Accueil Édition Abonné Un peuple de junkies: antalgiques, somnifères, neuroleptiques, opioïdes…

Un peuple de junkies: antalgiques, somnifères, neuroleptiques, opioïdes…

Le nouvel opium du peuple


Un peuple de junkies: antalgiques, somnifères, neuroleptiques, opioïdes…
Patrick Eudeline © Hannah Assouline

Les drogues les plus consommées en France sont prescrites en toute légalité par les médecins. Antalgiques, somnifères, neuroleptiques et autres opioïdes se trouvent aussi facilement sur internet ou dans la rue. Le trafic de ces dérivés morphiniques en pleine expansion est bien plus juteux que celui des stupéfiants « tradi ». Et il fait des ravages.


En France, 12 millions de personnes sont traitées chaque année pour des cancers ou des douleurs sévères, contre le stress, les insomnies ou tous types d’inconfort. Le corollaire ? Pas moins de 800 overdoses sont recensées par an, le plus souvent par dépression respiratoire. Des overdoses sur ordonnance, en somme, par détournement ou abus de prescription. Et le nombre d’hospitalisations double tous les deux ans. Suivons-nous le triste exemple américain ? Là-bas, les décès par overdoses médicamenteuses arrivent loin devant ceux causés par les armes à feu et les accidents de la route.

Le responsable est une drogue légale dont les Français sont les premiers consommateurs en Europe : les médicaments opioïdes – à ne pas confondre avec les opiacés qui sont des dérivés naturels du pavot. Les opioïdes sont des composés semi-synthétiques ou synthétiques beaucoup plus puissants.

« Sois sage, ô ma Douleur »

Antalgiques, somnifères, benzodiazépines, neuroleptiques… Leurs noms ? Tramadol, Tapentadol (sa version générique encore plus puissante), oxycodone, Temesta, Xanax, Stilnox, Zolpidem, Neo-codion, Lyrica, Buprénorphine… Sans parler du classique Lexomil ou du Valium, du Rohypnol ou du Skenan. Ils soignent les angoisses, calment les douleurs et aident à dormir. Pourquoi les praticiens les prescrivent-ils si généreusement ? Parce que ça marche, tout simplement. Mais l’accoutumance est terrible et leur détournement fréquent car tous, à un degré ou à un autre, contiennent des dérivés morphiniques.

Jadis, les opioïdes étaient le doudou des retraités, sujets aux bobos chroniques. Aujourd’hui, les jeunes les consomment associés à de l’alcool ou du cannabis. On se souvient du scandale du purple drank en 2016, qui déboucha sur la prescription sur ordonnance du Neo-codion, jusque-là en vente libre. Importé en France, le purple drank ou lean, cocktail de Sprite violet, de sirop Neo-codion et d’antihistaminiques, n’a heureusement pas eu le temps de faire des ravages – seulement deux victimes. Contrairement à ce qui s’est passé aux « States ».

Angel dust et chopped screw

Le modèle américain, c’est un mort toutes les sept minutes, 196 morts causés chaque jour par les opioïdes. Les coupables ? Les prescriptions à tout-va pour les accros au fentanyl, ce dérivé d’opiacés utilisé à l’origine pour les cancéreux en phase terminale ou pour endormir… les éléphants (connu dès les années 1970 sous le nom d’angel dust, prisé par les hippies), et prescrit à tire-larigot à partir des années 1990 pour tout et n’importe quoi. Le fentanyl a ainsi tué le chanteur Prince, traité à l’origine pour des douleurs rénales. En même temps, il s’est répandu, ainsi que son concurrent l’OxyContin, dans tous les milieux et dans toutes les classes d’âge.

Le chopped screw a aussi une part de responsabilité. Ce courant de rap texan inventé par Dr Screw dans les années 1990 vantait la codéine et le fameux purple drank. Cela a donné un rap ralenti, vaporeux, façon borborygme, qui a envahi le marché et influencé profondément la culture ado, jusqu’à Justin Bieber. Dans leurs clips, les rappeurs se gavaient de la dangereuse boisson et s’en faisaient gloire. En France, ce sont Freeze Corleone, Orelsan, Nekfeu ou PNL qui ont popularisé le genre et la pratique.

Neo-codion

La codéine est connue depuis la guerre de Sécession, avant même la morphine. En France, elle est commercialisée depuis toujours par les laboratoires Roche qui la mélangent dans leur composition la « plante des sorcières », le datura. Pendant des décennies, le Neo-codion a été vendu comme un simple antitussif et sans ordonnance. Parallèlement, dans les années 1960, via le jazz et le rock (Ray Charles, Velvet, Stones), l’héroïne entre dans la culture jeune avec ses pendants : le manque et l’overdose. Le manque ne se soigne que par la codéine justement : Codéthyline ou Neo-codion, qui soulage les junkies discrètement, sans faire trop de drames. Sinon, c’est l’Élixir parégorique ou le Palfium, sévèrement réglementés. Puis arrivent sur le marché la méthadone, le Temgesic et le Subutex.

À lire aussi : Du crack, de l’insécurité et des projets controversés, Paris à la croisée des chemins

Hors cannabis, la consommation de drogues dures est alors plus ou moins réservée à une clientèle bohème, voire artiste. Dans les années 2000, c’est une explosion tous azimuts qui se traduit par la massification et le développement de la polytoxicomanie. Le narcotrafic à grande échelle entre en scène et la figure « romantique » du junkie façon Lou Reed cède la place à place à Monsieur et Madame Tout-le-Monde.

Internet

Le pire, c’est que si les médicaments opioïdes sont abondamment prescrits par les praticiens, internet permet de s’en procurer d’une façon encore plus simple. Merci Google. Benzodiazépines à 5 euros le cachet, 50 euros la boîte de Tramadol et encore moins pour son générique.
Le plus souvent, tout cela vient d’Inde. Le monde entier, peu à peu, a été envahi. Selon Le Quotidien du médecin, 200 milliards d’euros de revenus annuels sont générés par ce commerce. Un trafic plus juteux que celui des stupéfiants traditionnels estimé par Interpol à 27 milliards.

La rue

Il existe une filière encore plus directe qu’internet : la rue. Jadis apanage tristement folklorique de Barbès et Belleville à Paris ou des quartiers nord de Marseille, le deal a envahi toutes les villes, quelle que soit leur taille. Ces pratiques ont explosé depuis le Covid. On parle de 5000 « clients » par jour à Barbès. À côté des cigarettes de contrebande à 8 euros le paquet de Marlboro rapporté d’Algérie ou d’Espagne, il y a désormais le Subutex à 30 euros la plaquette (15 pour la version générique, la Buprénorphine), et on trouve aussi Tramadol, Skenan, Prégabaline ou Lyrica à 20 euros.

Défonce légale

Après les États-Unis, cette défonce légale (même si elle est issue d’un détournement) envahit progressivement la France. C’est une drogue du pauvre, facile d’accès. N’importe quel médecin peut en prescrire en toute bonne foi. On est loin du cliché des crackeux dépenaillés, des crasseuses salles de shoot, des « fours », « choufs » et « nourrices » bien plus spectaculaires, sans parler de la fameuse « mexicanisation ». Certes, le narcotrafic est une horreur. En attendant, la consommation massive d’opioïdes semble être le prochain visage de la misère toxicomane et de la dépression occidentale. Beaucoup de morts, mais sans kalachnikov.

Perdu pour la France

Price: 21,00 €

10 used & new available from 16,83 €

Mai 2025 - #134

Article extrait du Magazine Causeur




Article précédent Les Frères musulmans et l’art du mensonge victimaire: l’exemple du Hamas
Article suivant Le chemin de Copenhague de Keir Starmer
est écrivain et musicien.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération