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Wolfgang Kubicki: «Nous sommes dans une phase critique de l’État de droit»

Les restrictions sanitaires mécontentent certains dans la très placide Allemagne. Les propos récents du vice-président du Bundestag en attestent


Wolfgang Kubicki: «Nous sommes dans une phase critique de l’État de droit»
Wolfgang Kubicki du Parti libéral démocrate au Bundestag, Berlin, septembre 2021 © Action Press/Shutterstock/SIPA Numéro de reportage : Shutterstock40884633_000024

Une tribune du vice-président du Bundestag, publiée dans le quotidien allemand Die Welt le 16 décembre, est reproduite ici dans sa traduction française avec l’aimable autorisation de l’auteur.


Ma familiarisation avec la politique a commencé à l’époque de la coalition sociale-libérale, qui démarra en 1969. Willy Brandt et Walter Scheel ont été des figures importantes pour moi, encore jeune étudiant dans la ville de Kiel à l’époque. Dans mon parti (le parti libéral FDP, NDLR), la sauvegarde et l’accroissement de la liberté individuelle étaient le thème central du programme de l’époque, les fameuses « thèses de Fribourg ». In dubio pro libertate était pour nous le principe qui devait déterminer toute action gouvernementale.

Dans ce contexte, le temps de la pandémie, ces presque deux années marquées par de graves atteintes aux droits fondamentaux, avec des restrictions de libertés que la République Fédérale n’a jamais connues sous cette forme, m’est personnellement difficile à supporter. Étant donné que j’ai eu la chance de vivre en paix et en liberté dans ce merveilleux pays pendant près de sept décennies, je ne peux et ne veux pas m’habituer à l’idée qu’en cette période de pandémie, l’état d’urgence pourrait créer des situations dont résulterait une « nouvelle normalité » permanente. J’étais très satisfait de l’ancienne normalité. Je soutiens que nous devons revenir à cet état dès que possible.

Il est bien évident que je ne suis pas le seul à être très préoccupé par la situation actuelle. Le nombre croissant de manifestations nous montre à quel point la division est profonde dans notre société. Alors oui, il y a sûrement beaucoup de cinglés et d’extrémistes dans la rue. Mais classer toute rébellion contre les réglementations de l’État comme émanant de la droite radicale ou représentant un danger pour le public ne rendrait pas justice à la complexité du mécontentement social. Il y a un sentiment croissant de trouble qui se propage également dans toutes les strates de la société. Et il ne faut pas l’ignorer ou – pire encore – le dénoncer.

Nous devons parler avec audace de liberté. Après presque deux ans de pandémie, nous n’avons pas eu de grande discussion sociale sur les limites de la liberté individuelle et sur quand et comment l’État devrait ne pas s’en mêler

Les hauts représentants de notre État ont leur part de responsabilité dans cette baisse générale de confiance en nos institutions. Pour soutenir certaines mesures politiques en début de crise, des ministres se sont appuyés non seulement sur une propagation mesurée de la peur, mais aussi sur des mensonges. Lorsque au début, on disait à tort que les masques n’offriraient aucune protection particulière contre le virus afin de ne pas mettre en danger l’approvisionnement en masques des hôpitaux, les organes de l’État sont devenus des acteurs manipulateurs de la crise, et leurs déclarations officielles devront être considérées avec prudence à l’avenir. 

Beaucoup de gens dans notre pays – y compris moi-même – n’auraient jamais pu imaginer que des représentants de l’État participeraient à l’exclusion ouverte et prétendument légale d’un groupe de population. Quoi qu’il en soit, beaucoup semblent s’être habitués au fait qu’avec les règles de vaccination, une décision auparavant libre contre la vaccination s’accompagne désormais d’une stigmatisation sociale. Je ne veux pas m’y habituer, quand bien même je fais à titre personnel ouvertement la promotion de la vaccination.

Que je sache, « ne pas se faire vacciner » n’est pas un délit en Allemagne, ni-même à ce jour une infraction administrative. En 2010, la Cour constitutionnelle fédérale elle-même a statué dans une décision fondamentale sur les réformes Hartz IV qu’« un niveau minimum de participation à la vie sociale, culturelle et politique est essentiel » afin de maintenir un niveau de subsistance décent.

Dans cette pandémie, on voit bien que la dignité humaine peut manifestement être relativisée. Le Bund-Länder-Runde (réunion entre tous les chefs de gouvernements des États fédérés et le chancelier de l’État fédéral, NDLR) de début décembre – à l’époque encore avec la chancelière Merkel – a décidé avec les voix d’au moins 17 hauts représentants des organes constitutionnels que la participation sociale et culturelle des personnes non vaccinées ne devait plus entrer en ligne de compte, même avec une incidence nulle. Restaurants, cinémas, théâtres ou magasins – tout cela est désormais une zone interdite aux non-vaccinés, sans limite de temps.

L’« acte de solidarité nationale » proclamé dans la résolution était tout sauf de la solidarité. Il a été conçu pour récompenser les gens qui sont pour la vaccination, et pour éduquer les autres. Si vous la comparez à la définition de la Cour constitutionnelle que j’évoquais plus haut, elle était en réalité inhumaine, car elle refusait aux gens une participation fondamentale a la vie sociale. La protection des minorités est l’une des grandes réalisations de l’État de droit. Il est effrayant que l’appartenance à une prétendue « mauvaise » minorité rende ce droit obsolète.

De plus, les doutes sur l’efficacité des mesures décidées politiquement s’accroissent. Le fameux « frein d’urgence fédéral », paquet législatif de mesures de restrictions (qui a été très encensé par l’exécutif), n’a pas seulement été appliqué en Allemagne, mais a eu des effets jusqu’en Suisse et en Autriche. En Lettonie et en Estonie, nous avons pu constater au cours des dernières semaines que des régimes de mesures complètement différents ont conduit à la même tendance d’incidence. Selon le « Covid-19 Stringency Index », l’Allemagne occupe la deuxième place, elle est donc sur le podium lorsqu’il s’agit des mesures de confinement les plus dures au monde – juste derrière les Fidji, et loin devant la Chine ou l’Australie. Sommes-nous pour autant les leaders mondiaux de la lutte contre les pandémies ?

Cela correspondait au récit politique du gouvernement fédéral précédent, et de ses amis inféodés comme Markus Söder, selon qui le principe du « plus, toujours plus » dans la lutte contre le coronavirus était la panacée. Les restrictions aux droits fondamentaux seraient donc automatiquement bonnes et justes, car elles servent la cause. C’est un récit que de nombreux journalistes ont suivi sans sourciller. Quiconque émettait des doutes sur ce principe en béton armé pouvait facilement être poussé dans le camp des populistes de droite et être sermonné avec force par la collectivité indignée.

Dans ce contexte, le gouvernement fédéral actuel et les groupes parlementaires qui le soutiennent doivent faire leur autocritique et se demander : voulons-nous continuer à défendre et même étendre de toutes nos forces des mesures, qui manquent souvent tout simplement de preuves quant à leur efficacité ? Voulons-nous, par exemple, continuer à permettre aux policiers d’utiliser des règles contraignantes pour surveiller l’exigence de distanciation en plein air, alors même que l’on sait qu’il n’y a pratiquement pas de contagion à l’extérieur ?

Résultat, après presque deux ans, l’écart entre le sens de nombreuses mesures anti-Coronavirus et le sentiment de la population devient un véritable danger pour notre communauté nationale. Sur la vaccination, par exemple : s’il a été prouvé qu’une vaccination ne protège pas contre l’infection d’autrui, pourquoi est-ce une preuve de solidarité sociale ? Et si les règles sont censées rendre la vie plus sûre car les personnes non vaccinées ne peuvent y participer, pourquoi l’accès aux maisons de retraite est-il autorisé pour les personnes non vaccinées via le règlement 1G ? Pourquoi donc avons-nous un niveau de protection prétendument plus élevé dans les cinémas ou dans les commerces que dans les établissements de santé ?

Malheureusement, il n’y a pas assez de réponses à ces grandes lacunes dans l’argumentation étatique. 

Force est de constater que de nombreuses personnes ne trouvent plus de point d’ancrage dans les représentants et les institutions de notre État pour leur point de vue, leurs inquiétudes ou leur désarroi. Et je prends cela aussi comme une autocritique. Selon des juristes de renom, même la Cour constitutionnelle fédérale a perdu son aura d’ultime instance de liberté. La décision la plus récente sur le « frein fédéral d’urgence », qui a montré des faiblesses remarquables en termes de contenu et d’argumentation, ainsi que des contradictions, n’a malheureusement pas mis en place de garde-fous pour la future politique du Covid. À cet égard, l’évaluation de certains observateurs était compréhensible: Karlsruhe n’a pas contribué à la paix juridique après plus d’un an et demi de pandémie.

Nous sommes dans une phase critique de notre État de droit. Une partie importante de notre population désespère du manque de stabilité car des points de contact positifs et des opportunités d’identification ont été perdues. Ce sentiment n’effraie pas seulement les opposants anti-vaccinations, les ésotéristes et les penseurs iconoclastes. 

Notre hymne national célèbre « Unité, Justice et Liberté ». Je crains fortement que de nombreuses personnes en République fédérale ne croient plus que cela s’applique toujours à leur pays. La question préoccupante demeure donc : qui ou qu’est-ce qui maintient encore ce pays uni ?

La sortie démocratique de cette situation difficile est à chercher dans l’intensification du débat. La tâche des décideurs politiques est de trouver des réponses pour les sceptiques, pour ceux qui ont peur et pour ceux qui veulent simplement retrouver leur vie d’avant la crise – une vie qui fonctionnait sans exclusion collective ni diffamation généralisée.

La démocratie représentative doit prendre en compte l’étendue des préoccupations et des revendications sociales. Elle ne doit pas laisser les extrémistes politiques et les populistes répondre aux questions embarrassantes. Quiconque détourne le regard ici ou prépare sa propre soupe politique là est conjointement responsable de la scission.

Et nous devons parler avec audace de liberté. Après presque deux ans de pandémie, nous n’avons pas eu de grande discussion sociale sur les limites de la liberté individuelle et sur quand et comment l’État devrait ne pas s’en mêler. Au cours des deux dernières années, les atteintes à la liberté ont été fortes, les justifications de l’exécutif faibles. Il doit y avoir un changement de paradigme. L’approche du gouvernement Merkel consistant à restreindre les droits fondamentaux afin de démontrer la capacité d’agir ne doit plus être la base de l’action de l’État.

C’est une évidence que la liberté n’est pas illimitée, la liberté illimitée elle-même créant des menaces à la liberté. Et surtout, durant une pandémie nous mettant aux prises avec une maladie hautement contagieuse, cette question doit recevoir une attention particulière. La loi a toujours protégé l’individu contre un exercice absolu de la liberté par d’autres.

L’état de la nation est grave, mais pas désespéré. Je préconise que nous utilisions cette crise grave pour permettre au triumvirat « unité, justice et liberté » de redevenir le lien unificateur qui a rendu notre pays si fort. Il est de notre devoir national de restaurer chacun de ces trois éléments dans leur ancienne gloire.


Traduction: Valentin Chantereau



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