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Quand on ne rentre plus du boulot…

Le télétravail, un sevrage social


Quand on ne rentre plus du boulot…
© Stéphane ALLAMAN/SIPA Numéro de reportage : 00955804_000001

Un sondage publié à l’occasion du lancement de l’opération « J’aime ma boîte » met le doigt sur la désillusion du « travailler chez soi »…


« Bonjour, je m’appelle Laurent – Bienvenue Laurent ! – C’est la première fois que je prends la parole et… – Courage Laurent, nous sommes avec toi ! – Voilà, depuis le télétravail à la maison, je ne suis plus le même, je ne me reconnais pas, je n’ai plus envie de travailler. C’est angoissant ce sevrage. – Laurent, nous étions tous des « workholics ». De là à se sevrer de tout travail…, dis-nous ce qui te fait mal aujourd’hui – Ce qui me fait souffrir c’est cette « contre-addiction » : je l’aime mais je me détache d’elle, plus précisément j’aime ma boîte mais je m’en éloigne ; je n’arrive plus à travailler comme avant ; je me mets de plus en plus en retrait pour ne pas dire en retraite. J’ai peur de notre avenir. »

Assisterons-nous bientôt à une réunion d’un groupe de Télétravailleurs Abstinents Anonymes ? Laissons la réunion des 2T2A se finir sans nous. Laurent n’est pas complétement virtuel, il n’est pas le seul à s’interroger et à s’angoisser. Le sondage OpinionWay demandé par « J’aime ma boîte », publié ce jour, le confirme : 30% des personnes interrogées estiment que la relation (le terme à son importance) avec leur entreprise a changé. Parmi elles, plus de la moitié se « sentent détachées » de leur boîte !

Un mail avec un « merci beaucoup, c’était très bien » accompagné d’un emoji répété, peut-il entrainer la même récompense, la même reconnaissance qu’un sourire en face de soi ?

En cette période d’espérance, où l’on se dit qu’on en a bientôt fini avec les conséquences les plus dramatiques du Covid-19 grâce au vaccin, et d’excitation précoce liée aux élections présidentielles à venir, faut-il vraiment mettre les villes à la campagne avec le télétravail ? Les débats ne manqueront pas entre les défenseurs du « travailler plus pour gagner plus » et les supporters du « travailler moins pour vivre plus ».

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Le retour de la solitude

Parmi les multiples conséquences de la pandémie du SARS-CoV-2, nous pouvons en souligner deux. D’abord, un début d’exode urbain, ensuite, le développement du télétravail.

Restons sur ce point. Dans un premier temps, de mars à juillet 2020, le télétravail a suscité étonnement et engouement. Se familiariser avec les différentes applications, Zoom et autres, et la méthodologie des visio-conférences fut aussi agréable que de lancer les « apéros virtuels ». S’imposer une rigueur horaire, un coin bureau protégé et « s’habiller pour travailler chez soi » fut vécu sans grand stress et même par beaucoup de privilégiés comme une sympathique adaptation.

Le gain de temps, la protection face à la circulation virale, la découverte d’une forme de résistance commune face à la menace d’arrêt de l’économie ne pouvaient que séduire, tout comme la diminution de la pollution et du coût des déplacements. Se retrouver, à l’heure, derrière son écran et à la maison ne semblait pas devoir poser grands problèmes, à condition de ne pas être dans des situations précaires. L’été 2020 et son insouciance pouvaient arriver : dans les esprits de beaucoup, le pire était passé. Hélas, la rentrée scolaire 2020 ne fut pas longtemps légère et les mesures sanitaires annoncèrent un nouvel hiver. Le retour derrière l’écran pour télé-travailler se fit alors plus pesant ; la multiplication des visio-conférences et l’incessant flux des mails firent passer de la « coolitude du travail at home » à la solitude et au manque des échanges et contacts humains. Ne plus s’embrasser ou se serrer la main, ne plus rire autour d’un café ou d’une table de déjeuner, ne plus voir directement les expressions de ses collègues commencèrent à « manquer ». Rester à la maison et « résister » en travaillant devint moins évident, beaucoup plus pesant.  

Couverture du journal Libération, du 9-10 octobre 2021.

Il est légitime et utile de s’interroger sur cette évolution. Dans son édition des 9-10 octobre 2021, le journal Libération, titrait à la une : « Télétravail, l’échappée belle ». Échappée, sans doute ; belle, vraiment ? L’évolution et l’intérêt économique du télétravail seront étudiés, n’en doutons point. Cependant, le sondage réalisé par OpinionWay pour « J’aime ma Boîte » nous apprend qu’un pourcentage élevé de salariés interrogés déclarent avoir « moins envie de travailler » !

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Un animal social

Des études ont déjà montré la lassitude cérébrale et la fatigue psychique induites par les heures d’écran et la multiplication des visio-conférences et des « face-time ». De plus, l’Homo sapiens, petit mammifère métaphysique, est un animal social. Une société sans contact physique n’existe pas plus qu’une société sans travail, sans culture, sans fête et même sans drogues. Les manques entrainés par les confinements nous le confirment, s’il en était besoin. Nous nous sommes réjouis de la réouverture de nos restaurants, de nos terrasses, de nos tables pour boire un café, de nos espaces culturels ou de nos salles de sport. Serions-nous moins ravis de nous retrouver pour travailler ?  « Télétravailler » massivement nous a-t-il donné envie de moins travailler ?

Quelle est la responsabilité du télétravail ? Une piste peut résider dans ce rappel neuro-biologique fondamental : de même que manger, avoir une relation sexuelle ou encore échapper aux prédateurs, « être reconnu » active notre circuit de la récompense. Cette liaison entre reconnaissance et récompense ne renvoie pas à un besoin tyrannique de notoriété mais seulement à une reconnaissance par l’Autre de ce que nous faisons, de ce que nous disons et échangeons. De simples regards ou expressions d’appréciations demeurent au XXIe siècle au moins aussi importants que le nombre de like ou de followers. Un mail avec un « merci beaucoup, c’était très bien » accompagné d’un emoji répété, peut-il entrainer la même récompense, la même reconnaissance qu’un sourire en face de soi ? Nous nous sommes construits sur la lecture des expressions et micro-expressions des êtres vivant avec nous. Combien de temps nous demanderont nos cerveaux pour s’habituer à se satisfaire des expressions transmises par écrans interposés ?

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C’est en cela, je l’admets, que je trouve des plus intéressants le sondage d’OpinionWay pour « J’aime ma boite ». Avant d’envisager la dangereuse utopie d’un sevrage en ambulatoire du travail pour accéder au bonheur, et avant de remettre les villes à la campagne (à condition qu’il y ait la 5G), nous devrions nous tourner vers la régulation du télétravail, tout en portant nos interrogations au-delà du simple rapport économique. Peut-on aimer sa boîte et vouloir moins travailler ? Peut-on s’aimer longtemps à distance ?



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Ancien interne, chef de clinique, puis médecin des Hôpitaux de Paris, habilité à diriger des recherches, le Dr William Lowenstein est spécialiste des addictions. Il préside l'association SOS Addictions depuis 2013.

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