Accueil Édition Abonné Il ne faut pas surestimer les Russes

Il ne faut pas surestimer les Russes

L'analyse géopolitique de Gil Mihaely


Il ne faut pas surestimer les Russes
Soldats russes en Ukraine, localisation non connue © ALEXEY MAISHEV/SPUTNIK/SIPA

Alors qu’une nouvelle offensive russe est attendue avec le printemps sur le front ukrainien, notre penchant à surestimer les capacités de l’armée russe est de retour. Analyses.


La communauté américaine du renseignement a vu juste. Dès 2021 elle a percé avant tout le monde les véritables intentions russes, à travers ce que Churchill avait appelé « un rempart de mensonges » (« In wartime, truth is so precious that she should always be attended by a bodyguard of lies » « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit toujours être protégée par un rempart de mensonges »), c’est-à-dire la dissimulation. En revanche, les spécialistes américains – rejoints sur ce point par presque tous les autres, y compris chinois – se sont lourdement trompés en surestimant les capacités militaires de la Fédération de Russie. Même s’il est vrai qu’il vaut mieux surestimer que sous-estimer l’adversaire, cela reste une erreur, reconnue par les Américains. À leur décharge il faut dire que Poutine lui-même a surestimé ses forces armées ! On peut ajouter un effet de projection (les Russes auraient dû apprendre de leurs erreurs en Géorgie en 2008, comme nous l’aurions fait à leur place) et une longue tradition (pendant la Guerre froide, l’Occident a systématiquement surestimé le renseignement et le matériel des Soviétiques, ce qui explique par ailleurs la surprise de la chute de l’URSS).

Un soi-disant rapport du Mossad

Ces dernières semaines, malgré un mea-culpa généralisé, on peut discerner de nouveau une tendance à surestimer les Russes. Ainsi on peut lire que les Russes ont massé une force énorme composée de soldats nouvellement formés et équipés de quantités de chars, canons et avions et que cette force s’apprête à lancer une attaque contre l’Ukraine. Selon le bimestriel Foreign Policy, les Russes auraient rassemblé 1800 chars, 700 avions et des centaines de milliers d’hommes issus de la « mobilisation partielle » de l’automne [1]. D’autres articles alarmistes se sont succédé, et comme une dynamique de rumeur, les chiffres ont encore gonflé. En même temps, un soi-disant « rapport secret du Mossad » révélant des lourdes pertes ukrainiennes, circulait, essentiellement sur les réseaux sociaux.  Pour ne pas devenir bipolaire à force de faire des va-et-vient entre sur et sous-estimation des forces russes en présence, il faut essayer de s’en tenir aux faits et à l’analyse de ce qui s’est vraiment passé sur le terrain depuis le 24 février 2022. 

À partir de l’analyse des récentes opérations russes à Kreminna, Bakhmout et Vouhledar, on peut constater et affirmer que les avancées russes, lorsqu’elles sont réussies, comme à Bakhmout, ne sont qu’incrémentielles. Il n’y a jamais eu de véritable percée (encore moins l’exploitation d’une percée), et les pertes en hommes et matériel (blindés et aéronefs) sont extrêmement élevées. De plus, à l’inverse des Ukrainiens, nous n’avons pas vu d’unités russes exécuter un manœuvre interarmes qui permettrait de changer rapidement et radicalement la donne sur le champ de bataille, jusqu’à présent.

Or, l’exécution d’une grande offensive interarmes est extrêmement difficile et rien ne permet d’affirmer que les Russes maitrisent cet art. L’exemple le plus frappant et récent nous a été donné lors de l’attaque russe autour de Vouhledar fin janvier / début février. Cette opération a démontré que même les meilleures unités, parmi les mieux entraînées et équipées de l’armée russe (comme l’infanterie de Marine), n’en sont pas capables.

Et puis, il y a la logistique…

Si on peut constater que les Russes arrivent à approvisionner correctement leurs unités d’artillerie, rien ne permet d’affirmer qu’ils sont capables de ravitailler et soutenir logistiquement des centaines de milliers d’hommes et des milliers de blindés en mouvement pendant un engagement plus long et plus dur, sur un front long de centaines de kilomètres.   

Pour entrer dans le détail, rappelons que les grands dépôts russes sont situés hors de portée des HIMARS, c’est-à-dire à des dizaines de kilomètres derrière leurs « clients », les unités de manœuvre et de feu. En conséquence, près du front, les Russes disposent de petits dépôts, éparpillés, et ils doivent compter sur un approvisionnement en flux tendu par des camions faisant la navette depuis les grands dépôts. Dans ces conditions, soutenir une percée exigerait des capacités d’organisation des hommes et du matériel (un grand nombre de camions, de camions citernes, de remorques) que les Russes n’ont pas encore démontré avoir. Quand une armée n’arrive pas à approvisionner régulièrement ses forces qui avancent, alors non seulement elle cesse d’avancer (à court d’essence et de munitions) mais elle devient la proie facile à des contrattaques.

L’idée que les Ukrainiens vont être écrasés par un rouleau compresseur russe exécutant une offensive massive et bien planifiée est donc assez improbable, surtout tant que le pays attaqué demeure alimenté par des renseignements américains et occidentaux de grande qualité. La semaine dernière, le Wall Street Journal détaillait le partage des renseignements américains avec l’Ukraine, dont on sait qu’il a lieu depuis le printemps 2022 [2]

« More of the same »

On a beaucoup parlé de l’apprentissage militaire russe, et de l’importance que cela aura pour toute offensive majeure. Il y a certainement eu des signes d’adaptation de la part de l’armée russe, comme l’éloignement des dépôts. Mais fondamentalement, l’essentiel n’a pas changé. Leurs unités blindées sont incapables de lancer les types d’offensives auxquels beaucoup s’attendaient avant la guerre, et leur armée de l’Air est toujours incapable de maitriser le ciel au-dessus du champ de bataille. Si adaptation il y a eu, c’est justement celle qui a conduit les Russes à utiliser artillerie et infanterie pour réaliser des avancées lentes et couteuses. Les deux dernières semaines, marquées par des pertes russes massives, démontrent que cette manière de se battre n’est pas l’apanage de Wagner et de ses soldats-prisonniers.

Ce à quoi il faut s’attendre, c’est : « more of the same », une accélération du rythme de ce que les Russes ont fait au cours des dernières semaines et des derniers mois. Tant que l’Ukraine dispose de suffisamment de munitions (c’est, pour ce pays attaqué, toujours la considération clé), ces offensives russes massives devraient pouvoir être contenues. On peut même avancer que l’Ukraine a intérêt à voir les Russes dépenser leurs ressources de cette manière.

Tout repose donc sur la résilience de l’Ukraine et de l’alliance qui la soutient, car la Russie n’a pas encore trouvé la clé du coffre-fort.   


[1] https://foreignpolicy.com/2023/02/08/ukraine-russia-counteroffensive-abrams-tanks-putin-war/

[2] https://www.wsj.com/livecoverage/ukraine-zelensky-biden-congress-washington-trip-russia/card/u-s-has-eased-intelligence-sharing-rules-to-help-ukraine-target-russians-6pgEkPNCQRX8z4KBu4V4




Article précédent La Vendée à l’honneur
Article suivant Théâtre du Nord, théâtre mort
est historien et directeur de la publication de Causeur.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération