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À chacun son quart d’heure de sainteté


À chacun son quart d’heure de sainteté
La journaliste Elisabeth Lévy © Photo: Pierre Olivier

 


L’éditorial de novembre d’Elisabeth Lévy


« À partir du 28 octobre, il sera obligatoire d’applaudir les soignants à 20 heures. » Cette nouvelle, publiée sur un site parodique immédiatement après le discours présidentiel annonçant notre nouvelle entrée en hibernation, est un plaisant bidonnage. N’empêche, comme disait l’autre, si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé. C’est que, depuis des mois, on en bave. Comme si les tourments de l’épidémie ne suffisaient pas, nous devons endurer le lamento déchirant des soignants.

On les a vus pleurer, tempêter, manifester. Et défiler place de la Concorde le 14 juillet, visiblement satisfaits de voler la vedette aux soldats et indifférents au scandale de leurs tenues débraillées dans le ballet impeccable des uniformes repassés avec amour dans toutes les casernes du pays. Comme ces fonctionnaires qu’on voit dans les publicités des mutuelles (ceux qui grimpent aux arbres et qui tiennent les portes), le soignant n’est que bonté, abnégation et compassion. Quand des forces mauvaises et supérieures ont entrepris de « tuer l’hôpital public », lui se bat à mains nues contre l’ennemi. Il est généralement proche du burnout et son service au bord de la saturation. Le soignant meurt pour nos péchés. Et il ne se prive pas de nous le rappeler. Ce qui, au passage, évite qu’on lui demande pourquoi nous payons si cher un système de santé qui ne satisfait personne. Le soignant est une victime. 

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Alors, je l’avoue, j’en ai marre des bondieuseries et du chantage doloriste. Marre des médecins, de leurs exigences et de leurs remontrances. Quiconque a séjourné dans un hôpital sait qu’il y a parmi les soignants autant de cossards, de désinvoltes, d’incompétents, parfois de salauds, que parmi les camionneurs, les universitaires. Et autant d’empathiques, de dévoués, de travailleurs et de talentueux. Peut-être même un peu plus. Mais enfin, ce sont des hommes comme vous et moi.

Nul ne nie que la période soit particulièrement éprouvante pour eux. Qu’ils protestent et revendiquent, c’est de bonne guerre dès lors que le rapport de forces leur est éminemment favorable. Que la nation leur témoigne sa gratitude, très bien. Mais la sanctification dont ils sont l’objet est ridicule et dangereuse. Les soignants ne sont ni des saints, ni des martyrs, mais des gens qui font leur boulot, comme des millions d’autres qui ne se prennent pas pour des héros ni pour des redresseurs de torts. Il se trouve que le boulot des professionnels de santé consiste à servir la collectivité et que, ces jours-ci, il est particulièrement difficile. Cela ne nous oblige pas à nous confire en dévotion ni à nous prosterner devant chacune de leurs demandes. Ou alors, nous devons nous prosterner tout autant et même plus encore devant les pompiers, les professeurs et les policiers qui eux aussi prennent des risques pour nous. Sans doute seraient-ils contents qu’on les applaudisse. En tout cas qu’on cesse de leur cracher dessus.

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Du reste, toutes les professions pourraient réclamer leur part de compassion publique. Après tout, les restaurateurs, les patrons de cinéma, les propriétaires de boîte de nuit, les chauffeurs de taxi, les chanteurs d’opéra travaillent aussi pour la collectivité. Eux aussi prennent cher. Et ne parlons pas des commerçants qui, entre gilets jaunes, grève des retraites et confinement, sont de véritables cumulards du désastre. Si on ajoute qu’ils n’ont ni emploi garanti, ni retraite, ni chômage, ils ont d’excellentes raisons de se dire sacrifiés – mais à quoi et par qui ? 

Il incombe à l’État d’arbitrer entre les différents acteurs de la vie économique et, aujourd’hui, de répartir, aussi justement que possible, le fardeau de l’épidémie. Mais les ressources allouées aux uns et aux autres ne sauraient être calculées en fonction de leur capacité à nous tirer des larmes. L’invasion de la vie sociale (et de l’activité économique) par le sentimentalisme bruyant des hommages et des remerciements, loin d’être un facteur de cohésion nationale, ne peut qu’encourager la rivalité entre des corporations qui brandissent leurs malheurs respectifs, chacune étant convaincue que le sien est bien plus profond. On n’exige plus la rétribution de son travail, mais la réparation de sa souffrance. Il faudrait être un monstre pour parler de coûts et de rentabilité à une infirmière en pleurs.

Novembre 2020 – Causeur #84

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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