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La fin de la machine à café

La grande mutation du travail


La fin de la machine à café
© CAIA IMAGE/Science Photo Library via AFP

La crise du Covid a accéléré un phénomène à l’œuvre depuis quelques années dans les entreprises. Après les open spaces et le flex office, l’employé est désormais encouragé à travailler de n’importe où, y compris d’un pays étranger. Conséquence, après les ouvriers, ce sont désormais les cols blancs qui risquent d’être soumis à la concurrence mondiale.


À la faveur d’une campagne de vaccination mondiale menée tambour battant, l’humanité sort progressivement de sa léthargie et retrouve sa propension naturelle à jouir et à s’entre-déchirer, à s’émerveiller et à déplorer ; en somme, à vivre. Il n’y aura probablement pas de « Grande Réinitialisation », c’était écrit [1]. Cependant, tout indique que la manière dont nous travaillons restera à jamais marquée par les confinements répétés et leur cortège d’improvisations plus ou moins heureuses en matière de politiques économique et managériale. Le monde du travail est bel et bien entré dans l’ère d’une « nouvelle normalité » dont les évolutions n’affecteront pas uniquement l’entreprise, mais aussi certains pans inattendus du social.

Fin du commencement et nouvelle normalité

Quand en 1942 les troupes britanniques remportaient la seconde bataille d’El Alamein face aux divisions allemandes commandées par Rommel – marquant ainsi un tournant dans le conflit mondial –, Churchill, prudent, se contentait de rétorquer à ses interlocuteurs trop enthousiastes : « Ce n’est pas la fin. Ce n’est même pas le commencement de la fin. Mais, c’est peut-être la fin du commencement. » Toutes proportions gardées, il en va à notre sens de même quant à la bascule historique que nous vivons après de longs mois de crise sanitaire à l’échelle planétaire. Bien souvent les crises n’induisent pas de véritables césures, mais elles agissent à la manière de révélateurs, autant que d’accélérateurs de phénomènes sous-jacents, historiquement inéluctables, mais peinant à sourdre.

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Avant 2020, le travail à distance était déjà pratiqué dans de nombreuses grandes entreprises, les logiciels de visioconférence et de collaboration numérique étaient déjà utilisés hors du seul contexte professionnel, les sociologues du travail et les théoriciens de la gestion des organisations s’interrogeaient déjà sur les aspirations libertaires des générations Y et Z vis-à-vis de leurs métiers, les technologies de cloud et de blockchain avaient déjà rendu obsolètes les infrastructures informatiques physiques centralisées et les open spaces subissaient déjà les assauts du flex office [2]. Nous étions prêts, mais nous ne le savions pas.

L’hybride de Lerne

Un rapport de recherche publié en avril dernier par le cabinet McKinsey rend compte du fait que la plupart des grands groupes occidentaux « ont annoncé leur intention de mettre en place un modèle d’organisation hybride du travail [3] », modèle qui consiste essentiellement à offrir aux salariés une plus grande flexibilité dans la mise en œuvre du travail à distance. Là où la plupart des accords syndicaux avaient abouti à l’obtention d’un jour et d’un lieu fixe de télétravail par semaine avant la crise, les entreprises tolèrent désormais, voire encouragent, que les tâches à distance soient effectuées n’importe où hors du domicile, sur des plages de temps fluctuantes et plus longues, en alternance avec des périodes – parfois disjointes entre les employés au sein d’une même équipe – de présence in situ.

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Le modèle hybride répond en fait aux demandes de souplesse exprimées par les générations les plus jeunes tout en permettant aux entreprises de bénéficier d’externalités opportunes. Ainsi, les surfaces immobilières autrefois concentrées dans des zones d’activité impersonnelles peuvent migrer hors de ces espaces congestionnés et les onéreux voyages d’affaires se voient progressivement remplacés par des sessions virtuelles à distance, en cohérence avec les nouveaux engagements exigibles en termes d’« impact écologique » et de « frugalité de gestion »…

Remote workers et « Conti [4] » : une nouvelle partition du social

On voit en outre émerger des formes nouvelles d’interactions vis-à-vis des entreprises : tel jeune professionnel originaire de province choisit de quitter Paris pour n’y venir qu’épisodiquement, effectuant l’essentiel de son travail à distance, auprès de ses proches ; tel autre n’ayant jamais vu ses collègues, tous basés dans un autre pays, à la faveur d’une offre d’emploi proposée en remote hiring, c’est-à-dire ouverte à tous, quelle que soit la nationalité du candidat et sans contrainte de localisation. Plusieurs offres d’emploi publiées par Facebook répondent déjà à ce schéma, ce qui ouvre de facto la voie à une concurrence inédite entre « cols blancs » à l’échelle mondiale. Des colocations « tournantes », occupées à la journée, voient le jour en réponse à ces nouveaux besoins. Les sièges des grands groupes se transforment aussi : au gigantisme centralisateur du capitalisme d’antan, symbolisé par le modèle du gratte-ciel impersonnel, se substitue un siège qui serait géographiquement fragmenté, plus « sobre », plus « émotionnel » aussi, au sens où il doit dorénavant non seulement véhiculer les valeurs de l’entreprise, mais aussi permettre la manifestation des affects des employés entre eux et à son égard.

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Cela ne saurait occulter le fait que ce mouvement à terme inéluctable dans le secteur avancé du tertiaire creusera de nouveaux déséquilibres quant aux conditions de travail de ceux qui occupent des fonctions au sein de secteurs professionnels nécessitant le contact ou la présence physique : certains services à la personne, l’industrie, l’agriculture par exemple. Le fossé culturel décrit par Goodhart qui sépare les anywhere des somewhere risque de se creuser plus encore, les premiers se voyant libérés de la contrainte de localisation, les seconds condamnés à s’y soumettre.


[1]. Sami Biasoni, « La “Grande Réinitialisation” : le monde d’avant en pire », Causeur n° 87, janvier 2021.

[2]. L’open space consiste à décloisonner les espaces, à abolir les bureaux fermés. Le flex office va plus loin puisqu’il permet à l’employé d’occuper – selon ses désirs – l’espace qu’il souhaite ou dont il a besoin et d’en changer régulièrement.

[3]. L’étude précise également que la communication des modalités effectives de réalisation du modèle hybride reste, à ce stade, souvent vague et mal comprise par les employés.

[4]. Le terme « Conti » désigne le mouvement ouvrier de protestation à la suite de l’annonce de la fermeture de l’usine Continental à Clairoix en 2009.

Été 2021 – Causeur #92

Article extrait du Magazine Causeur




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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’Essec, coauteur (avec A.-S. Nogaret) de l’essai "Français malgré eux", préfacé par Pascal Bruckner. Il publiera en 2022 "Le Statistiquement correct", au Cerf.

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