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Au fond, on veut punir l’hétérosexualité


Au fond, on veut punir l’hétérosexualité

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Élisabeth Lévy. « Moi, Philippe Caubère, 60 ans,comédien, auteur, citoyen, homme de gauche, marié, féministe et “ client de prostituées ” » : ainsi était intitulé le beau texte que vous avez publié en 2009 dans Libération, quand Roselyne Bachelot proposait déjà de sanctionner les clients. Vous parliez alors d’une « abjection » qui ne ferait que jeter les « filles » dans une précarité encore plus grande. Mais pour beaucoup de gens, l’abjection, c’est la prostitution elle-même. Et d’autres, y compris moi-même, doivent s’imposer un effort pour comprendre qu’une femme puisse librement coucher avec des inconnus pour de l’argent. J’accepte que certaines femmes aient un rapport à leur corps et à la sexualité très différent du mien, mais comment l’expliquez-vous ?

Philippe Caubère. C’est pourtant simple : le sexe, c’est mystérieux, tragique et dangereux. Pourquoi des filles ou des garçons préfèrent-ils faire ceci plutôt que cela ? On n’en sait rien et heureusement ! Dans ma « vie de client », je n’ai pratiquement connu que des filles qui affirmaient se prostituer par choix. Et je ne vois pas pourquoi je les croirais moins que des associations généreuses, mais catholiques, ou des intellectuelles qui ne connaissent rien d’une réalité qu’elles méprisent.[access capability= »lire_inedits »] D’autre part, il est faux de dire qu’elles vendent leur corps : la prostitution ordinaire, qui existe – et largement –, n’a rien à voir avec l’esclavage sexuel. Ces filles prennent de l’argent en échange de prestations. Et elles peuvent choisir d’en faire leur « métier », même si je ne penserai jamais que c’est un métier comme un autre. En tout cas, si des filles ou des garçons adultes préfèrent faire celui-ci, plutôt que de subir l’esclavage du travail ou du chômage, ça ne regarde qu’eux et on peut tout de même leur laisser ce droit !

Ce n’est pas seulement une affaire de droit. Vous en connaissez beaucoup, des filles qui posent le choix dans ces termes ?

Bien sûr. J’ai une amie, par exemple, qui préférait mille fois aller travailler dans un bar de Pigalle plutôt que d’être agressée sexuellement, exploitée, humiliée comme elle l’était, du matin au soir, par le patron et les clients du bar « normal » où elle était employée comme serveuse. Et elle était loin d’être la seule dans son cas.

D’accord, mais faut-il oublier la violence et l’exploitation que subissent des malheureuses, souvent étrangères et totalement dépendantes ?

Je ne vois pas comment je pourrais l’oublier puisque, dès qu’il est question de prostitution, on ne parle plus désormais que de ça. C’est l’argument absolu. De même, on nous présente comme une vérité incontestable le fait qu’il y aurait 80 % de prostitution forcée. Où est la preuve de cette affirmation ? D’où provient ce chiffre ? Je suis convaincu que c’est faux, et même que la proportion réelle est inverse. Par ailleurs, je n’ai jamais manqué de respect à une prostituée, bien au contraire. À l’époque où j’allais rue Saint-Denis – c’était plutôt dans ma jeunesse –, un client qui se permettait un geste déplacé envers une prostituée se faisait lyncher !

Admettez au moins que les « abolitionnistes » et les défenseurs de la pénalisation du client sont animés d’excellents sentiments : ils veulent aider les prostituées…

Comment peut-on prétendre vouloir aider des personnes qu’on ne connaît pas, qu’on n’écoute pas et qu’en fait on méprise ? En réalité, on ne fait rien pour aider les filles qui se font exploiter. Comme l’a écrit récemment Alexandre Romanès dans un très beau texte contre tous les ostracismes, il suffit de circuler la nuit sur les boulevards extérieurs de Paris pour voir des types livrer ou embarquer de très jeunes filles, de l’Est ou d’ailleurs, dans de grosses voitures noires. Ces gens-là sont connus, ont pignon sur rue : pourquoi ne sont-ils jamais inquiétés ? Il y a quand même un mystère ! On veut condamner des clients honnêtes et, je suis désolé, innocents, quand on ne fait rien pour lutter contre les pires systèmes de maquereautage.

La violence et le proxénétisme sont sévèrement punis par le Code pénal…

Jusqu’à l’absurdité. Il est arrivé que l’on condamne un gamin dont la mère, prostituée, payait les études avec l’argent que lui rapportait ce commerce, ou un mari qui tolérait les passes occasionnelles de sa femme… Ceci étant, l’esclavage sexuel existe, c’est une évidence et une abomination, et il faut le combattre sans pitié. Mais j’ai voulu évoquer dans mon intervention une autre face de la prostitution, qu’on fait semblant de ne pas voir, alors qu’elle est essentielle.

Rien de surprenant puisque, comme vous l’avez dit, le sexe, c’est « tragique et dangereux » !

Mais l’art aussi, c’est tragique et dangereux ! La politique aussi, c’est tragique et dangereux ! Toutes les activités humaines essentielles sont tragiques et dangereuses ! Et à notre époque de crise, même le travail est dangereux ! Croyez-vous qu’il y ait plus de suicides dans le monde des prostituées que chez France Télécom ? Je n’en suis pas si sûr… Aujourd’hui, les mecs n’osent plus parler parce qu’ils ont peur, et pas seulement du sexe ! Ils ont peur de leur femme, de leur maîtresse, de leur fille, de leur patron. Et aussi, peut-être, de leurs propres pulsions… Mais croire et professer qu’on va éradiquer ou domestiquer la pulsion sexuelle est une idée folle, un fantasme à la Orange mécanique ! C’est aussi une idée dangereuse, parce que, quand on empêche les gens de faire l’amour, ils font la guerre, ou deviennent violents. La Suède, qu’on nous montre en exemple, ou la Norvège, sont des pays d’extrême violence. Je demeure résolument un soixante-huitard pour qui les deux principaux acquis de 1968 restent la liberté sexuelle et la liberté dans l’art…

Je vous laisse la liberté de l’art : il n’est pas sûr que l’abandon des formes ait produit de très bons résultats… Et sur la liberté des mœurs, les héritiers supposés de Mai-68, autrement dit les gens de gauche, sont plutôt terrifiants. Surtout les jeunes…

Mais pas seulement eux ! Les intellectuels de gauche de ma génération qui applaudissent à tous les projets répressifs parce que c’est la mode me font penser aux vieux qui, en 68, retournaient leur veste pour paraître plus gauchistes que les gamins qui lançaient des pavés – et qui avaient raison de le faire : c’était leur rôle. Beaucoup de mes copines qui ont vécu ces années-là comme moi, et même de façon bien plus agitée, sont devenues des parangons de vertu. Le sexe, à la limite c’est bon pour les hommes entre eux, mais elles voudraient que leurs mecs arrêtent de baiser, et surtout ailleurs. La fête est finie ! Une fois qu’on aura interdit la prostitution, ce sera la pornographie, et puis la littérature, du marquis de Sade aux romans d’Henry Miller. Que leur est-il arrivé ? À la limite, je comprends mieux cette volonté d’interdire chez des jeunes femmes qui, telles des gardes rouges, n’ont pas encore vécu : les filles de « Osez le féminisme ! » sont souvent très sympas, mais le lait leur sort du nez…

Très sympas ? Je vous laisse la responsabilité de cette affirmation. En tout cas, le sexe, ce n’est pas leur truc. Elles, ce qu’elles aiment, c’est le partage des tâches ménagères : on est passé de « Mon corps m’appartient ! » à la « brigade des plumeaux »…

Oui, il y a quelque chose de terrible, d’atrophié, d’archaïque, dans ce féminisme-là, qui ne sait plus voir l’homme que comme un prédateur ! Qui le veut soumis, peureux, puni. J’ai l’impression de me retrouver dans les années 1950 avec ma mère, que j’adorais, mais qui a quand même gravement cassé les couilles à l’adolescent que j’étais ! C’était une femme intelligente, brillante, qui nous a appris, à ma sœur et à moi, que les femmes étaient les égales des hommes. Mais dès qu’il s’agissait de sexe et de plaisir, elle devenait folle, méchante, abrutie, moyenâgeuse. Son discours éclairé, anticonformiste et progressiste devenait obscurantiste, obscène et mortifère. Alors, la « domination masculine », je sais que ça existe, je ne suis ni idiot ni inculte, mais franchement, je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai jamais connu que la domination féminine : de ma mère à Ariane Mnouchkine, en passant par mes femmes, ce sont toutes des « tronches » et des dominantes. Je m’en suis d’ailleurs fort bien porté et cela m’a aidé à devenir un homme. Au plein sens du terme. Même si l’artiste et le comédien que je suis savent que je suis aussi – et peut-être autant –, une femme.

Certes, mais toutes les femmes n’ont pas la chance de tomber sur Philippe Caubère. Je ne doute pas que vous soyez un gentleman, mais cela doit-il faire oublier que beaucoup de femmes sont victimes de violences ?

Je ne dis évidemment pas ça, je dis juste que, pour ma part, je n’ai jamais violé ni brutalisé une fille. J’ose à peine les draguer ! Et je trouve insupportable d’être sans cesse jugé, caricaturé, réduit de façon dégradante – et bientôt pénale ! – à la figure d’un agresseur que je ne suis pas et n’ai jamais été. Il est tout de même troublant d’entendre sans cesse dénoncer une réalité qu’on n’a jamais vécue, ni rencontrée.

Pardonnez-moi de me répéter, mais cette réalité n’en existe pas moins. Que le sort de ses victimes suscite de l’émotion est pour le moins légitime, non?

Je crois plutôt que cet alibi compassionnel cache une farouche volonté de répression sexuelle ou, pour être plus précis, de répression de l’hétérosexualité. Car c’est bien cela qui est en cause avec cet infâme projet de pénalisation des clients de prostituées : alors que l’homosexualité et la transsexualité sont enfin reconnues comme « normales », on s’apprête à sanctionner et à humilier une catégorie sexuelle. Il est tout de même hallucinant d’imaginer qu’on n’aura bientôt plus le droit d’être hétérosexuel impunément! Cette idée de délinquance pour un acte aussi banal, que tout le monde pratique d’une façon ou d’une autre, dans le mariage, le concubinage, le monde politique ou au bureau, est insupportable.

Vous exagérez ! Disons plutôt que ce n’est pas très bien vu. Mais que faut-il faire s’agissant d’un métier qui, s’il est le plus vieux du monde, n’est pas tout à fait, selon vos propres termes, un métier comme un autre ?  

Il faudrait légaliser la prostitution et la protéger, c’est une évidence. Mais je n’ai pas à donner mon avis sur les modalités de cette question, même et surtout en tant que « client ». Ce serait aux prostituées, avec les pouvoirs publics, de décider où et comment elles voudraient pratiquer leur activité.

Tout de même, n’allez-vous pas un peu loin quand vous laissez entendre que tout le monde se prostitue ?

On peut aller beaucoup plus loin encore quand on estime qu’une femme est écrasée ou dégradée à partir du moment où un homme la désire. Et pourquoi des femmes qui exigent ou extorquent des millions en cas de divorce seraient-elles plus respectables qu’une fille qui demande 100 euros pour une passe ? La prostitution des riches serait autorisée, voire encouragée, et la prostitution des pauvres interdite et méprisée ? C’est le summum du philistinisme. L’hypocrisie absolue que dénonçait et combattait Molière.

Et vous, vous êtes une pute ?

Avec mon métier, j’aurais du mal à prétendre le contraire ! Bien sûr que je fais la pute : je fais jouir les gens avec mon corps, avec ma voix, avec mes conneries, et même avec ma vie que je livre en pâture, et tous ceux qui en font partie, dont je me moque, à qui ça ne fait pas toujours plaisir et qui ne me traînent pas pour autant devant des tribunaux. Oui, je fais rire, jouir, et j’en suis fier ! Oui, je suis vicieux, pervers, et tout ce qu’on voudra. Et si je n’en suis pas plus fier que ça, je n’en ai pas honte. Non, je n’ai pas honte d’être un homme. Par contre, comme pute, je choisis mon coin de trottoir, ma prestation et mon prix. Et bien que ma femme s’occupe de mes contrats, je n’ai pas de maquereau !

Philippe Caubère, de Molière à Aragon

Philippe Caubère a débuté sa carrière de comédien dans les années 1970 au célèbre Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine.Durant ces sept années passées à Vincennes, il a notamment joué dans 1789, 1793, L’Âge d’or et Dom Juanou le Festin de pierre. Après un court passage en Belgique, Philippe Caubère entame une longue phase autobiographique.

En 1981, il monte au festival d’Avignon La Danse du diable, une pièce inspirée de son enfance marseillaise dans les années 1950, qu’il a écrite et interprétée. L’immense succès du spectacle le consacre définitivement comme l’un des grands du théâtre français contemporain. Il s’attelle ensuite au Roman d’un acteur, œuvre monumentale de 11 spectacles sur la vie d’un jeune comédien depuis son entrée au Théâtre du Soleil. Pendant sa longue carrière, Philippe Caubère a été encore acteur de cinéma, notamment dans Molière de Mnouchkine (1974), La Gloire de mon père et Le Château de ma mère d’après Pagnol (1990), ou L’Harmonie familiale de Camille de Casabianca sorti en mai. Interprète d’Aragon (1996), il revendique aussi les influences de Céline, Proust ou Fellini. Il est actuellement à l’affiche pour son spectacle Marsiho, dans toute la France ; dans Jules et Marcel, avec Michel Galabru, dans le Sud de la France, d’après la correspondance de Pagnol et Raimu ; et reprendra Urgent crier ! pour trois représentations à Couffé (44), les 19, 20 et 21 décembre.[/access]

*Photo : BALTEL/SIPA. 00627942_000037.

Novembre 2013 #7

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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