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Etats-Unis: Constitution contre Constitution

Entretien avec Christopher Caldwell


Etats-Unis: Constitution contre Constitution
Christopher Caldwell est journaliste (Claremont Review of Books, New York Times, Commentary), membre du comité de rédaction de Commentaire et l’auteur d’Une révolution sous nos yeux (L’Artilleur) et The Age of Entitlement (Simon & Schuster). © HANNAH ASSOULINE

Pour l’éminent journaliste et écrivain américain, la cancel culture est l’aboutissement du mouvement pour les droits civiques des Noirs. Cette grande cause a eu pour conséquence l’affaiblissement de la Constitution et la montée en puissance des juges. Les nombreuses décisions des tribunaux au cours des ans en faveur des femmes, des homosexuels, des transgenres ont crééune deuxième constitution dont la vague de folie « woke » est le dernier résultat.


Causeur. Dans votre dernier livre[tooltips content= »The Age of Entitlement: America since the Sixties, Simon & Schuster, 2020. »](1)[/tooltips], vous expliquez que toute l’histoire politique et sociale des États-Unis depuis plus de cinquante ans est marquée par le conflit entre deux constitutions. La première est celle que tout le monde connaît et qui date de la fondation du pays, et l’autre celle qui résulte de la législation des droits civiques dans les années 1960.

Christopher Caldwell. Au début des années 1960, le grand défi politique était de trouver un moyen d’en finir avec la subordination des Noirs, surtout dans le sud des États-Unis. Il s’agissait spécifiquement des Noirs, pas des minorités en général. Cependant, on n’avait pas attendu la législation sur les droits civiques pour condamner moralement ces injustices historiques et pour chercher à les corriger. D’ailleurs, le livre récent de Robert Putnam[tooltips content= »Robert D. Putnam (avec Shaylyn Romney Garrett), The Upswing, Swift, 2020. »](2)[/tooltips] montre que, pendant toute la première moitié du XXe siècle, les Noirs avaient plus progressé que les Blancs en termes économiques et sociaux. Ce qui change, avec le Civil Rights Act de 1964, c’est que, pour améliorer la condition des Noirs, on a attenté à la Constitution, en particulier aux libertés inscrites dans le premier amendement : liberté de religion, d’expression, d’association et de pétition.

De quelle façon ?

Certes, le Civil Rights Act a obligé tous les lieux recevant du public à s’ouvrir à tous, indépendamment de la race. En dehors de certaines parties des États du Sud, cette mesure n’était pas du tout controversée. Mais la loi a aussi créé de nouveaux délits de discrimination privée, autorisant des associations à poursuivre en justice des particuliers. Des dizaines de milliers de bureaucrates fédéraux ont ainsi été habilités à évaluer toutes les activités du gouvernement et des entreprises qui lui sont liées au regard de l’égalité raciale et à intenter des procès aux contrevenants. Petit à petit, les tribunaux se sont arrogé de plus en plus de pouvoirs sur les interactions entre particuliers ; ils ont élargi la gamme des infractions qualifiées de « discriminations » et assoupli les normes de preuve, moins exigeantes. En 1971, un jugement célèbre contre une société d’électricité (Griggs v. Duke Power Co.) a montré que l’on pouvait être tenu pour responsable de discrimination même pour une action de caractère non racial. Très rapidement, le délit de discrimination s’est appliqué à n’importe quel environnement considéré comme « hostile », voire à l’expression d’une opinion non conformiste. Ainsi en sommes-nous arrivés à cette culture de dénonciation et d’inquisition, bref à cette « cancel culture », que nous connaissons aujourd’hui.

Mais comment ces lois en sont-elles arrivées à concurrencer la Constitution ?

Avec l’accélération de l’immigration et la révolution sexuelle, d’autres groupes ont exigé une protection législative semblable à celle dont avaient bénéficié les Noirs. Désormais, pour changer la loi, on n’a plus besoin d’emprunter la procédure traditionnelle et de convaincre une majorité d’élus : il suffit qu’un juge affirme qu’un groupe souffre d’une injustice pour que la loi soit de facto modifiée. Ainsi, des militants hispaniques se sont appuyés sur la loi de 1964 pour revendiquer et obtenir le droit à l’enseignement en langue espagnole. Des raisonnements similaires ont abouti à accorder des droits spécifiques aux homosexuels, puis en 2020 aux transgenres, à travers une décision de la Cour suprême rédigée par un juge nommé par Trump. De plus en plus de groupes – les minorités ethniques, les femmes, les gays… – ont contribué à transférer des pouvoirs de la vieille Constitution, démocratique et représentative, ratifiée en 1788, à cette cryptoconstitution plus bureaucratique et judiciaire. Mécaniquement, une catégorie de citoyens s’est retrouvée sous-représentée et exclue de la protection des droits civiques : les hommes blancs hétérosexuels, surtout les plus pauvres et les moins diplômés – car les riches trouvent toujours le moyen de s’en sortir. C’est ce groupe qui a voté majoritairement pour Trump en 2016.

Avant d’aborder la présidence de Trump, quel est le lien entre ce conflit des constitutions et la mondialisation, qui a appauvri ce même groupe d’électeurs ?

Le Civil Rights Act de 1964 a eu un coût économique très important, l’égalité des chances exigée par la loi ayant été rapidement interprétée comme une égalité de résultats. Pour égaliser les conditions sociales entre Noirs et Blancs, le président Lyndon B. Johnson a lancé un programme massif de dépenses publiques appelé la « Grande Société ». Des sommes colossales ont été dépensées en prestations sociales, s’ajoutant aux allocations chômage, et à la construction de logements sociaux. Louable intention, mais beaucoup de ces projets immobiliers, comportant des tours d’habitation, se sont révélés moins durables que les HLM françaises. L’exemple classique est celui du quartier Pruitt-Igoe, à Saint-Louis, construit dans les années 1950 et démoli entre 1972 et 1976. Des chercheurs de The Heritage Foundation, un think tank conservateur, ont calculé que, entre 1964 et 2014, la grande campagne contre la pauvreté et l’inégalité a coûté au contribuable américain 22 000 milliards de dollars, trois fois plus que le coût total de toutes les guerres de l’histoire des États-Unis[tooltips content= »Rachel Sheffield, Robert Rector, « The War on Poverty after 50 Years », The Heritage Foundation, 2014. »](3)[/tooltips]. Ces dépenses, qui servaient à acheter la paix sociale, ont favorisé le clientélisme politique. Seulement, les électeurs étaient de moins en moins disposés à payer les impôts nécessaires au financement de ces dépenses. L’aboutissement de cette évolution, c’est l’élection de Ronald Reagan qui, dans les années 1980, réforme la fiscalité et accepte que l’État soit en déficit quasi permanent. Pour maintenir ses finances à flot, le pays ouvre grand ses portes à des ouvriers du tiers-monde, qui travaillent pour moins cher, et permet la délocalisation des usines. Le coût de l’égalité des droits civiques est en partie responsable de la situation où nous sommes aujourd’hui.

Signature du Civil Rights Act par Lyndon B. Johnson, en présence de Martin Luther King et de militants des droits civiques, Maison-Blanche, 2 juillet 1964. © Wikimedia
Signature du Civil Rights Act par Lyndon B. Johnson, en présence de Martin Luther King et de militants des droits civiques, Maison-Blanche, 2 juillet 1964. © Wikimedia

Peut-être, mais ces mesures sont difficilement contestables sur le plan politique, sinon moral.

Le problème est précisément qu’elles inhibent toute possibilité de contestation. Les textes législatifs ne limitent pas explicitement la liberté d’expression, mais leur mise en œuvre concrète a inéluctablement conduit à la restreindre. D’ailleurs, le but de mon livre est de mettre au jour la généalogie qui va de la marche sur Washington de Martin Luther King de 1963 à la cancel culture de notre époque. Il est significatif que vous souleviez côte à côte le « politique » et le « moral » : ce sont deux sphères distinctes, mais les droits civiques les confondent à tel point qu’il est impossible de les démêler. Encore une fois, le Civil Rights Act représentait une révolution bien plus politique que morale. Les prémisses morales étaient déjà acquises : tout le monde était d’accord sur le fait que l’inégalité raciale tolérée par le gouvernement violait les principes constitutionnels et chrétiens des États-Unis. Reste que, jusqu’à la loi de 1964, quand les autres principes constitutionnels que sont la liberté d’expression et d’association entraient en contradiction avec le principe d’égalité, les premiers prévalaient. Après un demi-siècle de jurisprudence, c’est le contraire : tout l’édifice normatif est soumis à l’antiracisme, et, au-delà, au féminisme, à l’immigrationnisme… Toute institution, tout groupe organisé dont la composition démographique ne reflète pas celle du pays peut être sanctionnée par un juge. Par conséquent, la cancel culture n’est pas un dévoiement des droits civiques, mais l’aboutissement de leur application.

Si l’élection de Donald Trump en 2016 s’explique largement par le sentiment d’aliénation des classes ouvrières blanches dans la mondialisation, a-t-il apporté des solutions ?

Je ne parle pas des événements post-2016 dans mon livre, qui n’est ni un manifeste ni une polémique, mais un essai historique. Cependant, à la lumière de mon analyse, on peut dire que le programme électoral de Trump était conçu pour parler à ces laissés-pour-compte. Chaque fois qu’il a dû faire un choix, il a choisi moins de mondialisation au lieu de plus. Ses mesures économiques ont eu un effet positif à partir de 2017 : à rebours de la tendance générale depuis trente ou quarante ans, les revenus des 10 % les plus riches ont stagné tandis que ceux des 25 % les moins riches ont progressé rapidement. Tout s’est effondré avec l’arrivée du coronavirus. En revanche, Trump n’a pas du tout démantelé les structures juridiques et bureaucratiques qui mettent en œuvre la deuxième constitution.

De quelles structures s’agit-il ?

De nos jours, l’aspect le plus visible de la législation des droits civiques est le politiquement correct. La plupart des Américains pensent qu’il s’agit d’une transformation culturelle initiée par des courants intellectuels comme le poststructuralisme français. En réalité, c’est bien plus un ensemble très complexe de règles, de décisions et de précédents juridiques qui s’appliquent aux institutions publiques comme aux entreprises privées, régissant la façon dont elles traitent les minorités pour lesquelles elles doivent créer un environnement accueillant. Chaque fois qu’il faut statuer sur une question – par exemple, une école a-t-elle le droit de ne pas embaucher une institutrice transgenre ? –, l’affaire est toujours réglée dans le sens progressiste. Il est facile de se plaindre des résultats, mais il est très difficile de comprendre les subtilités légales du système et de défaire l’édifice juridique. Trump n’a jamais eu la patience ou la finesse nécessaires pour aborder cette tâche. Sous sa présidence, le politiquement correct a fait des progrès immenses, beaucoup plus même que sous Obama. On n’a qu’à considérer le mouvement #Metoo, la réaction des entreprises et des universités aux manifestations BLM, ainsi que l’intégration des droits des transgenres à l’ensemble de ceux que le gouvernement fédéral fait respecter de manière inflexible.

Pourtant, Trump a nommé un grand nombre de juges…

Certes, il a nommé trois juges à la Cour suprême, mais leurs noms figuraient sur une liste préparée par un institut regroupant des magistrats et avocats conservateurs, The Federalist Society, et The Heritage Foundation. Leur conservatisme vieux jeu, antérieur à Trump, est plus préoccupé des libertés des hommes d’affaires que du droit d’une féministe radicale de faire virer de son université un historien de l’armée des États confédérés. Trump a nommé aussi des juges aux tribunaux fédéraux inférieurs, ce qui pourrait avoir un plus grand impact sur le système. Cependant, il importe moins de changer les personnes qui interprètent la loi que de changer la loi elle-même. Depuis vingt ans, l’administration américaine fonctionne avec des ordres exécutifs de la Maison-Blanche (équivalents de nos décrets), car le Congrès est tellement divisé qu’il est très difficile d’adopter de nouvelles lois. Trump n’a pas fait de tentative pour modifier la législation sur les droits civiques.

Christopher Caldwell © HANNAH ASSOULINE
Christopher Caldwell © HANNAH ASSOULINE

Donc Donald Trump n’a pas été le grand défenseur de la Constitution. Mais diriez-vous, comme beaucoup de commentateurs, que la fin de son mandat a causé du tort à la Constitution ?

La procédure d’impeachment lancée contre lui (qui pourrait, si elle aboutissait, l’empêcher de se présenter à nouveau) est en effet prévue quand le président est accusé de commettre des actes portant atteinte à la Constitution. Ce n’était pas le cas pour les tentatives précédentes de destituer Trump, à propos de la prétendue collusion avec la Russie et du coup de téléphone ukrainien, tentatives peu convaincantes au demeurant. L’assaut contre le Capitole est plus ambivalent. Les événements eux-mêmes ont été indubitablement choquants. Mais l’important est de savoir si les paroles prononcées par Trump à l’intention de ses supporteurs traduisaient une volonté de les pousser à commettre des actions criminelles. Si cette affaire était jugée devant un tribunal normal, les membres du jury seraient probablement divisés. Reste que, cette fois, l’accusation est à prendre au sérieux. Encore plus inquiétant sur le plan constitutionnel est le coup de fil du 2 janvier au cours duquel Trump a essayé de faire pression sur le secrétaire d’État de Géorgie pour qu’il révise le résultat des élections présidentielles dans son État. Qu’il croie que l’élection ait été volée ou non, un président ne doit pas tenter de pervertir le processus électoral. Loin d’être un héros de la Constitution, Trump s’est avéré une vraie menace pour elle !

Peut-être Trump a-t-il attenté à la vieille Constitution. Biden va-t-il se mettre au service de la constitution rivale, celle des droits civiques ?

Dans le contexte de la pandémie et des divisions de l’électorat de Trump, Joe Biden n’a pas eu besoin de faire campagne sur un programme très détaillé. Son programme, c’est qu’il n’est pas Trump. Ce flou idéologique a permis de masquer une contradiction réelle au sein du Parti démocrate, qui est à la fois le parti des maîtres de l’économie mondialisée et celui des gens qui voudraient exproprier ces maîtres. Biden a lancé un appel rhétorique à l’unité nationale, qui est parfaitement adapté à la situation. Cependant, étant donné les circonstances dans lesquelles la présidence de Trump s’est effondrée, de nombreux membres de son administration vont se comporter comme s’ils appartenaient à un gouvernement d’urgence nationale. Je m’attends à ce qu’ils promulguent et appliquent toute une foule de lois et d’ordres exécutifs avec un zèle redoublé.

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Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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