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De Sarajevo à Srebrenica

La Bosnie vingt-cinq ans après la guerre


De Sarajevo à Srebrenica
Vue de Novo Sarajevo

Un mois avant que le Covid-19 nous confine dans nos logements, Alexis Brunet s’est rendu à Sarajevo. De 1992 à 1996, les habitants de la « petite Jérusalem » ont été assignés à résidence. Reportage.


À quarante minutes de Zagreb en avion, la ville de Sarajevo. La sobriété de  l’aérodrome sarajévien tranche agréablement avec l’extravagance du mondialisme tapageur de l’aéroport de Roissy. Le long des propres avenues du « Novo Sarajevo », commerces de l’Occident – MacDonald’s, Zara etc – côtoient d’austères bâtisses de l’ère socialiste. « Après que Gravilo Princip a tiré sur l’Archiduc François Ferdinand sur le pont latin, des gens l’ont amené jusqu’ici pour essayer de le sauver. L’Archiduc est mort juste en face de la maison », m’assure mon hôtelier, un Sarajévien plutôt épais d’une cinquantaine d’années. L’attentat eut lieu le 28 juin 1914. Peu avant de succomber au tir qui atteignit son cou, l’Archiduc suppliait sa femme Sophie Chotek, visée par une balle à l’abdomen, de rester en vie pour leurs enfants. « Ce n’est rien », lui rétorqua-t-elle six ou sept fois avant d’agoniser. Quelques mois après, l’Europe puis le monde s’embrasaient. L’histoire du XXème siècle est née à Sarajevo. 

Quand résonne l’appel du muezzin dans « la petite Jérusalem », les cloches des cathédrales viennent lui prêter main forte. À l’avant-garde de la sempiternelle « diversité », la capitale bosniaque fut jadis un laboratoire de cohabitation entre l’Église catholique, sa cousine orthodoxe et l’islam. En 1541, la ville accueillit également des Séfarades, descendants des Juifs boutés hors de la péninsule ibérique un siècle plus tôt. Au XVIIème, ceux-ci furent rejoints par leurs cousins ashkénazes. À la veille de la seconde guerre mondiale, les Juifs représentaient alors près de 20 % des Sarajéviens. Quelle est aujourd’hui la confession principale ? Lors du recensement de 2013, 84 % des Sarajéviens déclaraient être musulmans. Dans le « Novo Sarajevo » cependant, on ne croise pas plus de femmes en hiijab qu’à Paris. Et dans la vieille ville, on n’en voit guère autant qu’à la Gare du Nord et son contingent de barbes, de foulards et djellabas. L’héritage d’une longue histoire qui débute avec la conquête de Jules César ? Toujours est-il que la Bosnie-Herzégovine fut colonisée par les Romains. 

En 395, l’Empire Romain se scinde. Si elle est alors convoitée par Constantinople, c’est finalement Rome qui est l’heureuse gagnante de l’actuelle Bosnie-Herzégovine. En 499, les Ostrogoths conquièrent la région, dont Sarajevo. À l’époque médiévale, la ville est à la croisée de Byzance, de la Serbie, de l’Église romaine ou de la Croatie. Au XVIème siècle, les Ottomans s’en emparent, en compagnie de leur très fidèle Coran. Sous le règne de Soliman le Magnifique, le gouverneur Gazi Husrev-Begova va développer la ville et la chamarrer de minarets. La tutelle ottomane durera jusqu’en 1878. L’esprit de conquête turc s’est-il pour autant évaporé ? En mai 2019, empêché par plusieurs pays de l’Union européenne de tenir des meetings chez eux, un certain Recep Tayyip Erdogan rassemblait des milliers de Turcs d’Europe à Sarajevo. Si une partie de la population s’en indigna, y voyant l’expression d’un « néo-ottomanisme », Bakir Izetbegovic, homme politique bosniaque musulman alors membre de la tri-présidence bosnienne, appelait la foule à voter pour Erdogan, « un homme que Dieu vous a envoyé ». 

Centre ville de Srebrenica
Centre ville de Srebrenica

Actuellement, 51 % des Bosniaques seraient de confession musulmane. Durant la guerre civile, des milliers de moudjahidin – dont une poignée de franco-algériens – partirent appuyer leurs « frères » bosniaques contre les « infidèles » serbes et croates. L’atrocité de leur façon de procéder ira jusqu’à horrifier les prisonniers de guerre serbes. Aujourd’hui, qu’en est-il de l’appel du djihad vers le Proche et Moyen-Orient ? Entre 2012 et 2016, environ 300 Bosniaques seraient partis en Syrie et en Irak[tooltips content= »« La Bosnie prépare le rapatriement de 30 à 40 de ses ressortissants de Syrie », Le Figaro, 03 décembre 2019″](1)[/tooltips]. À titre de comparaison, LCI évoquait en 2017 le nombre de « 693 Français adultes dans la zone irako-syrienne, ainsi que 504 enfants ». Si le bosnien, croate, serbe, serbo-croate, monténégrin – rayez les mentions inutiles – parlé en Bosnie a emprunté des mots au turc, il en a peu emprunté à la langue du Coran. Désormais, les Arabes s’intéressent au pays : depuis 2017, une ligne d’avion relie directement Doha à Sarajevo. Ainsi pendant l’été, les émirs peuvent fuir leur bouillon de soleil pour goûter aux joies du climat tempéré. En face de la bibliothèque Gazi Husrev-Begova, la plus ancienne institution culturelle de Bosnie, une plaque offerte par le Qatar le 15 janvier 2014 rappelle que l’Émirat a fortement investi dans la rénovation de la bibliothèque. 

Dans la vieille ville imprégnée de l’ère ottomane, bars à chicha côtoient café turcs et babioles d’inspiration orientale. Mis en soif par des heures de flânerie, je trouve mon bonheur dans ce dédale de ruelles : un restaurant proposant de la « Sarajevska » – la bière locale – à la pression et des plats bosniaques à la viande certifiée halal (!). « Ce n’est pas courant n’est-ce pas ? » me lance la patronne – une petite femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux courts et au ventre épais – devant mon indissimulable stupéfaction. Sur les murs du bistrot, des toiles rappellent l’orientalisme d’Eugène Delacroix. Elles sont l’œuvre « de Paja Jovanovic, m’informe mon hôtesse, un fameux peintre serbe du XIXème siècle ». Deux hommes de la quarantaine font alors irruption pour prendre un thé. « D’où venez-vous ? », leur demande l’aimable patronne. « D’Arabie Saoudite », répondent les deux hôtes. Le commerce adoucit les mœurs, écrivit Montesquieu.

Les écolos ne l’ignorent pas, Sarajevo est située dans une cuvette. À partir du 5 avril 1992, elle fut assiégée pendant quarante-quatre mois. Dans Sarajevo, portrait d’une ville du dedans, paru en 1994 [tooltips content= »Éditions Connectum, 2017. Première édition : Durieux, Zagreb, 1993″](2)[/tooltips], l’écrivain local Dzevad Karahasan y perçoit un caractère médiéval : « depuis le début du siège, l’armée populaire yougoslave a coupé l’eau et le courant ; elle ne laisse entrer ni vivres, ni médicaments, ni combustibles, ni produits de base indispensables pour le maintien d’une certaine hygiène. Cette méthode a été pour la première fois utilisée […] dans la guerre qui opposa le roi de France et le comte Simon de Montfort aux Cathares », assure-t-il. Le long de la portion de voie rapide M18, des immeubles pour petites gens portent toujours des marques de balles. Encore maintenant, la voie rapide est surnommée Snajperska Aleja (Allée des Snipers). 

Immeuble de Snajperska Aleja
Immeuble de Snajperska Aleja

À quelques encablures de l’avenue, se dresse modestement la mosquée Maghribia. Dzevad Karahasan rappelle pourquoi si éloignée du Maghreb, cette mosquée porte ce nom curieux : sous l’empire ottoman, elle était située à l’extrême limite de la ville. Dans la nuit du 27 au 28 mai 1992, elle même et Marindvor, le quartier qui l’entoure, furent mitraillées aux tirs de roquettes et à l’arme lourde. La mosquée en perdit son toit et son minaret. Aujourd’hui, toit et minaret sont revenus. En revanche, rien d’avenant à errer dans ce quartier à la nuit tombée. Sur le parking qui jouxte la mosquée, quelques gamins zonent sur une rampe de skateboard qui ploie sous de mauvais graffitis. Au rez-de-chaussée d’un immeuble dégoulinant de tags du même style et criblé de trous, une femme d’une soixantaine d’années fume une cigarette à sa fenêtre. 

« Il n’y jamais eu de bombes ici », m’assure un monsieur aux cheveux blancs entre deux verres. Dzevad Karahasan évoque pour sa part « des destructions hallucinantes ». Au vu de la sérénité apparente des Sarajéviens, difficile d’imaginer la détresse des quatre années de siège. « Beaucoup de gens n’ont pas tiré les leçons de la guerre, quatre années où on n’avait pas à manger et où tous les jours des gens mourraient », déplore pourtant Enisa, chez qui je me fournis en café bosniaque et en thé turc. « Le problème, c’est qu’une partie des Serbes nie l’existence des massacres comme celui de Srebrenica », me lâche cette pétillante quinquagénaire qui confie être orthodoxe. 

À six heures du matin, le discret appel du muezzin vient assister mon réveil. Sur la route de montagne en direction de Srebrenica, des pavillons semblant tirés de « Twin Peaks » côtoient des immeubles délaissés. Passée la bourgade de Kladanj, à l’est de Sarajevo, des pins parsemés de flocons s’érigent pour chatouiller un ciel dégagé. Sitôt montée dans le bus au village suivant, une vieille dame m’offre des beignets de viande bovine. Tandis que nous continuons à zigzaguer vers l’est, les montagnes se font moins imposantes, le paysage s’obscurcit, les bâtisses industrielles à l’abandon prolifèrent. Nous arrivons alors à Brahunac, petite ville à l’allure oubliée et au parfum de l’Est décuplé. 

Vingt-cinq ans après la guerre, Srebrenica dégage encore une désolation certaine. De vieux squelettes d’immeubles en ruines qui tiennent miraculeusement debout côtoient des maisons édentées d’où pend du linge aux fenêtres, tels les fantômes d’un lourd passé qui hantent des temps plus cléments. Alors qu’elle était sous protection de l’ONU, Srebrenica fut quotidiennement bombardée. En 1991, elle comptait au moins 36 000 habitants. Aujourd’hui, elle n’en compte même pas la moitié. Sur un modeste terrain de football en béton, des gamins goûtent aux joies du ballon. À côté, des tours d’où pend du linge à chaque fenêtre, et aux pieds desquels s’entassent des bûches de bois à chauffer, feraient passer certaines cités HLM du film Les Misérables pour des havres de prospérité. « Comme il n’y a pas de travail ici, les gens partent à Sarajevo ou à Belgrade », me souffle le chauffeur de taxi qui me mène au Mémorial, à sept kilomètres du centre-ville. 

« Le passé doit être retenu par la manche comme quelqu’un qui se noie. Ce qui fut n’a, dans l’être, que la place que nous lui donnons. Les défunts sont sans défense, et dépendent de notre bon vouloir », a écrit Alain Finkielkraut dans Une voix vient de l’autre rive. D’après le Mémor

Cimetière du Mémorial de Srebrenica
Cimetière du Mémorial de Srebrenica

ial de Srebrenica, au moins 8372 hommes et adolescents ont été méthodiquement tués du 13 au 19 juillet 1995. Dans le cimetière, des stèles musulmanes blanches se dressent à perte de vue. En face, un hangar accueille la salle du Mémorial. Au fond, des clichés d’hommes en pleine force de l’âge la peau sur les os, viennent nous rappeler qu’à peine cinquante ans après la barbarie nazie, des camps sont réapparus en Europe, à 1400 kilomètres de chez nous. 

En septembre 2015, la justice de Belgrade lançait son premier procès sur le massacre contre huit hommes de son pays, dont un commandant surnommé « Nedjo le boucher ». En octobre 2016, Srebrenica a choisi comme maire un Serbe dénommé Mladen Grujicic qui refuse que le massacre soit qualifié de génocide. En avril 2019, Milorad Dofdik, actuel membre serbe de la tri-présidence bosnienne, déclarait pour sa part à la télévision serbe RTRS que les Bosniaques « essaient de bâtir le mythe de Srebrenica. C’est un faux mythe, ce mythe n’existe pas ». Dans un des rares troquets ouverts, des airs d’accordéon à la télévision. À la table d’à côté, un petit homme au poil grisonnant et à la moustache de sultan enchaîne les verres cul sec d’eau-de-vie.  Suite au sixième, il fait éteindre la télévision pour brancher son smartphone à tue-tête. Il m’invite alors à y contempler la chanteuse bosniaque, une jolie fleur aux yeux noirs et aux cheveux coiffés d’un couvre chef à la turque. « C’est de la bonne musique bosniaque et la chanteuse est très sexy ! » s’enflamme-t-il en anglais avant de mimer un geste d’ébats amoureux. « Il va voir une prostituée », me livre le patron sur le ton d’une confidence sitôt notre sultan parti du café. 

Sur les hauteurs de Sarajevo, une maison est à vendre. Le fameux « for sale » y est traduit en arabe en bas du panneau. « Les Arabes aiment venir ici, surtout en été car il y fait moins chaud que chez eux. Ceux qui ont de l’argent, les Saoudiens, achètent des maisons sur les hauteurs de la ville. C’est bon pour les affaires », m’affirme Enisa, ma vendeuse de café, qui ne semble pas s’inquiéter d’une possible bigotisation des Sarajéviens musulmans au contact de ceux qui s’imaginent détenir le monopole de la pureté. En revanche, « les hommes politiques qui veulent nous séparer par ethnie ou par religion », cela semble la préoccuper. Nous convenons alors que l’exacerbation des identités peut être désastreuse à l’équilibre des sociétés. « Nous sommes en Bosnie ici, ce n’est pas l’endroit pour brandir des drapeaux serbes ou d’ailleurs, ce n’est pas normal », ajoute-t-elle. Difficile de ne pas songer aux drapeaux algériens ou marocains régulièrement brandis dans nos manifestations.

De 1992 à 1996, à 1400 kilomètres de chez nous, des milliers d’hommes, femmes et enfants ont été tués en raison de leur nom de famille ou de leur confession – réelle ou supposée. Près de trente ans après, les assignateurs à résidence identitaire promeuvent le développement séparé dans la terre du défunt maréchal Tito. En France, tandis qu’un humoriste déclarait en octobre 2019 que « les musulmans ne sont pas dans un projet d’assimilation » [tooltips content= » Déclaration de Yassine Belattar, le 27 octobre 2019, lors du « rassemblement contre l’islamophobie » à Paris »](3)[/tooltips], des responsables politiques veulent séduire le « vote musulman » et considèrent les Français de confession musulmane comme une communauté. À travers cette essentialisation des Français musulmans, ils jouent le jeu des islamistes et préparent le nid de la « balkanisation » à la française. Les « décoloniaux » ou autres identitaires qui s’amignonnent le nombril ne sont pas en reste, nous divisant en fonction de notre origine ethnique, de notre sexualité ou de notre confession supposée, nous menant toujours plus vers le morcellement de notre société. « Srebrenica devrait être le symbole de ce qui est arrivé, et peut arriver à nouveau », a déclaré Ron Haviv, un photojournaliste américain ayant couvert la guerre des Balkans. « Ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies, les nôtres aussi », nous avait déjà prévenu Primo Levi. Y compris chez nous, en effet.



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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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