Sous pression après la récente poussée électorale du parti de Nigel Farage, le Premier ministre travailliste a nettement durci son discours sur l’immigration, semblant ainsi déclarer son intention de suivre la voie tracée avec succès par ses confrères sociaux-démocrates danois.
Tandis que les sondages indiquent que la grande majorité des Britanniques appellent de leurs vœux d’importantes restrictions de l’immigration, reste à voir si les mots de Keir Starmer seront suivis d’effets, tant ce fléchissement rencontre une opposition importante dans la classe politico-médiatique britannique, y compris et surtout dans le propre camp du Premier ministre travailliste.
Le choc Reform
Le 1er mai se sont tenues au Royaume-Uni des élections locales qui ont vu Reform UK, le parti conduit par Nigel Farage, arriver premier en remportant 677 des 1 635 sièges qui étaient en lice. Pour les deux principaux partis de gouvernement, le désaveu est sévère : le Parti conservateur perd 676 sièges, quand le Parti travailliste en perd 187. En outre, la législative partielle tenue le même jour dans une circonscription du nord de l’Angleterre (Runcorn and Helsby) conduit au remplacement d’un député travailliste par un député Reform. Ainsi, la question de l’immigration a permis de propulser Farage au centre du jeu politique britannique malgré les frasques ayant divisé son parti dans les mois précédant les scrutins (notamment l’exclusion houleuse du député Rupert Lowe, dont le parti pris en faveur d’une forme de remigration en a fait une figure très populaire sur X – trop populaire aux yeux de Farage, à qui il commençait à faire de l’ombre et qui désapprouvait de ce qu’il jugeait comme une droitisation excessive).
Dans ces élections, Reform a notamment atteint le seuil des 30 % de voix, ce que les observateurs ont vite relevé comme indication que Farage avait de réelles chances de devenir le prochain dirigeant britannique. Keir Starmer, le Premier ministre le plus mal élu de l’histoire – le mode de scrutin particulier employé au Royaume-Uni, uninominal à un tour, a permis à son parti de remporter presque deux tiers des sièges en n’ayant qu’un tiers des voix –, s’est vu contraint de réagir face à la préoccupation que tous s’accordent à voir comme centrale dans l’ascension fulgurante de Reform : la question de l’immigration massive.
Le 12 mai, donc, Starmer donne une conférence de presse à l’occasion de la publication d’un livre blanc du gouvernement sur l’immigration. Le langage employé est cinglant. Sur le slogan des brexiteurs, d’abord, « Reprenons le contrôle », il dresse un constat : « Tout le monde connaît ce slogan et ce qu’il signifiait pour l’immigration, du moins c’est ce que les gens pensaient. Car ce qui a procédé du gouvernement précédent, à commencer par ceux de ses membres qui l’ont utilisé, a été tout le contraire. Entre 2019 et 2023, alors même qu’il parcourait le pays en promettant, sans sourciller, qu’il ferait baisser l’immigration, le solde migratoire a quadruplé. En 2023, il a atteint près d’un million, soit environ la population de Birmingham, notre deuxième plus grande ville. Ce n’est pas du contrôle, c’est du chaos. » Cette vague migratoire sans précédent, qui a pris le nom de « Boriswave » dans le vocabulaire de la droite britannique, a changé le visage de beaucoup de villes britanniques en quelques années seulement.
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Depuis des années, les personnes qui voient dans l’immigration massive le fruit d’une volonté politique plutôt qu’un phénomène inéluctable ou un effet de l’incompétence des gouvernants se sont vu qualifier de « complotistes » par les « experts » et les « fact checkers » éclairés. Le Premier ministre britannique, reprenant des éléments de langage qu’il avait déjà employés dans un discours du 28 novembre dernier, leur donne finalement raison : « Et voyez-vous, [les membres du gouvernement précédent] doivent répondre de leurs actes, mais je ne pense pas qu’on puisse faire une chose pareille par accident. C’était un choix. Un choix fait alors même qu’ils vous disaient, disaient au pays, qu’ils faisaient le contraire. Une expérience d’ouverture des frontières menée (…) sur un pays qui avait voté pour le contrôle. »
Il dénonce « un système d’immigration qui semble presque conçu pour permettre les abus, qui encourage certaines entreprises à recruter des travailleurs moins bien rémunérés plutôt qu’à investir dans notre jeunesse » ; s’attaque à une politique migratoire qui contribue « aux forces qui déchirent lentement notre pays » ; et demande « pourquoi certains pans de notre économie semblent presque avoir une addiction à l’importation de main-d’œuvre bon marché au lieu d’investir dans les compétences des personnes qui sont ici et aspirent à un bon emploi dans leur communauté ».
S’il dit que « la migration fait partie intégrante de l’histoire nationale britannique » et que « la Grande-Bretagne doit rivaliser pour attirer les meilleurs talents mondiaux dans les domaines des sciences, des technologies et de la santé », il annonce néanmoins la couleur : « Ne vous y trompez pas : ce plan signifie une baisse de l’immigration. C’est une promesse. Mais je tiens à être très clair à ce sujet. Si nous devons prendre des mesures supplémentaires, si nous devons faire davantage pour alléger la pression sur le logement et nos services publics, alors croyez-moi, nous le ferons. Mais ce n’est pas qu’une question de chiffres. Car le chaos du gouvernement précédent a également modifié la nature de l’immigration dans ce pays (en important) moins de personnes qui contribuent fortement à l’économie, plus de personnes qui travaillent dans des secteurs de notre économie qui exercent une pression à la baisse sur les salaires. Le changement le plus important de ce Livre blanc est peut-être que nous allons enfin honorer ce que signifiait « reprendre le contrôle » et commencer à choisir qui vient ici afin que l’immigration serve notre intérêt national. »
Pour ce faire, il annonce des mesures : « Les exigences en matière de compétences seront relevées au niveau du diplôme. Les exigences en matière de langue anglaise seront appliquées dans toutes les filières, y compris pour les personnes à charge. » (Certains observateurs n’ont pas manqué d’ironiser : voilà que Starmer exige des immigrés qu’ils parlent anglais alors qu’à la mi-avril circulait une vidéo d’un policier britannique expliquant à un citoyen que de dire « Speak English » à un immigré pouvait constituer un crime de haine !) Il poursuit: « Le délai d’obtention du statut de résident permanent sera prolongé de cinq à dix ans. Et l’application des règles sera plus stricte que jamais, car des règles équitables doivent être respectées. » Depuis, il a été annoncé que l’expulsion des criminels étrangers serait mise en œuvre au moment de la condamnation et non plus seulement une fois que la peine de prison a été purgée.
La réaction hystérique des partisans du statu quo
Chez les politiciens et les journalistes de la gauche et du centre, ce discours provoque un tollé. Les réactions se focalisent presque exclusivement sur un passage particulier de son discours : « Disons-le ainsi : les nations dépendent de règles – des règles justes. Parfois écrites, souvent non, mais dans tous les cas, elles façonnent nos valeurs. Elles nous guident vers nos droits, bien sûr, mais aussi vers nos responsabilités, nos obligations les uns envers les autres. Aujourd’hui, dans une nation aussi diversifiée que la nôtre, et je m’en réjouis, ces règles deviennent encore plus importantes. Sans elles, nous risquons de devenir une île d’étrangers, et non une nation qui avance ensemble. » Si ces quelques mots peuvent paraître anodins, c’est l’expression « island of strangers », « île d’étrangers », qui est particulièrement ciblée par les immigrationnistes, lesquels jugent qu’il y a là soit une réminiscence involontaire, soit une référence qui ne s’assume pas, renvoyant au célèbre discours prononcé par le député conservateur Enoch Powell le 20 avril 1968 et notamment à ce passage traitant de l’impact de l’immigration sur la population autochtone : « Pour des raisons (que les Britanniques) ne comprenaient pas, et en vertu d’une décision par défaut sur laquelle ils n’avaient jamais été consultés, ils se retrouvèrent étrangers dans leur propre pays. »
Powell est, d’une certaine façon, la première victime sacrificielle du politiquement correct de l’Angleterre contemporaine : cet homme brillant, à qui est promis un portefeuille de ministre et en lequel beaucoup voient un futur Premier ministre, est limogé du « cabinet fantôme » du Parti conservateur et âprement dénoncé par les médias de référence, alors même que son journal local reçoit 40 000 cartes postales et 8 000 lettres, dont 95 % sont favorables au député d’après l’éditeur de l’époque ; que 1 000 dockers de Londres marchent en sa défense ; qu’un sondage quelques jours après le discours trouve que 74 % des personnes questionnées se disent d’accord avec le discours, dans un contexte où 83 % des sondés disent vouloir une réduction de l’immigration. Peu importe ce soutien général, peu importe aussi le fait que ce supposé « raciste » parle ourdou (la langue officielle du Pakistan) : à partir d’avril 1968, les élites britanniques travaillent à faire d’Enoch Powell une figure diabolique et un repoussoir politique, de telle sorte que l’évocation de son nom joue peu ou prou le même rôle dans l’étouffement du débat sur l’immigration outre-Manche que la mention de la « lepénisation » en France.
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Ainsi donc, les médias ont monté en épingle une comparaison de Starmer à Powell faite, entre autres, par des membres de son propre parti, dont le maire de Londres, Sadiq Khan ; le Premier ministre du pays de Galles, Eluned Morgan ; et la présidente du comité parlementaire sur les femmes et les égalités, Sarah Owen ; mais aussi par l’ancien chef du Parti travailliste devenu député indépendant, Jeremy Corbyn ; par le chef adjoint des Verts, Zack Polanski ; par le chef des Libéraux-démocrates, Ed Davey ; ou encore par la journaliste Susanna Reid qui, dans la matinale Good Morning Britain, a pressé la secrétaire d’État à l’Intérieur sur cette question.
En réponse à cette salve de critiques, le Premier ministre a maintenu ses propos. Sans doute a-t-il à l’esprit le fait que sur ce sujet, les sondages lui donnent raison. Un sondage YouGov effectué dans la foulée du discours demandant à un échantillon de 4 302 personnes ce qu’elles pensaient de l’expression « Nous risquons de devenir une île d’étrangers, non une nation qui avance ensemble » a trouvé que 53 % d’entre elles étaient d’accord, 27 % en désaccord et 20 % sans opinion. Un sondage Merlin Strategy effectué sur un échantillon de 2 300 personnes a quant à lui donné les proportions suivantes quant aux souhaits de solde migratoire : 23 % pour un solde migratoire négatif ; 23 % encore pour un solde migratoire nul ; 17 % pour moins de 1 à 9999 ; 22 % pour 10 000 à 99 999 ; 10 % pour 100 000 à 499 999 ; 3 % pour 500 000 à 999 999 ; et 2 % pour un million ou plus. Ou pour le dire autrement : 46 % de sondés ne veulent aucun immigré entrant, et seuls 5 % de sondés veulent une solde migratoire aux niveaux actuels ou au-delà.
Après les paroles, quels effets concrets ?
À droite, le revirement a bien sûr été accueilli par les observateurs de la vie politique… avec plus ou moins de foi dans la volonté ou alors la capacité de Starmer de mener à bien la politique annoncée. Alors que la crédibilité du Parti conservateur sur l’immigration a été réduite à néant par la « Boriswave », certains estiment que les travaillistes pourraient être plus à même de mettre en œuvre les promesses de leurs adversaires grâce à une mainmise sur la machine administrative blairiste qui manquait aux Tories : dans cette vision, Starmer serait en mesure d’activer ses réseaux partisans pour que la politique migratoire restrictive déclarée soit effectivement exécutée par ce que les conservateurs ont fini par appeler « the blob », la nébuleuse de hauts fonctionnaires sur laquelle ils se sont cassé les dents lorsqu’ils étaient au pouvoir. Cela dit, rien n’est moins sûr pour l’instant, tant ce milieu administratif est politisé dans le sens d’un immigrationnisme dogmatique au service duquel il s’est mis depuis des décennies.
Cela dit, il se pourrait que Starmer ait semé le trouble chez de tels doctrinaires de l’immigration en s’attaquant à l’un de leurs arguments fétiches, à savoir : les prétendus bénéfices économiques de l’importation massive d’êtres humains. À deux reprises, en effet, à des journalistes posant la question de l’impact économique des restrictions qu’il annonçait, le Premier ministre a très clairement souligné comme les records migratoires des années post-Brexit n’avaient pas conduit à davantage de croissance économique. (Il faut espérer désormais que soient plus largement diffusées les diverses études qui ont été faites sur l’impact fiscal des immigrés extra-européens en Europe, lequel est très négatif, afin que plus jamais l’on ait à entendre : « Ils vont payer nos retraites »…)
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En outre, si ce discours constitue sans aucun doute un revirement, il faut aussi garder à l’esprit ce qu’il ne change pas : ainsi par exemple, Starmer a expliqué que le Royaume-Uni continuerait à appliquer les décisions de la CEDH et la réglementation actuelle sur l’asile ; sans quoi, a-t-il dit, le pays ne pourrait prétendre à la conclusion d’accords avec des pays tiers pour y envoyer les demandeurs d’asile déboutés.
De surcroît, il est permis de penser que le Royaume-Uni ne risque pas de devenir une île d’étrangers… mais l’est déjà, en tout cas en bien des endroits. Les autochtones sont déjà minoritaires dans les grandes villes comme Londres, Birmingham ou Manchester, mais hormis ces cas tristement célèbres désormais, le constat peut être fait en bien d’autres endroits de l’Angleterre. Le Daily Mail a par exemple publié un reportage sur la ville de Nelson, dans le Lancashire, comptant 33 800 habitants dont presque 53 % d’Asiatiques, principalement Pakistanais ; dans certains quartiers centraux, presque un habitant sur cinq ne maîtrise pas l’anglais. Là où il y avait jadis treize pubs, il n’y en a plus que deux ; en revanche, les amateurs de mosquées seront mieux servis que les amateurs de bière, ayant le choix entre dix-neuf lieux de culte. Des cas comme celui-ci sont assez nombreux – Rochdale, Rotherham, Bradford… – pour que le discours de Starmer apparaisse comme « Too little, too late » ; et si l’on ne peut que se féliciter de ce que les lignes bougent, la situation est si dramatique en réalité que ce genre de concession doit bien être pris non comme l’aboutissement mais comme le début d’un chantier immense. Comme le dit Rupert Howe, parlant de l’impact de la « droite en ligne » sur le débat politique britannique : « Des progrès de faits, beaucoup encore à faire. »