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Notre civilisation est aussi assiégée par le management

"Au régal du Management", ou comment le monde réel s’efface sous les simulacres du réel


Notre civilisation est aussi assiégée par le management
Le President de la Republique rencontre les entrepreneurs de la French Tech © Gilles ROLLE-POOL/SIPA Numéro de reportage: 00879241_000026

Au régal du Management, l’essai de Baptiste Rappin, nous fait prendre conscience de notre inquiétante léthargie.


 

La Civilisation Mécanique finira par promener autour de la Terre, dans un fauteuil roulant, une Humanité gâteuse et baveuse, retombée en enfance et torchée par les Robots. Georges Bernanos.

Baptiste Rappin est Maître de Conférences à l’Université de Lorraine et se penche depuis des années sur ce mot-concept devenu courant, le Management, afin d’en montrer philosophiquement le sens et la vérité, ceux d’une technostructure qui a envahi les institutions de l’Université, de l’État, de l’Art, devenues armes terrifiantes de destruction de la Vérité, du Bien commun et du Beau.

Dans Au régal du Management (Éditions Ovadia), Baptiste Rappin s’attelle à cette tâche ardue : dire simplement les opérations de déconstruction qui se déroulent avec et contre nous grâce à une organisation technocratique, le management ; et montrer comment cette organisation accompagne et accélère la régression civilisationnelle dans le monde du travail et dans les mondes universitaire, politique ou artistique. Il y parvient avec une grande clarté.

Formatage des esprits

Un rappel nécessaire et trop souvent oublié, « L’école est avant tout un lieu de liberté », sonne la charge contre les théories foucaldiennes ou bourdieusiennes qui voulurent dénoncer une école comme lieu de l’enfermement ou de la reproduction sociale et qui, paradoxe impitoyable, aidèrent à l’institutionnalisation de cela même qu’ils pensaient attaquer. L’école est devenue, au nom de « l’employabilité », une institution managée par des « spécialistes de l’éducation » (Philippe Meirieu et consorts) qui « isolent les modes opératoires des enfants pour les ériger subrepticement en normes », avec pour finalité le « formatage des esprits. » 

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Pour parer toute possibilité de contestation, le management éducationnel s’est revêtu de deux vêtements imperméables, l’esprit scientifique et le « label humaniste ». Sorti de cette école-là, le nouvel homme sera nomade, métissé, ouvert, utile, employable, ou ne sera pas. Le savoir-être supplante le savoir. L’opérationnel enterre le professionnel. L’apprentissage de la langue, l’enseignement de l’histoire, « socles de l’identité nationale et civilisationnelle », sont remplacés par « la socialisation, autre violation de l’enceinte sacrée que constitue l’école. » L’élève sans qualités, devenu « apprenant » par la grâce de la novlangue des « scientifiques de l’éducation », ne sait pas écrire trois phrases sans fautes mais il est éco-responsable, il est un citoyen ouvert, et « Big Brother, Big Mother et Big Other » veillent sur lui.

« Déconstruite, l’université est devenue le bastion de la déconstruction »

L’organisation managériale se poursuit à l’Université, lieu que connaît parfaitement l’auteur et dans lequel il ne peut que constater le dispositif technocratique de l’arraisonnement du monde : les chercheurs ne sont plus « ni érudits, ni inventeurs », mais « techniciens : ils entreprennent en effet le ménage du réel pour en éliminer les aspérités inexploitables. »

L’abaissement de la langue, l’harmonisation forcée des articles universitaires, l’entre-soi des colloques, le « dressage des doctorants », participent à la disparition de cet outil ancien de plaisir et de recherche : le livre. L’universitaire-manager lit et écrit des articles courts, répétitifs, militants, dont « le contenu est de moins en moins à la hauteur des enjeux de la pensée. »

Baptiste Rappin évoque Orwell, Ellul, Muray, les « réfractaires dissidents qui osent braver les mots d’ordre de l’époque. » Le politique ne sait plus voir ce qu’il voit. Le Management du réel a effacé le réel. Ne restent que le canevas organisationnel et les mots d’ordre. « Les appartenances concrètes sont également appelées à disparaître » : adieu citoyen national, bonjour citoyen du monde ; la langue et la syntaxe se délitent et croulent sous les anglicismes ; la famille est remplacée par le mariage pour tous ; les amis par les réseaux sociaux. « Les polyvalents déconstructeurs, qui ont fait profession de démolisseurs, sont également des arracheurs de racines. »

Oubli du monde ancien et travail de sape incessant de pseudo-rebelles

Une nouvelle figure managériale remplit son office de rationalisateur du monde : l’expert. Spécialiste auto-proclamé, journaliste, consultant, créateur de fondation, président d’association ou d’ONG, acteur, chanteur ou sportif, l’expert étale son expertise dans les ministères et les institutions républicaines. L’expert n’a pas besoin d’être compétent, il lui suffit d’avoir compris les rouages du management : « en France, près d’une personne sur cinq ne produit rien, mais contrôle et évalue le travail des autres. » L’expert est avant tout un surveillant et un rappeleur à l’ordre. Il ne produit rien, il s’adapte. Il suit des process. Il dissout les liens d’appartenance et invente un nouveau monde fait de diversité, de métissage, de mondialisation heureuse, et d’oubli du monde ancien.

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L’art contemporain ne pouvait pas échapper à ce nouvel esprit managérial, nous dit Baptiste Rappin. Jeff Koons, « ancien trader de Wall Street, artiste métamorphosé en manager-spéculateur », en est la figure la plus emblématique. L’art moderne se révoltait contre l’ancien ; l’art contemporain colle à son époque. Le savoir-faire de la mise en forme artistique a été remplacé par « l’organisation de l’informe. »

Cet art contemporain et régressif est celui d’artistes qui instituent un art soi-disant rebelle mais qui n’est que conformisme et « travail de sape ». Dans sa « volonté d’abaisser l’homme au niveau de la bête », l’artiste contemporain cohabite trois jours avec un coyote (Joseph Beuys), fait caca un peu partout (dans des boîtes – Manzoni – ou dans des machines appelées Cloaca – Devoye), fait pipi où il peut (Serrano), photographie des femmes aux lèvres enduites de leurs menstrues (Ingrid Berthon-Moine). Puis il « fait l’éloge du processus », c’est-à-dire discourt et blablate sur une œuvre qui n’en est pas une, et recycle tout « en parfaite syntonie avec la moraline de l’éco-citoyenneté qui pollue la pensée dès le plus jeune âge et permet aux amoureux du confort de se racheter une vertu. »

Au régal du Management est le livre idéal pour aborder avec clarté une notion trop souvent passée sous silence, celle de l’organisation technocratique du monde jusque dans l’intime de nos vies, et du contrôle directif et pernicieux de nos existences par ces hauts lieux qui furent ceux du Savoir, de la Politique et de l’Art, mais qui ne sont plus que les organes de la soumission à la doxa progressiste et égalitariste de l’époque. 

C’est un livre fait pour le réveil de l’esprit, au moment où « tout, décidément, conspire au sommeil de la pensée. »

Au régal du Management : Le banquet des simulacres

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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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