criolla, la passion de sa vie.Toňo se rend en car dans la ville natale de Molfino, une petite bourgade péruvienne perdue au fin fond du territoire. Toňo y rencontre de rares témoins de la vie de Molfina, dont l’un lui raconte sa naissance cauchemardesque dans la décharge pestilentielle d’un bidonville. « Vous voulez dire que la mère l’a abandonné là, au milieu des ordures ? Pour être mangé par les rats ? », s’exclame Toňo, lorsqu’il apprend cela. Cette naissance, dans des conditions aussi épouvantables, me fait penser à celle d’un autre personnage de roman, le « nez » Jean-Baptiste Grenouille, l’anti-héros génial du célèbre roman Le Parfum de Patrick Süskind, paru en 1986. Le sieur Grenouille était venu au monde dans « l’endroit le plus puant de tout le royaume », écrit Süskind.Sa mère se débarrasse de Grenouille, qu’elle croit mort, en le dissimulant sous des détritus, mais un passant entend pleurer le nouveau-né et le sauve. La mère, condamnée pour infanticide (tous ses enfants ont disparu ainsi), sera décapitée. Ainsi naquit Grenouille, être d’exception — et ainsi naquit d’une manière presque identique Lalo Molfino, comme si la naissance des génies devait toujours excéder la norme.

L’identité péruvienne

Toňo Azpilcueta écrira donc un livre sur Lalo Molfino, ou plus précisément à partir de lui. En effet, il voudrait en profiter pour faire aussi un portrait global du Pérou, traquer son identité perdue. Son livre-manifeste devra répondre aux questions que l’homme péruvien se pose en tant que « métis ». Chez un littéraire comme Vargas Llosa, cela passe beaucoup par le vocabulaire, de manière très légitime. Ainsi, pour caractériser le chant profond de Lalo Molfino, Vargas Llosa décortique savamment un mot typique du Pérou, « huachaferίa » qui, à la base, signifie « comportement de mauvais goût ». Mais Vargas Llosa tente une explication plus poussée. Pour lui, huachaferίa, c’est surtout « une autre façon de comprendre le monde, quelque chose de plus naïf et de plus tendre, de moins recherché mais de plus intuitif et caractéristique de chaque classe sociale ». En somme, cette attitude typique pourrait ressembler à une sorte de sprezzatura des antipodes.

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Ce qui frappe dans Je vous dédie mon silence, c’est la rupture de ton avec les grands romans de Vargas Llosa. Ici, on sent qu’il n’a plus rien à prouver, ni de temps à perdre, et qu’il se laisse porter par son inspiration et sa gouaille de vrai Péruvien. Il ne boude pas son plaisir à revenir une nouvelle fois au Pérou, sa patrie, son chez-soi, et à y parler musique plutôt que rapport de force entre hommes d’État. Néanmoins, ce roman conserve une indiscutable portée politique, à l’image de son héros, Toňo Azpilcueta, attaché aux traditions, et toujours à la recherche d’un Pérou renaissant de ses cendres. Comme il le dit : « N’avait-on pas besoin maintenant plus que jamais, d’un livre qui unisse le Pérou ? » Cette question que pose Vargas Llosa, grand cosmopolite devant l’Éternel, n’est-elle pas celle aujourd’hui que tous les peuples devraient se poser ? Le « chant profond », c’est aussi cela, avec sa dimension politique inévitable qui s’ajoute à la fascination culturelle.

Mario Vargas Llosa, Je vous dédie mon silence. Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort. Éd. Gallimard, 286 pages.



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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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