Accueil Édition Abonné Avril 2021 « Il y a deux Napoléon: le souverain aime le faste, le soldat s’en détourne »

« Il y a deux Napoléon: le souverain aime le faste, le soldat s’en détourne »

La production artistique de l'Empire est exceptionnelle!


« Il y a deux Napoléon: le souverain aime le faste, le soldat s’en détourne »
Bernard Chevallier, conservateur général honoraire du Patrimoine © D.R.

Bernard Chevallier est l’un des commissaires de l’exposition « Napoléon », qui se tiendra du 14 avril au 19 septembre 2021 à la Grande Halle de La Villette, si le tyran Covid III l’autorise… On y découvrira l’exceptionnelle production artistique de l’Empire, qui fut appelée à faire la promotion du souverain, de sa puissance et de sa magnificence. 


Il est un domaine où l’ordre impérial a survécu à la chute de l’Empereur : la peinture, le mobilier, la porcelaine, la joaillerie, l’argenterie, la vaisselle… Rien ne lui échappait, tout était « de son privilège ». Pour ce personnage éblouissant et déplaisant à la fois, rien n’était assez beau pour épater les peuples de l’Europe, qu’il voulut peut-être séduire après les avoir vaincus. Pour cela, il disposait de la totalité des arts, qu’on les qualifie de majeurs ou de mineurs. Il les voulut entièrement à sa dévotion, il les gouverna donc.

Causeur. Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte[tooltips content= »Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, / Et du premier consul, déjà, par maint endroit, / Le front de l’empereur brisait le masque étroit. (Victor Hugo, Ce siècle avait deux ans.) »](1)[/tooltips]

Bernard Chevallier. Napoléon ne succède à personne d’autre qu’à lui-même. Il n’est nullement contraint par l’héritage ni par la mémoire. Il doit tout inventer.

Et cela est aussi vrai pour le régime qu’il fonde que pour les lois, la société ou les arts. Installé au pouvoir, l’Empereur usera très habilement et sans réserve de ce que, plus tard, on nommera propagande. Elle produit une image, celle d’un homme énergique, d’un chef de guerre ; elle s’affirme « majestueusement » par la peinture et se propage par tous les moyens.

Napoléon est un « communicant » d’une habileté supérieure

Cela commence en 1796, avant son sacre, avec la bataille d’Arcole. Cet épisode ne s’est pas déroulé sur le mode triomphal adopté, à la grande satisfaction de Bonaparte, par le peintre Antoine-Jean Gros (1771-1835) qui fixe sur la toile la première « icône » napoléonienne. Il exalte la figure d’un juvénile et audacieux général en chef de l’armée d’Italie. Certes, Napoléon, sur le pont d’Arcole, fut courageux, mais les choses ne se sont pas passées aussi brillamment[tooltips content= »Le général Augereau s’empare d’un drapeau et s’avance sur le pont. Mais les soldats hésitent, impressionnés par le feu nourri, très proche, des Autrichiens. Alors, Napoléon saisit le drapeau et progresse de quelques pas. Les tirs redoublent, grande confusion : le général en chef tombe dans une mare ! L’artiste Charles Thevenin (1764-1838) a magnifié la bravoure d’Augereau à Arcole et l’affection de son jeune tambour, André Estienne, qui le tire par ses basques, craignant pour la vie de son chef. Mais Augereau devait s’effacer devant Bonaparte. Pour une juste représentation militaire des événements, le 17 novembre, on verra la toile qu’en fit le général Louis Albert Guislain Bacler d’Albe (1761-1824), passionnant personnage, cartographe reconnu, peintre et dessinateur de talent, conseiller fort écouté de l’Empereur. On lira le récit épique de l’épisode que donne Emmanuel Las Cases dans son Mémorial de Sainte-Hélène, t. I. »](2)[/tooltips]. Qu’importe, l’artiste fait entrer l’épisode dans la légende ; quant au futur souverain, il saisit d’emblée l’avantage qu’il peut tirer de ce fait d’armes. Napoléon est un « communicant » d’une habileté supérieure.

Avait-il une diplomatie de la représentation ?

Napoléon a offert à toutes les cours européennes, aux rois de Prusse, de Bavière, du Wurtemberg, des cadeaux diplomatiques de grand prix, des services en porcelaine provenant de la manufacture de Sèvres, des tapis et tapisseries des Gobelins et de la Savonnerie. Les meilleurs artistes et artisans furent mobilisés pour produire la plus forte impression à l’étranger. Il voulait qu’ainsi notre pays retrouvât la première place dans les affaires du luxe et du goût, qu’elle occupait naguère.

Il fallait encore meubler, aménager les palais de l’Empereur : soit 47 à la fin du règne ! Après l’annexion des États pontificaux, en 1809 – car il l’a fait ! –, il investit le Quirinal, alors demeure du pape Pie VII, qu’il rebaptise Monte Cavallo à cause de la fontaine sculptée qui montre Castor et Pollux maintenant par la bride leurs chevaux. Il n’y résidera pas, mais y fera livrer de la porcelaine de Sèvres et de Paris, du mobilier en profusion.

Tous les lieux de son pouvoir démontraient la magnificence de son règne et de la France. Il veillait aux moindres détails, conservait un droit de regard sur tous les aspects de la réalisation.

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Pour le mobilier, on cite d’abord Jacob.

Il y a d’autres ébénistes, dont Pierre-Benoît Marcion (1769-1840), mais, en effet, c’est la maison Jacob qui est associée à Napoléon. Les Jacob forment une dynastie : Georges Jacob (1739-1814), fournisseur de Marie-Antoinette, et ses deux fils – Jacob frères, François-Honoré-Georges Jacob-Desmalter (1770-1841) et Georges Jacob II (1768-1803) – qui ont donné un mobilier très élégant au Consulat, dans la continuité de l’esprit Louis XVI : acajou, incrustations de nacre et d’ébène. À la mort de Georges Jacob II, en 1803, le père s’associe avec François-Honoré. Leurs lignes s’alourdissent sous l’effet, tout d’abord, d’une publication, en 1806 : l’Étiquette du palais impérial. En outre, le blocus continental interdisant l’importation du bois d’acajou, les ébénistes ont recours au bois doré. À partir de 1809-1810, apparaissent déjà des formes annonçant le style de la Restauration : il se trouve une table de toilette en bois clair, au Grand Trianon, qui pourrait fort bien être « Charles X », si l’on n’en possédait pas la facture de 1809 des établissements Jacob !

Il y a deux Napoléon : le souverain aime le faste, le soldat s’en détourne.

On disait volontiers aux fournisseurs : « Faites simple, c’est pour l’Empereur », quand il s’agissait de sa personne privée. Au reste, il était apprécié de son personnel, de ses valets de chambre pour sa gentillesse, sa prévenance. Mais quand il s’agissait de la représentation de la France, il en allait tout autrement. Napoléon est d’abord un politique : son cœur se trouve dans sa tête.

Comment situer le ou les style(s) napoléoniens par rapport au néoclassicisme, auquel on le rattache volontiers ?

On peut dater la naissance, en France, du néoclassicisme en 1757 avec l’apparition de ce que l’on nomme le style grec, représenté par un meuble symbolique, le bureau[tooltips content= »Ce bureau avec son horloge se trouve dans la galerie dite « des Batailles », château de Chantilly. »](3)[/tooltips] attribué à Joseph Baumhauer (?-1772) pour l’ébénisterie et à Jean-Jacques Caffieri (1725-1792) pour les bronzes. Il se poursuit sous le règne de Napoléon, mais vous voyez qu’il vient de loin ! Les styles, dans le mobilier, se répondent parfois étrangement, sans tenir compte absolument des époques et des règnes. Pour la Laiterie de la reine, à Rambouillet, Georges Jacob livre des chaises d’apparence Empire, en 1787, bien avant la campagne d’Égypte d’un certain Bonaparte (1798-1801) ! À Saint-Cloud, Marie-Antoinette et ses dames prenaient place sur des canapés et des fauteuils ornés de têtes de pharaons. Il est vrai que cette Égypte provenait de Rome. Napoléon eut l’idée géniale, de retour d’Égypte, de transformer une campagne militaire perdue en conquête culturelle, visible jusque dans le mobilier : des savants, des archéologues, des dessinateurs ont rendu compte de leurs travaux dans la Description de l’Égypte[tooltips content= »ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’Armée française, publié par les ordres de Sa Majesté l’Empereur Napoléon le Grand. Entreprise éditoriale colossale, de nature encyclopédique, sa publication commença sous le règne de Napoléon, mais ne s’acheva que sous celui de Charles X »](4)[/tooltips]. Après avoir offert au tsar Alexandre, en gage de grande amitié, son propre service de table dit « Olympique », il passa commande à la Manufacture de Sèvres de ce qu’on appela le « service particulier de l’Empereur ». Pour la décoration des 72 assiettes à dessert, il fournit lui-même 28 sujets, dont 15 sur l’Égypte : il n’hésitait pas à entrer dans le moindre détail, afin d’imposer l’idée d’une campagne victorieuse.

"Berceau du roi de Rome aux Tuileries", Thomire, Duterme et Cie, 1811 © RMN - Grand Palais (château de Fontainebleau) / Gérard Blot
« Berceau du roi de Rome aux Tuileries », Thomire, Duterme et Cie, 1811 © RMN – Grand Palais (château de Fontainebleau) / Gérard Blot

Ce mobilier possède une grande qualité, il est solide.

On le trouve encore, en excellent état, dans la plupart des ministères. Il faut aussi se souvenir que les palais étaient vides, lorsque Napoléon prend le pouvoir. La Révolution avait vendu tout ce qu’ils contenaient : les châteaux de Versailles, de Fontainebleau, de Compiègne vidés ! L’œuvre de remeublement napoléonienne est colossale, surtout si l’on considère la brièveté de son règne.

Songez que, dans le seul temps du Consulat, il a remis la France sur pied ! Pour le reste, il ne doit lui être épargné aucune critique, mais cela, c’est l’affaire de la seule science historique

Lorsqu’il se déplace, l’intendance ne lui fait-elle jamais défaut ?

Dès qu’il arrive à un campement, tout est prêt : sa tente est montée, son mobilier en place – pour lui un fauteuil, des pliants pour ses interlocuteurs –, il peut recevoir, travailler sans attendre. Les tentes, à la fin, sont de véritables palais comptant de vastes pièces confortables, qui communiquent par des couloirs. Tout était pliable, transportable. Il ne manquait de rien, ni de beurre, ni de cognac : l’organisation napoléonienne est prodigieuse.

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Hortense de Beauharnais avait ce mot, très juste, que j’aime à citer : « L’Empereur est une comète dont nous ne sommes que la queue. Nous ne savons pas où nous allons : est-ce pour notre bonheur ou pour notre malheur ? »

Letizia Bonaparte, Madame Mère, l’exprimait autrement : « Pourvou què ça doure ! »

On la comprend, bien sûr, mais l’aventure de son fils est exceptionnelle, conduite par un homme d’une intelligence rare, doué d’une mémoire fulgurante. Songez que, dans le seul temps du Consulat, il a remis la France sur pied ! Pour le reste, il ne doit lui être épargné aucune critique, mais cela, c’est l’affaire de la seule science historique.

 

Le repos du guerrier

Marie-Jean Desouches (1764-1828) « serrurier du garde-meuble de S.M. l’Empereur », invente un lit pliant sur le principe du parapluie qu’il présente à l’Empereur. « Quand il (Desouches) se fut bien assuré du succès de son invention, il comprit tout le parti qu’il pourrait en tirer comme lit de camp pour l’armée. Il demanda et obtint une audience du Premier Consul. […] Il parut devant Napoléon, son lit sous le bras, le déplia et le replia avec la plus grande célérité, ce qui plut infiniment à ce génie actif qui déjà gouvernait l’Europe. » (Extrait de la présentation du lit de camp exécuté par Desouches.) Napoléon est mort dans l’un des deux qu’il possédait.

Avril 2021 – Causeur #89

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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