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Un but français


Nous sommes le 23 juin 1984, j’ai 12 ans et demi et je vis dans un petit village du Jura. Dans cette maison, que mes parents ont fait construire sur un terrain familial non loin de celles qui les ont vus naître tous les deux, nous sommes assis devant le poste de télévision qui retransmet la demi-finale du Championnat d’Europe des Nations, qu’on n’appelle pas encore du nom d’une monnaie inique. La France s’est qualifiée brillamment dans la phase de poules puisqu’elle a gagné ses trois matches avec un Michel Platini au sommet de sa forme. Je crois bien me souvenir que nous sommes plutôt confiants, Papa et moi, malgré le traumatisme subi deux ans plus tôt, en vacances dans l’Esterel, lorsque nous avions vécu la terrible nuit de Séville sous l’auvent de la caravane pliante familiale. Cette nuit-là, après le tir au but vainqueur de l’horrible Horst Hrubesch, j’avais pleuré l’injustice faite à notre sélection nationale, revoyant les images de Battiston sortant sur une civière, Platini lui tenant la main, après l’agression impunie du terrible Harald Schumacher mâchant son chewing-gum.[access capability= »lire_inedits »]

Je crois bien me souvenir qu’il faisait chaud ce 23 juin. À Marseille, où avait lieu le match, et chez nous aussi. En première mi-temps, Jean-François Domergue inscrit sur coup franc le premier but français. Domergue, c’est l’invité de dernière minute. Le titulaire du poste d’arrière-gauche, Manuel Amoros, était suspendu pour avoir mis un coup de boule[1. Vingt-deux ans avant Zidane en finale de Coupe du monde ! Materazzi n’est donc pas le premier à subir l’assaut d’un crâne français dans une compétition internationale.] à un joueur danois lors du premier match du tournoi. Le Toulousain le supplée avec talent et se paie donc le luxe d’imiter le maître es-coup-franc « Platoche » en nettoyant la lucarne de Bento, le portier portugais. À un quart d’heure de la fin du match, Jordao égalise d’une tête lobée qui surprend Bats. Ce sera la prolongation. Les fantômes de Schumacher, de Rummenigge et de Hrubesch rôdent aux alentours de la maison. Je sens bien que Papa est encore plus tendu que moi. Comme il a raison d’être tendu ! Quelques minutes après le début de cette prolongation, le facétieux et si talentueux Chalana, maître à jouer de la sélection lusitanienne, parvient à centrer pour Jordao qui, d’une reprise complètement ratée d’un point de vue technique, envoie néanmoins le ballon au fond des filets français. Les fantômes de Hrusbesch et de ses copains viennent de passer la porte-fenêtre et d’entrer dans la baraque. Il reste cinq minutes. Sur une action menée par Platini, Domergue égalise. Les tirs au but se précisent. Hrubesch et Schumacher dansent sur la table basse, carrelée, du salon. Soixante secondes à jouer. Jean Tigana, à 25 mètres du but adverse, tente une passe en profondeur pour Platini. Un joueur portugais a intercepté mais Tigana − dont Papa dit qu’il a un moteur dans le ventre − a continué son action. Il arrache le ballon au défenseur et continue sa chevauchée, déborde sur le côté droit de la surface de réparation. Un autre défenseur tente de l’arrêter épaule contre épaule. Mais malgré ses 60 kilos tout mouillé, « Jeannot » parvient à centrer. Platini, seul au milieu d’un millier de Portugais − dans mon souvenir, ils sont au moins ce nombre, contrôle le ballon et propulse le cuir au fond. Comme pour chasser Horst et Harald qui dansent sur la table basse, le poing de Papa frappe violemment cette dernière et fend un rectangle de carrelage. Pendant des années, nos visiteurs prendront l’apéritif sur cette table et remarqueront ce stigmate dont nous nous ferons un plaisir de rappeler l’origine.

Ce but français, vécu dans une maison française d’un village français, reste encore en moi. Parce qu’il nous a mené en finale pour la première fois et que la sélection française l’a gagnée. Mais surtout parce, contrairement à ce qui se passa quatorze ans plus tard, on ne fit pas dire à cette compétition remportée ce qu’elle ne signifiait pas. On ne lui donna pas une signification politique ni sociologique. Tigana était né à Bamako, Platini était de parents italiens mais on ne célébra pas la France « black-blanc » (il n’y avait pas encore de Beur dans l’équipe). C’était l’équipe de France. Point. Elle jouait bien. On ne se posait même pas la question de savoir si les mecs chantaient La Marseillaise. Platini la chantait-il ? Je ne m’en souviens plus. Je me souviens en revanche que Tigana avait un accent provençal de toute beauté[2. Zidane aussi est doté d’un joli accent marseillais. Mais que voulez-vous ? Il fallait célébrer − ou dénigrer − le Beur, pas l’enfant de Septèmes-les-Vallons.], et on ne voyait pas en lui le Noir. La question ne se posait pas. Les racialistes d’extrême droite comme ceux de la « gauche diversitaire » avaient à peine commencé leur interminable travail de sape.

Ce but estampillé Tigana-Platini, ce but français, tellement français, il reste dans ma mémoire. Ils avaient tellement envie, ils avaient tellement faim de victoire. Ils étaient l’équipe de France, ils jouaient bien et nous en étions fiers. Les seules couleurs qui importaient alors, ce n’était pas celles de leurs peaux mais celles, tricolores, de notre drapeau.[/access]

*Photo : FFF

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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