Accueil Société « La grande majorité des Français n’accepte pas qu’il y ait des personnes à la rue »

« La grande majorité des Français n’accepte pas qu’il y ait des personnes à la rue »

Entretien avec Christophe Robert


« La grande majorité des Français n’accepte pas qu’il y ait des personnes à la rue »
Christophe Robert © NICOLAS MESSYASZ/ SIPA

Ils sont les vrais Misérables. En hiver évidemment, mais pas seulement : d’après le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre, plus d’une personne décède chaque jour des conséquences de la vie à la rue. Près de sept décennies après l’appel de l’Abbé Pierre, la situation ne s’est pas améliorée, bien au contraire. Pourquoi ?


Afin de mieux comprendre, Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé Pierre, a accepté de m’accorder un peu de son emploi du temps chargé.

Causeur. Vous qui travaillez auprès des SDF depuis des années, pouvez-vous dresser un profil type du SDF?

Christophe Robert. Un profil type non, mais il y a des tendances fortes. En proportion, il y a beaucoup de personnes seules. Mais on trouve de plus en plus de familles avec enfants, ce qui n’était pas le cas il y a une dizaine d’années. Vous avez aussi une forte représentation des jeunes. Dans nos lieux d’accueil pour les personnes sans domiciles, nous voyons une surreprésentation des jeunes, pour l’essentiel en rupture familiale et qui n’ont aucune ressource car comme vous le savez, quand on a moins de 25 ans on ne peut pas toucher le RSA. Et il y a également des personnes en situation de migration.

Nous nous pencherons sur ces dernières un peu plus tard. Depuis dix ans, le nombre de places d’hébergement d’urgence augmente chaque année. Pourquoi dans le même temps le nombre de SDF augmente également? 

C’est la grande question. Il y a souvent un raccourci qui est fait, qui est : il y a des personnes à la rue, si on met en place un nombre de places d’hébergement d’urgence ou d’insertion, on devrait pouvoir y répondre. Le bon sens voudrait cela mais en fait ce n’est pas si simple. En effet, on retrouve à la rue des personnes qui se retrouvent sans solutions pour plein de raisons. Je vais vous prendre quelques exemples: des personnes qui sortent de l’aide sociale à l’enfance, des personnes qui sortent de prison, des personnes qui sortent de l’hôpital psychiatrique, des personnes qui sont en rupture familiale ou qui sont expulsées de leur logement. Je pourrais multiplier ce type d’exemple. On voit bien là que ce n’est pas qu’un problème d’hébergement. On parle là de politiques qui ne sont pas satisfaisantes dans leur domaine. Vous avez des défaillances de politiques qui font qu’un certain nombre de personnes, quand elles n’ont pas la solidarité familiale, par exemple, vont se retrouver sans solution. Ça c’est le premier facteur. Le deuxième facteur, c’est qu’on reste dans l’hébergement mais qu’on ne va pas forcément vers une solution durable de logement. Et que donc les gens restent dans ce secteur de l’hébergement et n’en sortent pas suffisamment. Avec ce double phénomène, on a beau augmenter le nombre de place d’hébergement d’urgence, ça ne suffit pas pour autant.

Venons-en aux demandeurs d’asile. Est-ce qu’une partie des étrangers demandeurs d’asile prive une partie des SDF de nationalité française de places dans les centres d’hébergement d’urgence? 

Non, pas du tout. Pour cette population, comme pour les autres que j’ai évoquées avant -les jeunes en rupture familiale, ceux qui sont sur le point d’être expulsés, ceux qui sortent de prison- la politique qui leur est normalement dédiée, le dispositif national d’accueil de l’asile (DNA), est défaillante : comme il y a une personne sur deux qui ne trouve pas de place en Centre d’accueil pour demandeur d’asile (Cada), ils vont se retrouver à solliciter des hébergements d’urgence comme les autres. Comme pour les autres qui se retrouvent dans des situations d’urgence, ils sont victimes de l’insuffisance de la politique mise en place dans leur domaine. Le secteur de l’hébergement d’urgence voit alors converger les personnes victimes des défaillances que j’ai évoquées précédemment, dont celle du DNA. Des demandeurs d’asile se retrouvent d’ailleurs dans des campements sauvages ou dans des bidonvilles, faute de places suffisantes dans le DNA.

Justement en janvier 2019, Edouard Gaudela, chercheur au CNRS déclarait sur France-Culture que « 40 % des personnes dites SDF sont en fait des migrants ». Si ce chiffre est fiable doit-on en déduire que si demain on freine l’immigration, le nombre de SDF va baisser en France? 

Votre question est curieusement tournée. S’il y avait moins de personnes sur Terre, il y aurait moins de besoins en logement. Je pense qu’il faut qu’on aide les enfants qui sortent de l’aide sociale à l’enfance pour qu’ils ne se retrouvent pas à la rue. Je pense aussi qu’il faut qu’on ait des places, comme le droit nous y oblige, pour les demandeurs d’asile, pour qu’ils ne soient pas à la rue. Si une partie de ces derniers est à la rue, c’est parce qu’ils manquent de places en centres d’accueil pour demandeurs d’asile.

À lire aussi: Pourquoi trouve-t-on plus de campements de migrants à Paris qu’à Berlin, Rome ou Madrid?

À la Fondation Abbé Pierre, nous pensons que personne ne doit rester à la rue. Si on regarde les personnes qui sont à la rue, on doit pouvoir décrypter pour chacune les raisons qui l’ont conduite à la rue. Si on prend la question migratoire, c’est bien l’insuffisance de places en centre d’accueil pour demandeurs d’asile qui fait que ces personnes sont à la rue. Le traitement de cette question renvoie donc à la politique effective des centres d’accueil pour demandeurs d’asile.

Laissons maintenant les demandeurs d’asile et revenons au sans-abrisme à proprement parler. D’après une enquête du Samu social de novembre dernier, 20 % des SDF du métro parisien auraient un emploi. Ce chiffre est surprenant. Comment peut-on être en état de travailler quand on vit à la rue? 

À la Fondation Abbé Pierre, nous rencontrons beaucoup de gens dans ce cas de figure, de gens qui viennent dans nos lieux d’accueil de jour pour personnes à la rue et qui travaillent. Déjà une enquête de l’INSEE montrait des taux à peu près similaires en 2012. Parmi les gens qui sont à la rue, il y a beaucoup de gens qui ont des problèmes psychiques ou psychiatriques. Ces gens ne sont pas en état de travailler, en tous cas pas pour le moment. Mais il y a une partie des personnes sans domicile qui ne sont pas à la rue pour des raisons de fragilité psychologique ou comportementale, mais qui sont à la rue, souvent pendant un temps plus limité que les autres, parce qu’elles n’ont pas de logement adapté à leurs ressources, en particulier dans les grandes villes. Ce sont souvent des personnes qui vont avoir du mal à rester propres, vont arriver très fatiguées au travail, qui vont tout faire pour cacher leur absence de logement et qui nous disent que c’est extrêmement difficile. Ceux-là ont plus de chance à terme de trouver une solution de logement, même précaire, que ceux qui ont des problèmes psychologiques, mais il y en a effectivement beaucoup. Ce sont souvent des gens qui ont des temps partiels contraints, et qui gagnent des ressources de l’ordre de 600, 700 euros par mois, ce qui ne permet pas de se loger dans les grandes villes.

Et particulièrement à Paris. « La vision de la pauvreté semble régulièrement distinguer les bons des mauvais pauvres », est-il écrit dans le dernier rapport de la Fondation Abbé Pierre. Qu’entendez-vous par là? 

Nous ne disons pas que rien n’est fait en matière de politique publique, justement. Le nombre de places dans les centres d’hébergement d’urgence augmente d’année en année, mais de fait, ce n’est pas la solution. Du coup, quand cent personnes sollicitent le 115 pour dire qu’ils ne savent pas où dormir ce soir, que va-t-il se passer? Alors que du point de vue juridique, on a la responsabilité de trouver une solution pour chacun, on établit des critères, on hiérarchise. Par exemple, on va dire que monsieur un tel qui est seul n’est pas prioritaire par rapport à madame avec sa fille de trois ans. Par exemple, on va prioritairement prendre les familles avec des enfants de moins de trois ans, en mettant les autres sur le carreau pendant un temps. Dans la réalité, c’est ça qui se passe. De façon pragmatique, et c’est horrible de dire ça sur ce sujet, on finit par établir des critères, des grilles, alors que le droit à l’hébergement d’urgence est normalement un droit inconditionnel.

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En décembre 2014, Manuel Valls, alors premier ministre, en avait appelé à la « vigilance, la solidarité et la générosité » envers les sans-abris, suite à la mort de six SDF à cause du froid. La France étant la 6ème puissance économique mondiale, n’est-ce pas curieux de s’en remettre à la générosité supposée des Français pour résoudre ce problème? 

Je partage votre étonnement sur cette déclaration. Je crois vraiment que notre pays a la capacité, s’il s’en donne les moyens de répondre à ses besoins sociaux, et au moins de ne pas laisser des personnes à la rue. Après, dire que les associations comme nous -et je précise que la Fondation Abbé Pierre n’a que 2 % de subventions publiques, ce qui nous laisse notre liberté- ont leur rôle à jouer, c’est évidemment vrai, et nous le faisons. Il n’empêche que nous sommes convaincus que c’est d’abord à la protection sociale de régler ce problème. Nous essayons donc de faire évoluer la protection sociale et la puissance publique dans ce sens.

Je constate une réelle générosité chez les Français, dans notre culture, il y a une sensibilité à ce sujet et je pense que l’idée que ce n’est pas acceptable qu’il y ait autant de gens à la rue dans notre pays est fortement ancrée chez les Français. Je pense que la France ne s’est pas habituée à voir autant de personnes sans domicile. Je pense qu’on est maintenant à un moment déterminant : la grande majorité des Français n’accepte pas qu’il y ait des personnes à la rue. Mais le risque, c’est qu’on finisse par s’y habituer comme dans certains pays.

Lesquels par exemple?

Je pense à certains états des Etats-Unis ou à des pays en voie de développement. Il y aussi des pays où c’est l’inverse : en Finlande par exemple, les autorités ont réussi à réduire de deux-tiers le nombre de SDF en proposant des solutions dignes.

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On sent en effet qu’il y a une certaine solidarité en France. Si on ne doit évidemment pas s’en plaindre, est-ce que ça n’alimenterait pas une certaine inaction des pouvoirs publics?

Pour que ça soit le cas, il faudrait que la substitution apportée par la population réponde à l’ensemble des besoins. Si tous les gens qui ne supportaient plus qu’il y ait des personnes sans domicile les accueillaient chez eux, je pense qu’il y aurait certains responsables qui s’en contenteraient bien. Mais je ne crois pas que donner quelque chose à manger, donner un ticket resto ou une petite pièce à quelqu’un qui fait la manche suffise à répondre à l’insuffisance des politiques publiques et à terme, conduise à considérer que que c’est la réponse nécessaire.

Vous avez dit récemment à la radio RCF que la responsabilité des maires est importante dans la gestion du mal logement et du sans-abrisme. D’après vous, qu’est-ce qui marche de façon pérenne pour faire baisser le sans-abrisme? 

Ce qui marche, c’est la simultanéité de plusieurs leviers, comme l’a fait la Finlande, ou comme on commence à le faire un peu aujourd’hui avec la politique du logement d’abord. Cette politique, c’est de dire que plutôt que le logement devienne une récompense après un parcours dans la rue, en hébergement d’urgence ou en hôtel social devienne le levier de la réinsertion. Certaines initiatives de ce type ont vu le jour localement. Cette idée d’arriver à proposer un logement, éventuellement avec un accompagnement social, plutôt qu’un hébergement temporaire, commence à faire son chemin au niveau local. Après, cela passe par de nombreux leviers à activer. Par exemple, celui qui est sans domicile n’a pas d’adresse, par définition. Il faut bien qu’il puisse exercer ses droits civiques, recevoir ses papiers et cetera. C’est la question de la domiciliation dans les Centres communaux d’action sociale (CCAS) qui doit se mettre en place à la hauteur des besoins dans tous les territoires. Il s’agit aussi de fermer le robinet qui vient faire que des gens se retrouvent à la rue. Cela passe par des politiques de prévention en amont pour éviter les expulsions locatives par exemple. Il y a des compétences qui relèvent de l’Etat ou du département, mais tous ces enjeux se jouent à l’échelle locale. La lutte contre l’habitat indigne, par exemple, qui n’a pas été suffisamment traité à l’échelle locale, c’était le cas à Marseille pendant ces vingt dernières années ce qui a conduit à la catastrophe de la rue d’Aubagne. Toutes les politiques qui ont porté leurs fruits sont des politiques qui certes ont été coordonnées avec l’Etat ou les Départements, mais ont été concrètement portées par les villes ou des intercommunalités. Ça passe notamment par la construction de logements sociaux, l’encadrement des prix des loyers, la création de lieux pour la domiciliation des personnes sans domicile, la mise en place de politiques foncières, la résorption du problème des bidonvilles… Il y a de quoi faire dans cette voie et les élections municipales doivent être l’occasion de soulever ces enjeux.

Le site de la fondation, si vous souhaitez agir contre le mal logement en France: https://www.fondation-abbe-pierre.fr/

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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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