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La classe de l’oncle Tom

L'économiste américain iconoclaste n'est pas près de décrocher le prix Nobel


La classe de l’oncle Tom
L'économiste américain Thomas Sowell D.R.

Brillant économiste afro-américain, Thomas Sowell a été l’un des premiers à s’opposer au wokisme. Tout en dénonçant l’arnaque de l’antiracisme et la discrimination positive, il promeut un individualisme éclairé pour en finir avec les ghettos.


Les économistes vivants qui nous permettent de faire sens de notre époque – et pas seulement de savoir comment réduire le chômage ou les déficits – se comptent sur les doigts d’une main. Thomas Sowell, 91 ans, est l’un de ceux-là, l’auteur de plus de 30 livres destinés à un large public dont trois seulement ont été traduits en français[1]. Mais ce Noir américain est aussi, comme ses collègues afro-américains Walter Williams (1936-2020) et Jason Riley (né en 1971), un pourfendeur de la gauche progressiste américaine.

Dans le Harlem de la grande époque

Né en Caroline du Nord en 1930, orphelin de ses deux parents à l’âge de 3 ans, il est élevé par des oncles et tantes (trois femmes rien que pour lui) qui déménagent assez rapidement à Harlem. C’est un élève assez studieux qui rêve de jouer avec les Brooklyn Dodgers (au base-ball). Lorsqu’il a 17 ans, il doit abandonner ses études et commence à travailler, notamment comme « petit télégraphiste » à la Western Union. Quand il peut s’offrir le bus, le trajet du retour du quartier des affaires où il travaille l’initie aux réalités sociales de la Grosse Pomme. Marx semble avoir raison : le contraste entre la prospérité des beaux quartiers le long de Central Park et les taudis de son propre quartier ne peuvent s’expliquer que par l’exploitation et la spoliation des pauvres par les riches. En 1950, c’est la guerre de Corée, il est appelé sous les drapeaux et rejoint les commandos du Marine Corps. Ses talents de photographe – une passion qu’il cultive encore aujourd’hui – en font la coqueluche de ses camarades et après son congé, il décide de reprendre ses études et s’inscrit, grâce au G.I. Bill, à des cours du soir à Howard University à Washington[2]. Ses résultats impressionnent tellement ses professeurs qu’ils lui dénichent une bourse à Harvard où il obtient son « Bachelor’s Degree » en économie avec mention TB en 1958.

Un marxiste dans la classe de Milton Friedman

Il a pris goût aux études et enchaîne un Master à l’université Columbia (New York), puis il suit son professeur George Stigler (Nobel en 1982) parti rejoindre Milton Friedman à Chicago. Sowell fait ses classes chez ce dernier tout en demeurant un marxiste convaincu. Ce dont le futur Nobel (1976) échoue à le persuader, un stage de troisième année (il a 30 ans passés) au Department of Labor y parvient. Le service où il travaillait alors comme économiste observait une hausse inexpliquée des inscriptions au chômage à Porto Rico au moment de la récolte de canne à sucre. Les fonctionnaires du ministère, emboîtant le pas au syndicat local, imputaient ce phénomène aux typhons qui ravageaient les cultures et réduisaient le besoin de main-d’œuvre. Fidèle à la méthode empirique, Sowell propose de comparer l’étendue des surfaces emblavées avant et après la récolte – de façon à vérifier l’étendue des dégâts provoqués par lesdits typhons. Consternation chez ses collègues qui redoutent que le lièvre qu’il vient de soulever leur cause des ennuis, voire leur coûte leur poste. Ainsi découvre-t-il intuitivement une règle orientant les choix publics : les fonctionnaires aussi suivent des incitations à agir qui peuvent ou non coïncider avec l’intérêt général.

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À partir de 1965, il enseigne dans diverses universités notamment à Cornell où il essuie les premiers frémissements de la révolte étudiante, puis à Brandeis, Amherst et finalement à UCLA. Ce nomadisme universitaire révèle qu’il a du mal à trouver sa place. En 1980, il est élu à la Hoover Institution à Stanford où il rédigera l’essentiel de son œuvre. Il connaît son quart d’heure de célébrité sous Reagan, apparaissant à la télévision dans l’émission de William F. Buckley Jr., puis devant une commission sénatoriale (face à Joe Biden !) ; on lui propose un poste de conseiller dans un ministère qu’il finit par décliner. Comme Cyrano, il n’a cure d’attirer sur les lèvres d’un ministre « un sourire qui ne soit pas sinistre ».

Au cours de ces cinquante dernières années, Sowell est constamment revenu, en les approfondissant, sur les mêmes sujets : l’éducation et l’intégration des minorités, les politiques d’éducation et de discrimination, la source des inégalités de richesse. Sa contribution la plus significative à la théorie économique est sans conteste son Knowledge and Decisions (1980) qui explore la diffusion de la connaissance par les mécanismes de marché, un ouvrage salué par Friedrich Hayek[3]. Au cours de la dernière décennie, il a (re)publié sous forme d’une trilogie la somme de ses réflexions : Conquests and Cultures, Migration and Cultures et Race and Culture (tous sous-titrés : « A Word View »).

« Péquenots noirs et progressistes blancs »

C’est avec ce livre de 2005 qu’il s’affirme comme « anti-woke » avant la lettre. Difficile, avec un tel titre, de trouver un éditeur sur la place de Paris… Cet ouvrage est basé sur ses travaux qui remontent aux années 1970 (Race and Economics). Sowell y apparaît comme un humaniste radical et un culturaliste : pour lui, les facteurs culturels expliquent largement la réussite matérielle des individus (via la formation de capital humain). Contre la vision essentialiste et égalitaire des cultures, il prend le parti de l’individu qui doit éventuellement se défaire des traits culturels de sa communauté d’origine si ceux-ci entravent son développement personnel. Pour lui, enfermer les individus dans leur culture « d’appartenance » est criminel. Aussi dénonce-t-il la fétichisation de la culture des ghettos noirs par les « arnaqueurs de l’antiracisme ». D’ailleurs, note-t-il, ces derniers obéissent à des incitations exactement inverses de celles de leurs partisans : « En public, ils déplorent l’étendue du racisme ; en privé ils en appréhendent l’éventuelle disparition… »

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En restant fidèle à la boussole de l’individualisme méthodologique et à la recherche des faits, il déconstruit les interprétations communes sur l’héritage de l’esclavage aux États-Unis et conteste le succès des politiques du Welfare. Il observe que la politique officielle de ségrégation raciale des États du Sud (« l’ère de Jim Crow », 1865-1964) s’est fracassée contre les incitations naturelles des agents économiques. Comme les travailleurs noirs acceptaient des salaires inférieurs à ceux obtenus par les syndicats pour les Blancs, il s’est trouvé des patrons (notamment dans le bâtiment) pour les employer au mépris des lois. Comme il l’observe avec ironie : « Même un raciste place son intérêt personnel au-dessus de celui des autres. »

Il ne désavoue pas complètement le mouvement des droits civiques des années 1960, mais il renvoie dos à dos l’arrogance des antiracistes blancs d’aujourd’hui et celle de leurs ancêtres racistes, tous réunis dans une même conviction que les Noirs américains ne sont rien sans eux. Observant que l’État social a réussi en vingt ans ce que deux siècles d’esclavage et un siècle de discrimination négative n’ont pas atteint, détruire la famille afro-américaine, il reprend à son compte les slogans de Frederick Douglass (1818-1895) – « Laissez-nous vivre » – et, plus récemment, de Jason Riley – « Arrêtez de nous aider s’il vous plaît[4] ».

La cause des élèves

Dès le début de sa carrière, l’éducation des enfants des minorités a été un de ses sujets de prédilection[5]. Lui-même a été confronté au retard du langage chez son premier enfant[6]. Son dernier combat (en date) est la défense des « Charter Schools », écoles primaires et secondaires du secteur public confiées à des organismes privés par dérogation à leur statut[7]. Apparues au Minnesota en 1991, elles ont essaimé dans 42 États et dans le district de Columbia. C’est dans les quartiers défavorisés qu’elles ont fait le plus de différence et Sowell s’est intéressé surtout aux cas de Washington DC et New York. Le système éducatif de cette ville (9 millions d’habitants) ressemble assez au système français : monopole public, hiérarchie bureaucratique, syndicats omnipotents, politiciens timorés. Dans les « quartiers », la demande est forte : l’admission se fait par tirage au sort. Face aux résistances de l’administration, des politiciens comme Bill de Blasio et du syndicat enseignant, Sowell prend la tête d’une croisade populaire pour défendre ces écoles d’autant plus nocives pour leurs adversaires qu’elles sont intégrées dans les écoles publiques existantes, donc « indétectables ».

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Pour résumer, Sowell ne pense rien comme les autres. À ses yeux, le New Deal a prolongé et aggravé la « Grande Dépression » ; la discrimination positive pour les Noirs américains « aurait pu être inventée par le Ku Klux Klan » (sic) ; la présidence de Barack Obama a été un désastre et il n’existe pas de « situation aussi désespérée que l’État ne puisse empirer ».

Franchement, il mériterait bien de décrocher le fameux prix de la Banque de Suède. Mais bon, mettez-vous à leur place…


[1]. Les habitués du site de Causeur auront lu la recension de son récent livre Discriminations and Disparities par Michèle Tribalat (6 juillet 2020).

[2]. Université d’élite fondée après la guerre de Sécession (1867) et réservée aux Afro-Américains jusqu’aux lois de déségrégation (1964).

[3]. F.A. Hayek, « The Best Book on General Economics in Many a Year », Reason, décembre 1981.

[4]. Jason L. Riley, Please Stop Helping Us: How Liberals Make It Harder for Blacks to Succeed, Encounter Books, 2016.

[5]. Black Education: Myths and Tragedies, 1974.

[6]. Il en a tiré un récit : Late-talking Children (1997).

[7]. On pense aux écoles privées sous contrat mais celles-là sont gratuites et financées sur fonds publics comme les autres.

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Article extrait du Magazine Causeur




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