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Classes prépa, Mandela, intégration : le journal d’Alain Finkielkraut


Classes prépa, Mandela, intégration : le journal d’Alain Finkielkraut

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Vincent Peillon face aux profs de prépa

Vincent Peillon veut-il en finir avec les classes préparatoires ? Fin novembre, il annonçait que les décharges dont bénéficient certains de leurs 6500 professeurs, payés en moyenne  4800 euros par mois, seraient supprimées, les économies ainsi réalisées, 20 à 30 millions d’euros selon Le Monde, devant être affectées aux enseignants des ZEP. Il a suffit d’une journée de  grève, le 9 décembre, pour que le projet soit abandonné. Malgré cette reculade tactique, ce projet était-il symptomatique d’une idéologie qui assimile l’excellence à un privilège ?

Alain Finkielkraut. Marie-Claude Blais a opportunément sorti de l’oubli Charles Renouvier, le philosophe de la République naissante. Renouvier dénonçait la tendance de la bourgeoisie à usurper pour ses enfants des places qui devaient être réservées aux meilleurs, toutes origines confondues.[access capability= »lire_inedits »] Il s’élevait contre ces bourgeois qui cherchaient à pousser leur progéniture vers des positions qu’elle ne pouvait pas toujours tenir. Ami de l’égalité, il donnait pour mission à l’État républicain d’instaurer sans complaisance ni relâchement une forme de sélection et de donner ainsi à chacun sa juste place selon ses aptitudes et son mérite.

Nous sommes aujourd’hui séparés de la pensée de Renouvier par celle de Bourdieu. La méritocratie, nous  a-t-il appris dans Les Héritiers, est un mirage. Sous couvert de sélectionner les meilleurs, l’École assure la reproduction sociale. Elle homologue le capital culturel que les enfants des classes favorisées doivent à leur milieu familial et le transmue en don personnel.

Ces thèses étaient iconoclastes en 1964. Elles sont maintenant officielles et tout le monde fait du Bourdieu. Camille Peugny, jeune sociologue de la pétulante République des idées, écrit par exemple : « La glorification du mérite est le corollaire logique de l’invisibilité du social. Dès lors que les antagonismes sociaux sont niés, chaque individu est érigé en acteur responsable de ses choix, de ses réussites et de ses échecs. » Docile élève de la critique sociale, l’institution fait donc l’inverse : elle supprime la distribution des prix, elle soupçonne les bons élèves de délit d’initié, elle fournit un alibi à ceux qui ne savent ni bien écrire ni bien compter en imputant leurs mauvais résultats à l’injustice du système, et voici que le ministre de l’Éducation nationale laisse entendre que les professeurs des classes préparatoires s’en mettent plein les poches alors même qu’ils désertent les zones d’éducation prioritaire pour les enfants gâtés des centres-villes.

À en croire la vulgate bourdivine, les héritiers n’ont pas d’efforts à faire pour entrer à Normale sup ou devenir avocat : il leur suffirait de produire leur certificat d’état civil. Cependant, la sollicitude déployée pour les « défavorisés », depuis la création du collège unique jusqu’à la suppression des redoublements, va à l’encontre des buts qu’elle affiche : on se règle sur les capacités des plus faibles pour n’abandonner personne en route.

Ainsi, l’École s’effondre et seuls les privilégiés échappent au désastre. Les réformes engagées contre les inégalités aggravent les inégalités. Conclusion des réformateurs : il faut aller plus loin dans les réformes.

Vincent Peillon a dû faire marche arrière, mais on interprète déjà ce recul comme une capitulation devant le corporatisme syndical et le puissant lobby des anciens élèves des grandes écoles. Ce n’est donc, hélas, que partie remise. Un gouvernement, de droite ou de gauche, aura un jour la peau des « prépas » et les meilleurs élèves français seront obligés de s’exiler pour faire de bonnes études.

Nelson Mandela

Nelson Mandela vient de mourir à l’âge de 95 ans. Dans ma jeunesse, il était le plus vieux prisonnier politique du monde puisqu’il était rentré à Robben Island en 1962 pour sortir de son dernier lieu de détention le 11 février 1990. Prix Nobel de la paix avec Frederik de Klerk en 1993, Mandela est élu Président de la République en 1994. Malgré des difficultés énormes, il parvient à éviter à son pays la faillite sanglante du Zimbabwe voisin, et quittera le pouvoir après un seul mandat. Bref, on dirait que la vie de cet homme a été un sans-faute moral et politique. Est-ce possible qu’il n’est pas de face sombre.

Mandela n’a pas toujours prêché la tolérance et l’ANC a fait preuve, avec ceux qu’elle considérait comme des traîtres ou des rivaux, d’une cruauté implacable. Il n’en reste pas moins que le premier président de la nouvelle Afrique du Sud est un grand homme, l’un des plus grands du XXe siècle. Mais si ce qui atteste la maturité d’une époque, c’est sa résistance à l’idolâtrie, alors il faut dire que la nôtre est retombée en enfance, ou plus exactement, en adolescence. Certes, quitte à diviniser un homme, on peut se réjouir que le choix se soit porté unanimement sur Nelson Mandela et non sur un Führer ou un « Petit  père des peuples ». Mandela n’est pas l’objet d’un culte totalitaire, c’est la démocratie qui, en lui, célèbre son accomplissement.

La religion séculière qui fait de « Madiba » le Dieu de notre temps est la religion de l’humanité universelle. C’est la nôtre. L’autre homme n’est pas autre que l’homme : telle est l’idée qu’il a victorieusement opposée à l’apartheid. Plutôt que la vengeance qui aurait conduit à remplacer la domination blanche par la domination noire, il a choisi la voie de la réconciliation et du pardon. « La vengeance, dit Hannah Arendt, […] laisse la réaction en chaîne dont l’action est grosse suivre librement son cours […] » Eh bien, Mandela a interrompu ce cours. Il a stoppé l’escalade, il a conjuré le cercle infernal de la vengeance. Frederik de Klerk a joué un rôle très important dans la réconciliation, mais l’initiative du pardon après l’apartheid est venue de Mandela.

Et comme l’écrit Jankélévitch, le pardon, véritable miracle humain, « fait époque […] : il suspend l’ordre ancien, il inaugure l’ordre nouveau […] La nuit de la faute, chez le gracié, présage une toute neuve aurore ; l’hiver de la rancune, chez celui qui gracie, annonce un tout neuf printemps. C’est le temps du renouveau et de la seconde jeunesse. Hic incipit vita nova. »

Mais c’est là que commence l’idolâtrie. Nous ne nous préoccupons pas de la réalité de cet ordre nouveau. Peu nous importent la violence qui explose, la continuation de la nuit, de l’hiver de la rancune au sein du printemps de l’ordre nouveau, l’in- sécurité, la corruption : l’inaltérable sourire du vieux Mandela tient lieu d’Afrique du Sud. La piété remplace la curiosité, la légende efface tout ce qui, dans le passé et le présent, pour- rait la problématiser ou la démentir. Et quand on veut bien admettre qu’il y a encore des problèmes, on invoque la persistance de l’apartheid.

Ce qui décharge un peu facilement l’ANC et le président Zuma de leurs effrayantes turpitudes. Et plutôt que d’interroger J.M. Coetzee, l’auteur de Disgrâce, le chef-d’œuvre sur la tragédie de l’Afrique du Sud contemporaine, on passe et on repasse les images du grand concert rock qui eut lieu à Wembley en 1988 pour obtenir la libération de Nelson Mandela. Dans l’imaginaire collectif, le concert extatique a remplacé la grande marche. Et nous avons trouvé en Mandela l’icône de la nouvelle fraternité souriante. Non plus la société sans classes, mais la société arc-en-ciel, le métissage de toutes les races, le mélange de toutes les cultures.

Qui a dit que le monde mondialisé n’avait plus d’utopie ? Il en a une : « United Colors of Benetton ». Mandela, malgré lui peut-être, l’incarne. Il indique la voie que nous devons suivre. Et tout reste à faire. Au lendemain de sa mort, le président français a dit, devant un parterre de dirigeants africains, que nous devions continuer à lutter contre les discriminations, et sur les plateaux de télévision, des personnalités du sport ou du show-biz ont dénoncé, le plus sérieusement du monde, l’apartheid qui sévit en France. Au lieu d’opposer le choix réconciliateur de Mandela à celui de l’Algérie ou du Zimbabwe qui ont éradiqué toute présence européenne sur leur sol, on invoque cette haute figure pour justifier la transformation de la planète entière, Europe comprise, en une gigantesque société multiculturelle. Je suis trop attaché à l’héritage européen pour m’enchanter de cette utopie et suis assez lucide pour voir ce qu’elle dissimule : le séparatisme culturel et la montée des tensions communautaires.

Ayrault et les rapports sur l’intégration

Les rapports sur la politique d’intégration remis à Jean-Marc Ayrault, analysés par Malika Sorel dans le précédent numéro de CAUSEUR, ont été publiés par Le Figaro. Les synthèses de ces cinq groupes d’experts ont mis le feu aux poudres. Citons les plus spectaculaires de leurs propositions : abrogation de la loi proscrivant les signes religieux à l’école, création d’une autorité de lutte contre les discriminations qui devrait évaluer les institutions culturelles selon la connaissance et la reconnaissance de la culture plurielle, etc. Est-ce pure folie ?

Ces rapports ne sont pas plus tombés du ciel qu’ils n’ont chu d’un bureau obscur. Les experts qui les ont rédigés ont suivi la voie tracée dans un précédent rapport par le conseiller d’État Thierry Tuot. Ce qui leur était demandé, c’était de faire les préconisations nécessaires pour en finir avec le concept unilatéral et normatif d’« intégration », et le remplacer par un « nous inclusif et solidaire ». Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ont été au rendez-vous. Ils ont rétrogradé la langue française au rang de « langue dominante » dans un pays plurilingue, ils ont appelé à la généralisation sur tout le territoire de l’enseignement de l’arabe et des langues d’origine. Réécrivant l’Histoire à la lumière de l’actualité plurielle, ils ont invité la France à assumer sa dimension arabo-orientale et demandé que les noms des nouvelles rues de nos villes et villages soient donnés en écho à l’histoire des migrations. Comme l’affirme Esther Benbassa dans Le Figaro, il s’agit de « faire prendre conscience aux élites que la France est un pays aux populations hétérogènes. Cela a été le cas tout au long de son histoire. Sa richesse vient de cette hétérogénéité, de Chagall à Yves Montand ! » Ni Poussin donc, ni Degas, ni Monet, Vuillard, Bonnard ou Matisse, mais seulement Chagall. Yves Montand chantant Les Feuilles mortes mais pas Prévert, Rutebeuf,  Nerval ou Mallarmé. Quand on lit des choses pareilles, on pense à Lino Ventura dans Les Tontons flingueurs : « Les cons, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît. » Et ces « cons », aujourd’hui, sont sénateurs, ministres ou sociologues. Ils nous expliquent depuis des lustres que la France doit aux étrangers l’essentiel de son génie. Mais heureusement, ils sont allés tellement loin dans ces rapports que l’opinion s’est révoltée. Elle n’a pas voulu du 2084 que lui dessinait l’antiracisme totalitaire. Et l’avion du changement qui croyait avoir rejoint son altitude de croisière a dû atterrir en catastrophe. Mais d’autres préconisations du même type nous menacent. L’Union européenne n’a-t-elle pas défini l’intégration comme un « processus dynamique à double sens d’acceptation mutuelle de la part de tous les immigrants et résidents des États-membres » ? En d’autres termes, aucune discrimination ne doit demeurer entre la culture

européenne et celles des nouveaux arrivants. Les institutions de l’UE veillent même à remplacer la civilisation européenne par les valeurs de respect et de tolérance.

Je pense à cette confidence de Levinas : « C’est le sol de la langue française qui est pour moi le sol français ; je parle très bien le russe encore, assez bien l’allemand et l’hébreu, je lis l’anglais, mais j’ai souvent pensé au début de la guerre de 1939 que l’on fait la guerre pour défendre le français ! […] C’est dans cette langue que je sens les sucs du sol. »

À ceux qui croient pouvoir en finir avec les privilèges de la langue et les sucs du sol, je ne peux répondre que par cette question : Est-ce ainsi que les hommes vivent ? [/access]

*Photo: MEUNIER AURELIEN/SIPA.00671094_000028.

Janvier 2014 #9

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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