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Chardonne-Morand, les aristochats


Chardonne-Morand, les aristochats

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« Dialogue de deux crocodiles nostalgiques »,  avait rapporté le regretté François Dufay qui fut, en 2000, l’un des premiers à avoir eu accès à la correspondance de Morand et de Chardonne, volontairement enfermée par ses auteurs dans les limbes de la Bibliothèque de Lausanne. Maintenant que, par la grâce de Gallimard – en l’occurrence de feu Philippe Delpuech, qui consacra les dernières années de sa vie à l’éplucher, la retranscrire et l’annoter – et de Bertrand Lacarelle, les premières années de cette correspondance sont disponibles, on peut juger combien le mot était injuste, en tout cas excessif.

Le dialogue, qui commence très doucement au lendemain de la guerre, en 1949, est plutôt celui de deux aristochats sur le retour contemplant un monde qui tombe.[access capability= »lire_inedits »] Il s’agit bien entendu de leur monde, celui de l’avant-guerre, et même de l’avant avant-guerre, et ils ne sont pas innocents dans sa chute. Tous deux réprouvés après avoir été portés aux nues, surtout Morand, plus rabaissé sans doute parce qu’il est plus grand – corruptio optimi pessima –, ils appartiennent l’un et l’autre à une race qui toujours se relève, aussi avancée que soit l’apocalypse. Intrigants, d’un entregent fabuleux, ils savent qu’ils n’ont perdu qu’un tour de cartes dans la grande partie de la vie littéraire.

Morand est le plus roué, de l’école de Gracian et du cardinal de Retz, qu’au reste il ne se gêne pas pour citer à tour de bras ; Chardonne est le bourgeois madré, provincial balzacien. Le malheureux hasard de la défaite de Vichy autant que leur âge les a rapprochés, et leurs échanges commencent comme une complainte sur ce triste sort. Mais très vite, le (double) jeu de la littérature ressaisit par derrière nos deux matois, et ils s’adonnent à cette correspondance comme au reste de leur œuvre. Le rapport qu’ils entretiennent l’un avec l’autre, et c’est peut-être le plus délicieux enseignement de ces milliers de lettres, écrites quasi quotidiennement, relève lui-même de la comédie de mœurs. Chardonne, quoique Morand soit de quelques années son cadet, est comme épris de son correspondant, dont il est à l’occasion l’éditeur dans sa maison Stock, et se plaît à le flatter, à le brosser dans le sens du poil, criant son admiration au moindre mot, à la moindre phrase de l’auteur d’Ouvert la nuit. À cet égard, la psychanalyse de l’auteur de Claire reste à faire. Morand, dans ses habits de grand prince internationalisé, accepte le compliment avec sa nonchalance habituelle, plus préoccupé de ses actions dans les cuivres, de son élection à l’Académie ou de ce que lui a dit la veille la reine de Bulgarie avec qui il dînait. Chardonne, vieille concierge colporteuse de ragots – ce qui, avec l’antisémitisme, est son deuxième point commun avec Céline – sait de source sûre qui trompe qui, qui va mal, et qui pense quoi de qui à Paris. C’est l’occasion de merveilleux portraits entre nos deux matous, qui éreintent le cuir de tous leurs commensaux – par où l’on comprend qu’ils aient décidé que ces lettres ne soient pas rendues publiques avant le XXIe siècle.

Ainsi, « [Pierre] Benoît, avec son roman par an, fait pitié » (Chardonne). « Gallimard a toujours une équipe prête pour tous les régimes et toutes les occupations » (encore Chardonne). Malraux, selon Morand, « est le mythomane-né où une époque de mensonge a immédiatement reconnu son maître ». Le pauvre Gaëtan Picon est traité de « cul diafoireux » par le même. Même leurs amis hussards, par qui nos deux maîtres ont été sortis de la clandestinité, prennent cher. Nimier, selon Chardonne : « Tout le haut du visage est très beau (beauté noble, même). Autour de la bouche, c’est affreux, et même terrible. Il est là, tout entier. » Quant à Blondin, « je ne crois pas qu’il se détruise en buvant ; je crois qu’il boit parce qu’il se sent un homme détruit ». Déon est « un peu aigri, de substance pauvre, avec des yeux de hibou ; homme bien de seconde classe ». Le même Michel Déon qui, signant la préface de cette correspondance, après les marques d’estime obligatoire, finit par avouer, in cauda venenum, que Chardonne, en 1963, lui avait écrit pis que pendre de Morand, lui demandant de brûler une lettre dont il conserva la chute qu’il ne se prive pas de citer : « Morand, au fond, ce n’est rien. » Magnifique triangulation du désir par-delà les décennies, qui sonne comme l’aveu de cette partie de dés pipés que jouèrent les hussards avec les réprouvés, chaque génération usant de l’autre pour se mettre en selle dans une époque où plus rien ne serait comme avant. Bernard Frank, dont on sait qu’il baptisa les « hussards », est un jour encensé : il « n’est pas “brillant” comme nos jeunes amis. Il ne pense pas à briller. Par là, il me paraît surpasser tous nos jeunes. Il est sérieux »(Chardonne). Un autre jour, considéré comme le dernier des serpents. Les traits décochés au modeste Kléber Haedens permettent au même Chardonne d’énoncer sa philosophie de la vie : « Le bonheur terrestre se définit facilement : pas d’enfants ; une femme pas jolie, pratique, qui mène tout, que l’on obéit en tout. » Traits d’esprit à l’usage des douairières de la Côte d’Azur. Ainsi, Morand, parlant de Mgr Ghyka, ce prince roumain converti au catholicisme et résistant au nazisme : « Ce saint magnifique, à grande barbe blanche, un vrai et noble père Noël, n’avait rien compris ; il croyait, comme tout le monde, que les Russes ne sont pas pires que les Allemands. » Chardonne juge l’homme du 18-Juin lestement : « De Gaulle m’épate […] On n’avait pas vu mieux depuis Napoléon III. Napoléon a fini par des bêtises (70). De Gaulle a commencé par là. »

Il y a cependant chez eux des permanences. Ainsi, tout ce qui est intellectuel, de gauche ou métaphysique, leur inspire un mépris constant. Mauriac et Bernanos sont manifestement incompréhensibles pour ces deux jouisseurs athées comme la mort. L’Observateur [ancêtre du Nouvel Obs] est le « nid de la juiverie bolchévisante » (Chardonne) et de Duras, que pourtant il aime bien, il assure ceci : « Elle rêve. C’est cela la gauche. On y respire le rêve, proche de la sottise. » À propos des juifs, les deux hommes conservent le même mépris, cet antisémitisme ancien et de classe dont Bernanos disait qu’Hitler l’avait « déshonoré ».

Mais les épistoliers ont en retour aussi leurs admirations de midinettes. Parlant de Brigitte Bardot, Morand se rengorge : « Nous fûmes, là aussi, des précurseurs. » Et encore : « Vous dites parfois que nous sommes plus que des croulants, des morts. C’est vrai et pas vrai. Qui lance triomphalement les modes 1959 ? Chanel, depuis 1910. Qui triomphe en peinture ? Picasso, 1906. Cocteau ravit les délicats depuis 1905, etc. »

L’acharnement qu’ils mettent à se démontrer à eux-mêmes que leur vieux monde n’est pas mort, qu’ils sont toujours à la pointe du progrès et de la littérature suffit assez à prouver que nous ne lisons pas les lettres de deux crocodiles – pour cela il eût fallu de la force – mais de deux revenants, venus hanter leur propre passé, dans le monde triomphant de l’existentialisme sartrien et de la guerre d’Algérie. Même si Morand, à 70 ans, fait du ski dans ses Alpes d’exilé suisse et que Chardonne vide des grands crus de Bordeaux avec ses petits amis hussards, tout cela sent bon la décrépitude d’Ancien Régime.

Cette correspondance qui commence seulement de nous arriver sonne comme l’écho magnétique d’un autre univers, charmant et désuet, parfois déprimant pour ce qu’il emporte de défaite, défaite d’une culture, mais surtout défaite des deux hommes face à eux-mêmes.[/access]

*Photo: LIDO/SIPA. 00274899_000001.

Janvier 2014 #9

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste et essayiste.

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