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Et on tuera tous les Rastas


New York City, années 1970. La guerre des gangs fait rage, recouvrant la ville de bruits de fusil à pompe et d’odeurs de cordite. En pleine guerre du Vietnam, Big Apple « abritait trois cent bandes organisées. Beaucoup d’entre elles n’étaient au départ que des milices visant à protéger leurs quartiers de la petite délinquance des héroïnomanes, et de la vague de violence qui avait déferlé avec la consommation de poussière d’ange (…) Les bandes avaient fini par avoir soif de pouvoir et s’étaient mises à envahir le territoire des autres ». A première vue, le synopsis de Rasta Gang rappelle la sous-culture américanisée dans laquelle baigne notre génération de larves biberonnées aux jeux vidéos et autres séries exaltant l’American way of life version glamour ou bad boy.

Son auteur Philip Baker n’est pas un écrivain assermenté mais un fin connaisseur des gangs jamaïcains de Brooklyn. Et pour cause. En 1994, lorsqu’il rencontra son traducteur Thierry Marignac, sous le coup d’un mandat d’arrêt international, Baker allait fuir les Etats-Unis pour échapper à la justice britannique. Il est fort possible que l’auteur jamaïcain, à la langue presque classique, sinon élisabéthaine, ait ensuite renoué avec son passé de mafieux et regagné Kingston, où un certain Philip Baker est tombé sous les balles de la police en 2004.

En écrivant Rasta Gang, l’ancien taulard a en tout cas su mettre son expérience criminelle au profit d’un polar cinglant de 500 pages, axé autour de la vie de son héros, que l’on suit de l’adolescence à son dernier souffle. A Eastern Parkway, Danny Palmer a 14 ans. Depuis qu’il a débarqué de Jamaïque avec ses deux parents il y a quatre ans, il subit les quolibets des afro-américains, ces « Yankees » souvent prêts à en découdre avec les « nègres » venus des Antilles. Jamais en retard d’un préjugé raciste contre leurs frères caribéens, les petits caïds qui règnent sur Brooklyn houspillent, rançonnent voire assassinent leurs lointains cousins en calquant l’esthétique vengeresse de Malcolm X sur la force brute de Scarface.
Après le meurtre de son meilleur ami Paul, dont le corps finit tailladé par la jeune afro-américaine Charmane, le destin de Danny est scellé : il épousera la cause Rasta et naviguera dans les eaux troubles des Posse, ces gangs de malfrats jamaïcains au nom de west-tern que le gouvernement de Kingston a exfiltrés au nord du continent pour obtenir un semblant de paix civile in domo et réguler le trafic de marijuana. La ganja puis les drogues dures, voilà justement le nerf de la guerre entre Jolly Stompers, Vandals, Tomahawks et toutes les autres officines criminelles, sans parler des mafias sicilienne et colombienne, qui s’immiscent dans ce marché déjà encombré par les revendeurs dreadlockés.
Peu à peu, Danny se construit une réputation de caïd rasta sévèrement burné. Très loin de l’image d’Epinal du reggaeman tirant sur son joint en professant l’amour universel, Danny et ses comparses remplissent leur shilom d’herbe afin de préparer la vendetta destinée à asseoir leur position sur le marché du crime et des narcotrafiquants.

Le traumatisme du deuil de Paul transforme d’ailleurs Danny en animal glacial à sang froid, capable de tuer sans coup férir lorsque ses intérêts – marchands donc vitaux, telle est la dure loi des gangs – sont en jeu. « Vivre avec les Rastafariens, c’était vivre dans un monde solitaire et tragique. La mort était le prologue et l’épilogue de chaque journée (…) La haine me soufflait sur la nuque à chaque minute passée en leur compagnie » note-t-il, lucide, au cours de sa phase d’initiation aux lois du milieu.
Si les gros calibres en tous genres vous attendent à chaque chapitre sur fond de Bob Marley, l’un des points d’orgue du roman reste une course-poursuite infernale en Mustang à côté de laquelle le Bullit de Steve McQueen vous semblera une paisible promenade en auto-tamponneuse. Outre la puissance de réfraction du décorum new-yorkais des seventies, dont le maillage ethnique rappelle étrangement la nouvelle géographie sociale française, la plume de Philip Baker frappe par ses éclats d’obus aussi intempestifs et imprévisibles que les fusillades des gangs. Ainsi, au détour d’un square grouillant de prostituées héroïnomanes, l’auteur file somptueusement la métaphore pour décrire l’attrait qu’exerce la blanche sur ces misérables hétaïres : « Elles étaient dans les serres d’une créature fatale, une séductrice qui les attirait avec une promesse d’étoiles contenues dans un petit paquet de cellophanes. Mais elle ne donnait que la mort : une mort lente au cours de laquelle elle saignait ses victimes de toute pensée rationnelle et récompensait ses esclaves décervelées avec les plaies purulentes du désespoir. Cette séductrice devenait une déesse toute-puissante, mais c’était une divinité macabre et sans merci, dont les anges étaient ces macs élevés au rang de maîtres dans un monde où sans elle ils n’auraient rien été ».

Au-delà de ses prouesses de style, Baker lâche ses personnages dans une jungle urbaine profondément amorale, où les liens du sang et les prétendus codes d’honneur ne servent que de paravents aux intérêts bien compris de la marchandise. Dans cet univers de concurrence pure et parfaite, tout le monde en prend pour son grade, des Noirs « condamnés à vivre un enfer qu’ils avaient eux-mêmes créé » aux experts sociaux blancs, que la démission de l’Etat fédéral accule à la plus amère ironie : « Je croyais que l’homme blanc était un diable et que les frères de race se serraient les coudes » assène le proviseur du petit Danny lorsque celui-ci, jusqu’à présent bon élève, commet sa première incartade. Faute de moraline, Philip Baker nous injecte un solide sérum contre les simplifications abusives que nous vendent en vrac l’antiracisme hémiplégique, l’angélisme frelaté, l’utopie libérale du doux commerce, et le culte réactionnaire des lieux d’enfermement. Véritable leçon de choses, l’itinéraire de Danny Palmer balaie chacune de ces figures imposées par les doxas concurrentes du marché politique.

A l’image de leur figure de proue, les caractères de Rasta Gang restent désespérément humains, dussent-ils repousser les limites du criminellement correct jusqu’aux limbes de la barbarie. Ceci dit, avant d’acheter votre ticket pour le Bronx, n’oubliez pas d’abandonner vos dernières illusions sur la nature humaine. Il pourrait vous en coûter cher, très cher…

Rasta Gang, Philip Baker (Moisson rouge, réédition poche), traduit par Thierry Marignac

*Photo : Studio SSAMO



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