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Voyage autour de ma bibliothèque (8/10)

Cet été, Roland Jaccard range ses livres (8/10)


Voyage autour de ma bibliothèque (8/10)

Cet été, après sa rupture, Roland Jaccard a senti le besoin de faire le tri. Il nous emmène errer avec lui autour de livres qui ont marqué sa mémoire (8/10).


  1. Nathanaël West : Miss Lonelyhearts. 

Nathanaël West (de son vrai nom Weinstein) est mort en 1940, presque inconnu, à l’âge de 37 ans. Dans un accident de voiture – il a brûlé un stop en apprenant la mort de son ami, Scott Fitzgerald – avec la jeune femme qu’il avait épousée quelques mois plus tôt. Imaginons que Philip Roth soit décédé au même âge : il ne resterait de lui que Good Bye Colombus et peut-être Portnoy et son complexe. Pas de chance donc pour Nathanaël West. La guigne semble l’avoir poursuivi. L’entreprise de ses parents fait faillite. Simon and Shuster, l’éditeur de Roth, lui refuse son roman Miss Lonelyhearts.

Il signe alors avec les éditions Liveright en février 1933. Publié deux mois plus tard, il apprend la banqueroute de son éditeur. Il vendra moins de six cents exemplaires de ce roman appelé à devenir un classique de la littérature américaine. Toujours la poisse. À Hollywood, il est cantonné à des séries B qui ne cartonneront jamais, mais qui l’inspireront pour L’incendie de Los Angeles, satire grinçante des milieux du cinéma où une sexualité puérile est au service d’ambitions minables. Quant à son unique pièce de théâtre, elle ne connaîtra que deux représentations.

Bref, Nathanaël West était l’écrivain idéal pour écrire Miss Lonelyhearts, l’histoire de ce journaliste raté engagé dans un quotidien médiocre pour y tenir le courrier du cœur et le signer du nom ridicule et pathétique de Miss Lonelyhearts. Pratiquement tous les jours il recevait plus de trente lettres, toutes semblables, découpées dans une pâte de souffrance émaillée de petits cœurs. Sous l’œil goguenard de son rédacteur en chef, il s’efforçait de trouver l’amorce d’une réponse sincère. Plus d’une fois, il s’était résigné à écrire que « la vie vaut d’être vécue, car elle n’est que rêves, paix, douceur et ravissement ». Mais il lui était devenu impossible de s’amuser de la même plaisanterie trente fois par jour pendant des mois.

Et que répondre à cette adolescente qui lui écrit qu’aucun garçon ne veut sortir avec elle parce qu’elle est née sans nez, même si elle danse bien et qu’elle a un beau corps ? « Je reste assise à me regarder toute la journée et je pleure. J’ai un gros trou au milieu de la figure qui fait peur aux gens et même à moi. Ma mère m’aime, mais elle pleure terriblement quand elle me regarde. Qu’ai-je fait pour mériter un tel sort ? ». Cynique, son rédacteur en chef conseille de donner espoir à ces éclopés de la vie en leur parlant d’art ou alors du Christ. Dans son effort pour sauver ses lectrices dont la misère spirituelle et physique le gangrène, il s’enfonce dans une maladie étrange et meurt sans même avoir le courage de se suicider. Une dépression sans doute dont West note qu’elle était une ruse qu’avait trouvée son corps pour se soulager d’une souffrance plus profonde.

Au départ, confie-t-il, ce courrier du cœur était un truc pour gonfler les ventes du journal et tout le monde prenait ça pour une blague. Mais petit à petit, il s’aperçoit que celles et ceux qui lui écrivent le prennent au sérieux. Pour la première fois, il est contraint d’examiner les valeurs sur lesquelles il a bâti sa vie. Cet examen lui démontre qu’il est en fait la victime de la plaisanterie et non son instigateur. C’est une expérience que chacun de nous est amené à faire et qui conduit souvent à la mort.

Le poète anglais W.H. Auden, après avoir lu Nathanaël West, avait inventé une pathologie nouvelle : « La maladie de West » qui désignait une forme de déchéance spirituelle et sociale. Il est beau de donner son nom à une maladie, surtout quand chacun d’entre nous finit par en être atteint. Seule nous manque la lucidité pour le reconnaître. Miss Lonelyhearts m’aide a comprendre pourquoi Marie m’a quitté. Sans doute étais-je devenu trop contagieux.

2. Claire Bloom : Leaving a Doll’s House

Quand Claire Bloom avait demandé, en 1975, à son ami Gore Vidal s’il lui conseillait de poursuivre sa liaison avec Philip Roth, il lui avait répondu catégoriquement : « Non ! » L’innocente petite ballerine de Limelight passera outre.

Impossible quand on a vu le chef d’œuvre de Chaplin, Limelight, d’oublier la jeune ballerine londonienne sauvée du suicide par le vieux clown Calvero auquel elle redonnera à son tour le goût de vivre. Claire Bloom qui interprète le rôle de Terry, publiera en 1996 son autobiographie, Leaving a Doll’House, dans laquelle elle raconte comment à Hollywood elle deviendra la compagne de Yul Brynner, puis de Rod Steiger qui lui fera un enfant avant de tomber éperdument amoureuse de Philip Roth.

Et c’est là que le drame débute : il durera près de vingt ans et elle le raconte admirablement dans ses Mémoires toujours inédites en français. Comme le dit Philip Roth : « Celui qui s’attache est perdu. Le lien est notre ennemi. C’est lui qui cause la fracture. » Mais il y a la manière et celle de Philip Roth est tout sauf élégante, si l’on en croit Claire Bloom. Il est vrai qu’on ne se quitte jamais bien, car si on était bien, on ne se quitterait pas…

L’amour est une machine à broyer les êtres autant qu’une formidable et vertigineuse fiction qui peut entraîner une jeune ballerine londonienne à sauver un vieux clown, comme elle peut conduire deux êtres à se détruire avec une cruauté qui les fera s’enfoncer dans la dépression, la paranoïa, la dépersonnalisation jusqu’à l’internement en hôpital psychiatrique. Au fond de cet enfer, Roth conservera toutefois suffisamment d’instinct de survie ou de lucidité pour obtenir en 1995 le divorce – remède d’entre les remèdes. Mais aussi des remords qui le pousseront avant sa mort à répondre à Claire Bloom toujours vivante, comme si le lien sadomasochiste qui les liait ne pouvait jamais être rompu. Son manuscrit se trouve dans le coffre-fort d’une banque. J’ai l’espoir, sans doute vain, que Claire Bloom ne mourra pas avant de l’avoir lu. Après tout, c’est encore une déclaration d’amour…tout comme le sont les notes rassemblées ici et dont il est probable que la destinataire ricanera. L’homme et la femme ne sont peut-être pas faits pour aller de concert. Oui, le lien est bien notre ennemi.

Miss Lonelyhearts

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Leaving a Doll's House

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