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L'Etat a-t-il vraiment intérêt à faire appel à des "talents extérieurs"?


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Conférence de presse d'Amélie de Montchalin, ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, 30 mars 2022 © Eric Piermont / AFPww

Si l’affaire McKinsey n’est pas un scandale d’État, elle révèle une gabegie au plus haut niveau du pouvoir. Elle illustre aussi le mépris des nouveaux gouvernants pour une administration pourtant capable de se passer de consultants incompétents. Un ancien haut fonctionnaire témoigne.


Les milliards d’euros publics gagnés par les cabinets de conseil et le soupçon de pouvoir abusif de ces consultants, « petites puces savantes » surpayées hors du cadre réglementaire de la fonction publique, ont relevé d’une pincée d’épices une campagne présidentielle bien fade. Mais la réalité vécue au quotidien est plus triviale. Pour quiconque a vu ces cabinets au travail, leur a consacré du temps et lu leurs rapports, il y a de quoi rigoler. Jaune.

En vingt-cinq années de carrière dans la haute administration et quelques années comme cadre dirigeant d’un grand groupe industriel français, j’ai accueilli à plusieurs reprises des cabinets de conseil et des consultants en tout genre. Dans le privé surtout, qui en fait une grande consommation, mais également (beaucoup moins) dans le public. À chaque fois, la même conclusion : ces missions sont inutiles et coûteuses.

Les consultants, des ignorants généralistes brillants

Voilà comment ça se passe. Un beau matin, vous apprenez que la boîte/le ministère a fait appel au cabinet Machin pour réfléchir à une nouvelle organisation, évaluer votre performance ou ouvrir de nouvelles perspectives face aux « enjeux de demain ». Super. Pourtant, aucune excitation dans les rangs. Vous et vos agents êtes déjà bien occupés et il va falloir dégager du temps pour ces consultants dont vous suspectez qu’ils vont vous dire ce que vous devez penser [1].

Ce qui n’est d’ailleurs pas le cas. Ces consultants sont polis, rarement arrogants et même reconnaissants. Ils ont intérêt d’ailleurs : sans votre coopération, ils sont morts. La réalité est là. Ces gens rapides d’esprit, bien formés, sont des ignorants complets. Ils ne connaissent rien à rien de vos sujets, de votre administration. C’est bien normal. Difficile quand on n’est pas à l’intérieur du système de comprendre quelque chose à la gestion d’un réseau hospitalier régional ou à la coopération décentralisée.

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Votre première tâche est donc de tout leur expliquer. De A à Z. En effet, ces messieurs posent toutes les questions et veulent tout savoir. Vous, vous êtes plutôt bon gars. Vous connaissez votre sujet comme votre poche, car vous travaillez dessus depuis des années. Vous avez fini par l’aimer, votre réseau d’hôpitaux. Alors vous prenez le temps qu’il faut, vous essayez de tout lui expliquer, patiemment pour qu’il comprenne. Au moins un peu. Car, tout intelligente que soit la Formule 1 qui squatte votre bureau et ceux de votre équipe, elle ne pourra jamais intégrer toutes les finesses du dossier en quelques jours ou même quelques semaines. Personne n’en saura jamais autant que vous sur le dossier que vous gérez au quotidien. Vous en êtes persuadé et vous avez probablement raison.

Pas ingrat, le consultant vous remercie poliment et chaleureusement à son départ. Il peut. Mine de rien, vous lui avez mâché tout le travail. Grâce à vos efforts de pédagogie, vous avez réussi à lui transmettre les données du problème. Mieux, si vous avez été assez futé et persuasif, vous aurez réussi à le convaincre de la solution à promouvoir, celle qui se dégage logiquement chez quiconque met la main dans le cambouis, comme vous le faites depuis parfois des années.

Prudent comme un fonctionnaire

Un ou deux mois plus tard (impossible de faire moins car le rapport doit être validé par plusieurs échelons), si vous avez la chance de lire le rapport final, vous pouvez avoir la satisfaction d’y retrouver vos propres mots, voire vos propres solutions. Mieux vaut avoir le triomphe modeste. Si on savait au cabinet du ministre ou au comex (comité exécutif) que vous, le sous-directeur du cinquième, êtes la plume cachée du cabinet Machin, ça ferait mauvais effet.

Mais ne rêvez pas. Ces moments-là n’arrivent qu’une fois dans une carrière, au mieux. En effet, ironie de l’affaire, il n’y a pas plus prudent qu’un rapport de consultant. Un cabinet sérieux reste mesuré et se garde de tout avis tranché. La partie proposition du rapport casse rarement une patte de canard et on y cherche en vain l’idée lumineuse à laquelle personne n’avait pensé. Prudents comme de vrais fonctionnaires en somme. Il n’y a que le salaire qui change.

Ce que je viens de vous décrire est le cas le plus favorable.

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Il y a aussi le type qui débarque avec une idée déjà arrêtée et qui sait d’entrée ce qu’il va écrire dans son rapport. Ce spécimen est particulièrement fréquent dans les missions de réorganisation interne. Dans ce cas-là, on ne rigole plus. Pour chaque employé, l’objectif est de défendre son poste, son gagne-pain. « Perception du casque lourd » et « tout le monde aux abris ». Précaution inutile car bien souvent, le sort des services sacrifiés est arrêté avant même le début du travail des consultants. En matière de réorganisation, une mission extérieure est un rituel qui a pour but de confirmer par un « jugement extérieur et objectif » la nouvelle structure décidée par le grand patron. Dépense certaine et utilité dérisoire.

Oubliez les grandes décisions de politique économique ou de politique étrangère prises à l’instigation de cabinets de conseil. Les consultants sont incapables d’en pondre et nos hommes politiques, tous plus directifs les uns que les autres, ne sont pas hommes ou femmes à écouter un consultant lui dire ce qu’ils doivent faire ou penser.

L’administration, « ça l’fait plus »

Alors, que révèle le recours croissant aux consultants extérieurs pour traiter des affaires de l’État ? La réponse est évidente et triste. Nos dirigeants, surtout les jeunes au pouvoir aujourd’hui, ont peu d’estime pour l’administration française et doutent de ses capacités, du moins de ses capacités de réflexion et de proposition. On fait appel à des gens de l’extérieur, car on prête à ces derniers des qualités supérieures. Cette préférence pour ce qui est extérieur à la fonction publique française n’est pas nouvelle. La lapidation de l’État et des fonctionnaires est un marronnier de la presse française depuis trente ans. Cependant, ces dernières années, avec notre dynamique président de la République, le processus a pris un tour décisif.

Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey au bureau de Paris et ami proche d’Emmanuel Macron, auditionné par la commission d’enquête du Sénat, 18 janvier 2022 © D.R.

Suppression de l’ENA, disparition des grands corps de la préfectorale et des affaires étrangères, refonte de tous les cadres A+ dans une DRH unique à tous les ministères (bon courage…). Et que je te fasse exploser tout cela ! Le Grand Soir, avorté pour le système de retraite, est en cours dans la haute administration. Un lexique de com’ accompagne cette destruction/modernisation. Il faut « apporter du sang neuf », « faire appel à des talents extérieurs », « prendre modèle sur l’entreprise ». Les hauts fonctionnaires doivent devenir des « managers de l’État », selon les mots de Mme Amélie de Montchalin, « ministre de la Transformation et de la Fonction publiques ». Rédigé dans un français épouvantable [2], le libellé de sa mission est assez clair. Il faut transformer la fonction publique. Et si on la transforme, c’est parce qu’elle est dépassée, ringarde, lourde, inefficace, inadaptée (au choix).

Pas étonnant dans ces conditions qu’on ne lui fasse pas confiance pour réfléchir sur elle-même ou pour proposer des solutions à des problèmes complexes. Et pourtant, l’État est peuplé de gens brillants, corvéables à merci. Il suffit qu’on lui demande une note de fond sur n’importe quel sujet et l’administration centrale est capable de rendre en quarante-huit heures un rapport maîtrisant parfaitement son sujet, argumenté, avec trois propositions d’action parmi lesquelles l’exécutif pourra piocher en connaissance de cause. J’ai connu cette époque. Elle est largement révolue. On ne demande plus à l’administration de fournir des idées, des stratégies mais de mettre en œuvre des décisions venues d’en haut et, de plus en plus, de Bruxelles. Sans discussion.

Les contrats engrangés par les cabinets de consultants auprès de l’État ne sont peut-être pas un scandale d’État. Un gaspillage financier, oui. Et surtout, la conséquence inévitable de la perte de considération des hommes au pouvoir pour l’administration française. En somme, tout est normal dans cette affaire.


[1] Si vous parcourez les couloirs d’un ministère régalien passé 20 heures, vous serez surpris de voir un grand nombre d’agents toujours au travail, penchés sur leur ordinateur à pondre des notes pour leur ministre. Sans prime d’heures sup’ naturellement.

[2] « Ministre de la Transformation ». Oui, mais de quoi ? Littéralement, le titre ne le dit pas, même si on se doute qu’il s’agit de la fonction publique.

Mai 2022 - Causeur #101

Article extrait du Magazine Causeur




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