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Al-Sissi / Macron: loi de Dieu, loi des hommes

La recherche de ce qui est bon et juste en soi ne dépend ni de l’arbitraire politique ni de l’arbitraire divin


Al-Sissi / Macron: loi de Dieu, loi des hommes
Emmanuel MACRON a recu le président égyptien Abdel Fattah AL-SISSI à l'Élysée le 7 décembre 2020 © NICOLAS MESSYASZ/SIPA Numéro de reportage: 00994426_000023

Un récent dialogue improvisé entre le président Emmanuel Macron et le Maréchal Al-Sissi, président de l’Égypte, est particulièrement révélateur de ce qui sépare la société française de la tradition musulmane.


Le récent échange entre les deux hommes d’Etat a permis un face à face entre la loi de Dieu et la loi des hommes. Mais hélas tout le monde semble oublier ce qui devrait pourtant demeurer essentiel: la recherche de ce qui est en soi bon et juste, et qui ne dépend ni de l’arbitraire politique ni de l’arbitraire divin.

Al-Sissi veut révolutionner sa religion

Le régime du Président Al-Sissi mérite bien des critiques, par exemple en ce qui concerne les droits les plus élémentaires des homosexuels ou la brutalité dont il fait preuve vis-à-vis de nombre d’opposants. Realpolitik oblige, il est néanmoins notre allié, bien plus en tout cas que d’autres pays auprès desquels nos gouvernements se compromettent et qui respectent les droits de l’Homme encore moins que l’Égypte moderne. Alors qu’Al-Azhar et son Grand Imam tiennent un discours pétri d’hypocrisie, accusant le monde entier sauf l’islam d’être responsable des crimes commis au nom de l’islam, le Maréchal Al-Sissi a eu il y a déjà 6 ans des paroles d’une grande lucidité :

« Il est inconcevable que la pensée que nous tenons pour sacrée puisse faire de l’entière communauté islamique une source d’anxiété, de danger, de meurtres et de destructions partout dans le monde. Il est inconcevable que cette idéologie… – je ne parle pas de religion mais d’idéologie, le corpus d’idées et de textes que nous avons sacralisés au cours des siècles – soit rendue au point où il est devenu très difficile de la remettre en question. Nous avons atteint un point où cette idéologie est considérée comme hostile par le monde entier. (…) Vous devez vous opposer à l’idéologie actuelle avec fermeté. Permettez-moi de le répéter : nous devons révolutionner notre religion. » Et à l’intention du Grand Imam : « vous portez la responsabilité devant Allah. Le monde entier attend votre parole, car la nation islamique se déchire, se désintègre et s’en va à sa perte, et cela, de nos propres mains… »

Est-il sincère ? Une chose au moins est certaine : si Abdel Fattah Al-Sissi était français, des hordes de sociologues de gauche et tous les médias dits « progressistes » l’accuseraient d’islamophobie !

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Et pourtant. Avec tact et avec clarté, il a exprimé une divergence cruciale entre les fondamentaux de la société française et ceux du monde musulman, fut-il éclairé. Avec Emmanuel Macron, il ont improvisé un échange sur la hiérarchisation de la religion et de la loi humaine. Pour reprendre l’excellente formule d’Eric Zemmour, si la France prétend libérer l’Homme de l’arbitraire des dogmes religieux en donnant la primauté à la loi de l’état, l’islam prétend libérer l’Homme de l’arbitraire des états en donnant la primauté à la loi religieuse (à partir de 10 minutes 30 dans la vidéo). Comment les deux démarches pourraient-elles être compatibles ?

Tout sauf les Frères musulmans!

Il est important de prendre conscience des présupposés implicites des propos des deux chefs d’Etat. Emmanuel Macron invoque, en somme, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à fixer leurs propres lois. Ce faisant, il protège – intellectuellement – la France de toute ingérence, mais en s’y limitant il s’interdit aussi de juger ce qui se fait ailleurs, alors qu’il ne s’en est pas privé à d’autres occasions, y compris pour critiquer l’Égypte. Notons au passage qu’en Égypte, la volonté du peuple avait porté au pouvoir les Frères Musulmans, que le Général Al-Sissi a renversés (et lorsque nous lui reprochons ses méthodes, demandons-nous si nous préférerions réellement l’alternative).

Abdel Fattah Al-Sissi, lui, souligne que les lois des hommes sont arbitraires et changeantes. Mais en déclarant que « si nous reconnaissons que les religions sont célestes et viennent de Dieu, elles sont sacrées et ont la suprématie » il évoque « les religions » en oubliant (peut-être par diplomatie) qu’elles se contredisent les unes les autres, et semble croire que toutes les religions voient les Dieux comme soucieux de s’immiscer dans la sphère politique, ce qui n’est pas le cas. Je pense évidemment à l’Athéna d’Eschyle, dont les seules injonctions politiques sont « que mon peuple ne succombe ni à la tyrannie ni à l’anarchie » et « que chacun vote selon ce que sa conscience lui dit être juste », autrement dit : emparez-vous de votre liberté.

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On pourrait résoudre le dilemme en déclarant que décider si oui ou non une religion est d’origine céleste n’est qu’une décision humaine arbitraire parmi d’autres, mais ce serait passer à côté de l’essentiel.

En termes techniques, le Président Macron et le Président Al-Sissi – Zemmour fait d’ailleurs la même erreur – en restent au face à face entre le droit positif (la loi des hommes) et le droit divin (la loi de Dieu), oubliant le troisième terme qui est le droit naturel (à ne pas confondre avec l’état de nature) : la loi de ce qui est juste en soi, indépendamment de ce qu’en pensent mortels ou immortels.

Une troisième approche

Ce n’est pas le primat de la loi humaine sur la loi divine qui définit l’Occident: c’est la libre recherche du Bien, du Vrai, du Juste, du Beau considérés comme des réalités en soi, indépendantes de tout arbitraire, qu’il s’agisse de l’arbitraire du consensus humain ou de l’arbitraire de la puissance divine. Nous devons évidemment cette approche au miracle grec, et toutes nos philosophies en sont les héritières puisque cette quête est le fondement même de la démarche philosophique, mais aussi de cette autre recherche du « Vrai en soi » qu’est la méthode scientifique expérimentale. Et le christianisme l’a en grande partie intégrée dans sa manière d’articuler foi et raison, comme l’expliquait Benoît XVI dans son célèbre discours de Ratisbonne.

Ainsi dans l’Iliade, le tout premier texte de notre civilisation, Héra et Athéna peuvent-elles rappeler à Zeus qu’en tant que Dieu Suprême Il ne décide pas de ce qui est juste en imposant Ses caprices comme un despote, mais qu’Il est au contraire le garant de la Justice. Ainsi Abraham peut-il dans la Genèse dire à Yahvé qu’il serait indigne de Lui de Se montrer injuste en punissant les innocents avec les coupables : Lui non plus ne décide pas de ce qui est juste, mais accomplit Sa divinité en S’astreignant à n’agir que conformément à la Justice. Ainsi Thomas d’Aquin et le Cardinal Newman affirment-ils comme Kant la primauté de la conscience morale.

« Que chacun vote selon ce que sa conscience lui dit être juste » ordonnait Athéna, et non « que chacun vote selon ses envies ou ses caprices. »

Dans le monde musulman une telle approche est douloureusement minoritaire. Bien plus courante est la position d’Al-Ghazâlî et Ibn Hazm, pour qui « si Allah ordonnait de faire le mal et de croire des mensonges, il faudrait faire le mal et croire des mensonges » affirmation archétypale d’une absolutisation du droit divin. Il faut chercher la défense du droit naturel chez Razi et son rejet du despotisme d’Allah, du côté du platonisme de Sohrawardi, ou chez Al-Kindi et les pratiquants de la Falâsifa. Et c’est bien aux espoirs de la Falâsifa, cette tentative hélas avortée d’introduire dans l’islam sunnite la démarche de la philosophie gréco-latine, que font penser les propos que tenait le Président Al-Sissi en 2014 lorsqu’il dénonçait le refus de remettre en question un corpus idéologique faisant horreur au monde entier.

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Le droit divin ne saurait être une solution : vouloir faire de la religion la référence ultime, c’est accepter les sacrifices humains à la gloire de Moloch et pour abreuver Tezcatlipoca – car si la religion est suprême, il n’existe rien à partir de quoi juger une religion, rien qui permettrait d’accepter certaines religions et d’en rejeter d’autres. Tout choix départageant deux religions ne serait nécessairement qu’arbitraire.

Thémis pour les Grecs. Maât pour les anciens Égyptiens

Et s’ils ne sont qu’arbitraires, les choix humains ne sauraient eux non plus être une solution : pourquoi respecter une loi dont le seul mérite serait de suivre le consensus de l’air du temps, d’être la traduction législative d’une mode aussi capricieuse qu’éphémère ? Pourquoi ne pas donner la même valeur au rétablissement de l’esclavage qu’à son abolition ? C’est tout le discours relativiste de la déconstruction et du multiculturalisme, qui ne sont que des ratiocinations tentant de justifier une lâche démission du sens moral.

Car il y a bien quelque chose qui permet de refuser les sacrifices humains tout en acceptant d’autres pratiques religieuses, de défendre la loi de l’état comme rempart contre l’anarchie – laquelle n’est qu’un autre arbitraire, celui du chaos et de la loi du plus fort – tout en reconnaissant que Jean Moulin et Claus von Stauffenberg ont eu raison de désobéir à la loi de l’Etat.

Thémis pour les Grecs. Maât pour les anciens Égyptiens. Que nous ne pouvons tenter de connaître, dont nous ne pouvons essayer de nous rapprocher, qu’en faisant usage des talents que les Dieux ou l’évolution nous ont donnés : l’intuition, la raison, la conscience morale.

Se plier aux exigences de cette perpétuelle recherche est ce qui distingue une religion digne de ce nom d’une vulgaire superstition, secte, obscurantisme. Mais c’est aussi une exigence citoyenne trop souvent oubliée : l’engagement et l’action politiques ne doivent pas viser une vague conciliation des intérêts particuliers ou communautaires, un équilibre précaire entre des rapports de force et des égoïsmes rivaux, mais – sans les nier – tendre à leur dépassement par la recherche collective du bien commun. Osons les grands mots : une tentative nécessairement imparfaite mais résolue de tendre vers la Justice et l’Harmonie.

Sans cela, nos lois ne seront effectivement qu’un arbitraire parmi d’autres, que les croyants de toutes religions auront de bonnes raisons de regarder avec méfiance, et qu’il sera facile aux fanatiques (et pas seulement aux fanatiques religieux) de dénigrer pour convaincre leurs adeptes de les bafouer.



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Haut fonctionnaire, polytechnicien. Sécurité, anti-terrorisme, sciences des religions. Dernière publicatrion : "Refuser l'arbitraire: Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ?" (FYP éditions, 2023)

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