Accueil Édition Abonné Décembre 2019 Laïcité: la République adoucit les mœurs

Laïcité: la République adoucit les mœurs


Laïcité: la République adoucit les mœurs
Photo : CHAMUSSY.SIPA. Numéro de reportage : 00779433_000029

Tout en invoquant le vivre-ensemble, l’islam rigoriste impose des signes de séparation dans la société. Rien n’est plus étranger à nos mœurs laïques qui donnent sens et saveur à la vie en communauté.


 Tous des nuls, ces Gaulois qui ne comprennent plus grand-chose à la laïcité, et le font savoir à leurs dirigeants qui ne savent pas davantage où se situe désormais la limite entre le public et le privé, le profane et le sacré. Imaginez la tête de Vercingétorix si sa fille lui avait annoncé qu’elle voulait porter le péplum… Allez, encore un effort pour être à la fois laïques et républicains ! Pas facile certes, mais vital pour la France de demain.

D’abord ça sert à quoi, la laïcité ? À préserver une collectivité de l’intrusion du religieux dans les affaires publiques, mais aussi à protéger un espace de liberté au sein duquel toutes les religions peuvent continuer à exercer leurs prérogatives spirituelles. Bien avant que la loi de 1905 officialise la séparation des pouvoirs politique et religieux, la laïcité faisait son chemin à travers ce mouvement culturel de fond qu’est la sécularisation : rendre au « siècle » ce qui appartenait à Dieu, et dissocier les trois « ordres» – de la chair, de l’esprit et de la charité – que Pascal hiérarchisait au nom du christianisme (Pensées, Br. 793) : libre disposition de son corps, autonomie du savoir libéré de toute tutelle religieuse et reconnaissance du fait que les élans caritatifs ne dépendent pas de la croyance en Dieu. Devenue laïque, la République sut longtemps faire cohabiter ces « ordres » sans avoir à se barricader ni à légiférer, et les femmes pouvaient susciter le respect sans avoir à se voiler de la tête aux pieds. Du moins est-ce ainsi que notre culture nous a appris à évoluer dans la vie publique et privée.

Bien commun

Seulement, la République, tout le monde en parle comme d’un bouclier, mais dans les faits, il se révèle bien peu protecteur. Peut-être faudrait-il relire les auteurs grecs et latins pour se remémorer les grandes heures où l’on prenait vraiment au sérieux la res publica, la « chose publique » qui unissait, par exemple, le peuple romain au Sénat (senatus populusque romanus).

Pas de République donc sans un accord de confiance entre le peuple et ses élus, tous guidés dans leurs actions par le souci du bien commun : que ce qui profite aux uns ne nuise pas aux autres, et que chacun reçoive selon ses mérites. En revanche, quand une République ne cesse d’encenser ses « valeurs » sans être capable de faire respecter ce bien commun, mérite-t-elle encore ce titre ? Peut-être vaudrait-il mieux, comme le suggère Paul-François Paoli, qu’elle se prévale de ses « vertus » et tente d’en mettre quelques-unes en pratique.

D’ailleurs, de quoi parle-t-on au juste quand on brandit les « valeurs » de la République contre le fanatisme religieux ? D’un « vivre-ensemble » harmonieux, contredit par la réalité des faits que connaissent sur le terrain tous les Français ? De l’idéal démocratique, démenti par les concessions inacceptables faites par ladite République pour préserver la paix sociale tout en créant de ce fait des inégalités et injustices inédites ? Tout cela est aujourd’hui confondu dans la bouillie indigeste du multiculturalisme et du partage républicain, et autres bons sentiments altruistes et humanistes dont la source d’inspiration pourrait bien être celle d’une religiosité devenue laïque. On recycle à tout-va en ces temps incertains !

L’intégrisme finit toujours par déborder

Laïque ne signifie pas agnostique ou athée, mais renvoie au fait qu’on ne se sert pas de sa religion pour influencer la vie publique – quant au laïc, c’est celui qui n’est pas devenu un « clerc » en entrant dans un ordre religieux. Les béguines étaient des laïques qui vivaient au XIIIe siècle en petites communautés dans le nord de l’Europe et dédiaient leur vie à Dieu et aux pauvres. Quand le Bouddha vit augmenter le nombre de ses disciples qui menaient une vie sociale et familiale, il leur donna des enseignements différents de ceux réservés aux moines. Ce n’est donc pas parce que l’opposition entre laïcité et religion est devenue frontale au xixe siècle que laïcs et laïques sont tous des athées militants, et les religieux des intégristes dont il faudrait attendre le pire. La vie publique d’un croyant peut être inspirée par ses convictions religieuses sans que cela porte atteinte à la laïcité. En revanche, l’intégrisme religieux finit toujours par déborder sur l’espace public qu’il ambitionne de remodeler et de conquérir.

La loi de 1905 reste à cet égard un garde-fou contre toute tentative de restauration théocratique, mais le problème s’est déplacé sur le terrain, dans la gestion quotidienne des prérogatives et des limites. Il faut donc rappeler que l’École n’est pas un bâtiment, mais une institution de la République, et son règlement intérieur s’applique extra-muros. Le débat sur le port du voile islamique lors des sorties scolaires n’aurait donc même pas dû avoir lieu, et le refus devrait être le même si une mère arrivait en habit orange d’adoratrice de Krishna ou vêtue de la robe noire des pratiquants du Zen. Toutefois, si les bouddhistes de culture asiatique sont environ 500 000 en France, on ne les entend jamais. Et qui sait qu’il y a à Paris un temple dédié au dieu éléphant Ganesh auquel les fidèles hindouistes viennent faire leurs offrandes ? Qui s’émeut en croisant dans la rue un sikh coiffé du turban traditionnel sinon pour admirer sa prestance ? La preuve en est que la République fonctionne sans heurt quand aucune communauté ne cherche à la faire reculer ou à la bafouer. Ni le dharma bouddhique ni la Torah hébraïque n’ont jamais été présentés comme une alternative aux lois de la République, à l’instar de ce qu’est la charia pour certains.

Vivre ensemble, en y mettant du sien…

Parlons-en donc un peu, de cette fameuse charia (« la voie vers Dieu ») qui n’est pas l’invention des fondamentalistes coupeurs de têtes, mais fait partie intégrante de la révélation divine faite au prophète Mahomet, même si son élaboration doctrinale s’échelonna durant plusieurs siècles et ne prit pas exactement la même forme dans les différentes contrées islamisées. Seule une loi d’origine divine pouvait par ailleurs pacifier et unifier les tribus arabes, à l’époque éparses et indisciplinées. À chaque peuple son histoire digne de respect, mais ce n’est pas la nôtre. Tenter de vivre ensemble, c’est prendre acte de ces différences et se donner le temps de voir si elles sont ou non compatibles, non décider qu’elles le sont pour éviter toute friction. À chacun d’y mettre du sien.

Il n’en demeure pas moins qu’une religion dont la parole divine détermine, si elle est respectée, tous les agissements publics et privés du lever au coucher, ignore ou refuse la distinction du laïc et du religieux qui sous-tend les sociétés occidentales modernes. Alors que les membres du clergé chrétien ont, après Vatican II, abandonné leurs habits religieux afin de mieux se fondre dans la communauté chrétienne, mais aussi républicaine, l’islam rigoriste impose aux femmes, et à un moindre degré aux hommes, des signes de séparation tout en se plaignant d’être stigmatisé. À qui fera-t-on croire qu’une société aussi ouverte que la nôtre à la diversité – des mœurs, des croyances, des costumes – prendrait ombrage d’une singularité parmi tant d’autres si elle n’y  percevait une provocation pouvant être le signe avant-coureur d’une domination future, à l’échelle mondiale qui plus est ?

On réécoutera à ce sujet avec profit l’interview accordée par Hubert Védrine à la « Matinale » de Radio Classique, le 16 octobre 2019.

La loi et les mœurs

Une société vivante et cohérente, c’est aussi un paysage culturel, une atmosphère familière, un climat social : cette réalité polymorphe qu’on nomme des « mœurs », témoignant jusqu’alors en France d’une coexistence plutôt pacifique entre le laïc et le religieux. Mais comme ce n’est justement pas dans nos sociétés la loi qui codifie les mœurs, ce vide juridique protecteur des libertés publiques devient la brèche par où s’engouffrent d’autres mœurs, au nom cette fois-ci d’une loi divine avec laquelle on ne transige pas. L’espace public peut certes s’ouvrir à des formes diverses d’appartenance religieuse, mais ne saurait être confisqué par l’une d’entre elles au point de rendre méconnaissable un quartier, une ville et bientôt un pays tout entier. Or, nous sommes en train de vivre ce moment crucial où une religion tente de s’ériger en pouvoir politique après avoir été protégée par lui, au nom de la laïcité justement. Et s’il ne fait aucun doute que l’islam porte depuis toujours un projet politique, ce n’est pas au sens que l’Occident donne à ce terme puisque la res publica est aux mains d’Allah.

La douceur de vivre disparaît

À ce sujet, jusqu’à quand pourra-t-on rester dans le flou, entre exaspération et résignation ? Combien de temps les dirigeants politiques pourront-ils demander aux peuples de se satisfaire des « valeurs » républicaines tandis que sont sous leurs yeux malmenées les mœurs qui donnent sens et saveur à la vie en communauté ? Les peuples sont lassés de vivre sous le joug d’une sorte d’impératif moral alors que leur vie quotidienne se dégrade et qu’ils voient disparaître ce qui leur est cher : une douceur de vivre, encore si sensible dans les films français des années 1970-80 ; un amour de son pays, qu’il est recommandé de taire aujourd’hui ; une certaine désinvolture à l’endroit des choses du cœur et de l’esprit, trop graves pour qu’on se prive d’en rire. L’esprit français en somme, laïc plus que religieux selon les cas, religieux et laïc d’autres fois. Une liberté d’être que personne, sinon notre propre lâcheté, ne nous enlèvera.

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Décembre 2019 - Causeur #74

Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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