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Le vrai commissaire, c’est Baudelaire!


Le vrai commissaire, c’est Baudelaire!
Le musée de la Vie romantique, dans le IXe arrondissement de Paris ©Artedia/Leemage
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Le musée de la Vie romantique, dans le IXe arrondissement de Paris ©Artedia/Leemage

Causeur. Votre idée, en consacrant une exposition à Baudelaire critique d’art était-elle de réhabiliter une partie de son œuvre que vous jugez sous-estimée et en quelque sorte écrasée par Les Fleurs du mal ? Baudelaire était-il vu par ses contemporains d’abord comme un critique, voire, horresco referens, comme un journaliste ?

Jérôme Farigoule[1. Jérôme Farigoule est directeur du musée de la Vie romantique] La critique d’art est, en France et en France seulement, un genre littéraire à part entière. Il a été créé par Diderot, auquel nous avions consacré une exposition à Montpellier. J’avais envie de lui donner une suite. Stendhal, Gautier, Thiers, Henri Heine, Gustave Planche, les Goncourt ont écrit des Salons. C’est en effet un genre qui relève du journalisme, mais d’un journalisme noble si l’on peut dire…

Robert Kopp[2. Robert Kopp est professeur de littérature française moderne à l’université de Bâle.] …en effet, Baudelaire est entré dans la carrière comme journaliste ; c’était, dans les années 1840, une porte empruntée par presque tous les écrivains qui voulaient vivre de leur plume, Balzac le premier. Cet âge d’or de la presse, inauguré sous Louis-Philippe durera jusque dans l’entre-deux-guerres.

Charlotte Manzini[3. Charlotte Manzini est docteur en littérature.] La situation matérielle des auteurs a changé avec la Révolution. À partir de la monarchie de Juillet, il n’existe pour l’écrivain que trois solutions, que Flaubert énumère d’ailleurs à satiété dans sa correspondance : soit il est rentier (c’est son propre cas et celui des Goncourt), soit il se prostitue en tirant à la ligne dans des feuilletons ou en écrivant des vaudevilles (souvent en collaboration), soit c’est la misère (c’est le cas de Baudelaire, une fois qu’il a été placé sous tutelle judiciaire).

Vous exposez quelques croquis faits par lui, très émouvants du reste. A-t-il souffert de ne pas savoir peindre ?

Jérôme Farigoule. Comme beaucoup de ses contemporains, Baudelaire dessinait et même fort bien. Sa spécialité, c’est l’autoportrait et surtout l’autoportrait satirique. Les dessins que nous exposons sont là pour rappeler cette activité du poète, il s’agit d’œuvres intimes, pour lui-même ou ses amis. Nous aurions pu montrer une douzaine d’autoportraits, mais notre principe n’est pas l’exhaustivité, plutôt la représentativité, l’exemplarité.  [access capability= »lire_inedits »]

Vous dites que le commissaire de l’exposition, c’est Baudelaire. Jolie formule, mais si tous les « Phares » sont présents, d’une façon ou d’une autre, il manque beaucoup des œuvres qu’il a commentées. Est-ce parce qu’il est difficile, pour un « petit » musée, de se faire prêter des œuvres considérées comme majeures ?

Charlotte Manzini. Aucun musée ne pourrait montrer ne fût-ce qu’un dixième des tableaux que Baudelaire a commentés. Le Salon, organisé par l’Académie – il existe depuis l’extrême fin du xviie siècle mais il est devenu annuel sous Louis-Philippe –, est un événement colossal dont nous avons du mal à imaginer l’ampleur : 2 300 toiles en 1845, 2 400 en 1846, accrochées les unes à côté des autres sur quatre ou cinq rangées…

Robert Kopp. … c’est l’événement de l’année, l’entrée est gratuite, un million de visiteurs s’y précipitent, plus de 120 journalistes en rendent compte !

S’il fallait citer un peintre qu’a aimé Baudelaire, c’est Delacroix. Pourquoi lui est-il si fanatiquement fidèle ?

Robert Kopp. Pour Baudelaire, Delacroix est le peintre romantique par excellence. Dans les années 1840, le romantisme littéraire est mort. Les drames de Victor Hugo sont remplacés par des tragédies néoclassiques que n’applaudissent pas les vieilles barbes, mais la jeunesse des écoles. Les vieilles barbes se précipitent plutôt sur le vaudeville, et les femmes sur le roman-feuilleton. On entre dans l’ère de la littérature industrielle et de la culture de divertissement. Delacroix maintient le cap. Et Baudelaire crânement commence par faire l’éloge du romantisme en général et de Delacroix en particulier. Il lui restera fidèle jusqu’au bout, bien que le peintre n’appréciait pas outre mesure son thuriféraire qui insistait un peu trop à son goût sur la mélancolie de sa peinture et son côté maladif.

Baudelaire voudrait en quelque sorte que la peinture explore l’âme humaine en s’emparant du quotidien. Il cherche un Balzac peintre. Mais la peinture de son époque, qui affectionne encore beaucoup les grands sujets historiques ou religieux, n’est-elle pas, si on peut dire, très en retard sur la littérature ?

Charlotte Manzini. Dès ses premiers Salons, de 1845 et de 1846, Baudelaire cherche un peintre qui représenterait la vie contemporaine et particulièrement cet habit noir, signe à la fois de l’égalité politique et d’un deuil que porte toute l’époque. Delacroix est un peintre d’histoire et un peintre religieux, et à l’exception des toiles ayant trait à son voyage au Maroc, il n’a pas fait de tableaux modernes. Mais Baudelaire cherche en vain et il finit par se rabattre sur un peintre de seconde zone, Constantin Guys, auquel il consacre une superbe étude, commencée vers 1860 et publiée en 1863 seulement.

On décrit souvent Baudelaire, à la suite de Théophile Gautier, comme un poète de la décadence. Et de fait, on connaît les pages noires que lui inspire la transformation de Paris. Mais en même temps, dans la peinture, il recherche la nouveauté, l’artiste capable de fabriquer de la beauté à partir de la laideur du monde. « J’espère du neuf », écrit-il en conclusion du Salon de 1845. Et pourtant, en 1846, il écrit encore : « Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle, du beau. » Baudelaire est-il d’abord un homme et un peintre de la charnière – d’où ses tourments ?

Robert Kopp. Baudelaire est le dernier des romantiques et le premier des modernes, mais un moderne détestant la modernité tout en étant fasciné par elle. D’où son rapport ambigu à la photographie, méprisée comme une technique et non pas considérée comme un art. Et pourtant, en même temps Baudelaire est un des auteurs qui a le plus souvent posé pour des photographes, et pas n’importe lesquels : Nadar, Carjat.

Comment ce rapport de fascination/détestation à la modernité s’exprime-t-il dans son activité de critique ?

Charlotte Manzini. Par exemple, dans son intérêt pour la caricature. La caricature extrait la beauté de la laideur, comme Les Fleurs du mal, elle en est l’équivalent pictural. Il est ainsi l’un des premiers à saluer Goya et Daumier. Dès ses premiers Salons, il annonce une étude sur la caricature, dont il exécutera trois fragments, l’Essai sur le rire et les essais sur les caricaturistes français et étrangers. Quant à la première Histoire de la caricature, c’est son ami Champfleury, par ailleurs ardent défenseur de Courbet, qui l’écrira… en se référant plus d’une fois à Baudelaire.

Baudelaire rate Manet et admire beaucoup d’artistes dont on ignore le nom aujourd’hui. Avait-il si bon œil que cela ?

Jérôme Farigoule. En effet, Baudelaire – que Delacroix a tenu à distance – est passé à côté de Manet. Lorsque celui-ci, en 1865, se plaint au poète des sarcasmes suscités par son Olympia, il lui écrit, depuis son exil en Belgique : « On se moque de vous ; les plaisanteries vous agacent […]. Croyez-vous que vous soyez le premier homme placé dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand et que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant ? Ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art. » On ne saurait dire plus clairement que, pour Baudelaire, Delacroix n’était pas seulement le plus grand des peintres mais aussi le dernier.[/access]

Exposition « L’œil de Baudelaire », musée de la Vie romantique à Paris, du 20 septembre 2016 au 29 janvier 2017.



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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