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Toussaint rouge


Toussaint rouge
Photo : peasap
Photo : peasap

1.
Les premiers étonnés furent les services du ministère de l’Intérieur. Les rapports étaient formels. En ce lundi de la Toussaint, vers midi, un rassemblement de grande ampleur semblait prendre forme sur la place de la République. On comptait des milliers de personnes qui affluaient par le boulevard Voltaire et le boulevard Magenta. Dans son bureau, Brice Hortefeux, qui cherchait une nouvelle couleur (rouge gland ?) pour qualifier le niveau d’alerte vigie pirate avant la manif du 6 novembre, se montra extrêmement surpris et contrarié.

2.
A Montreuil, au siège de la CGT, on téléphona à la CFDT. La CFDT téléphona à SUD. SUD téléphona à FO. FO téléphona à la CFTC. La CFTC téléphona à l’UNSA. L’UNSA téléphona à la CGT. La boucle était bouclée. Personne n’était au courant de rien. On s’était tous soupçonnés les uns les autres de vouloir « faire un coup » avant le 6, mais on fut rassuré. On envoya cependant des observateurs sur le terrain.
Pendant ce temps-là, la foule affluait toujours sur la place de la République.

3.
Au ministère, on demanda à la Préfecture de Police de faire le nécessaire. On envoya les CRS et puis aussi des hommes de la DCRI en éclaireurs avec mission, si possible, de s’infiltrer chez les manifestants. L’un d’entre eux, à peine arrivé, téléphona directement au Préfet de Police : « On ne peut pas les infiltrer, monsieur le Préfet ! Ils sont déguisés. Oui, c’est ça, déguisés ! Et c’est très ressemblant ! On croirait des vrais ! »
Le Préfet de Police faillit leur dire de se déguiser en clowns, ça leur rappellerait le coup de Tarnac. Mais il s’abstint prudemment. La DCRI avait un chef plutôt susceptible.

4.
A la CGT, on fut aussi légèrement dérouté. Les copains envoyés sur place parlaient d’ouvriers habillés comme dans les années trente ou de mineurs avec leurs barrettes en cuir. Et pourtant tout le monde savait que les derniers puits de mine en France avaient fermé au début du XXIème siècle pour cause de mondialisation. On voyait beaucoup de femmes, aussi, avec des tabliers, des blouses et des fichus.
Et le nombre ne cessait d’augmenter.

5.
« – Est-ce qu’il y a des jeunes ? demanda le ministre de l’Intérieur de plus en plus inquiet au Préfet de Police
– Oui, monsieur le ministre.
– Je le savais, je le savais. Des casseurs ! De la caillera ! Ah ah ! Rappeurs et compagnie ! Faites foncer dans le tas, provoquez-les, allez-y et que ça saute ! Cons je jeunes ! Et faites attention à ceux qui auraient des colis à la main, ce sont surement des anarchistes grecs !
– Ce n’est pas vraiment ce qu’on me rapporte, monsieur le ministre. La plupart sont hauts comme trois pommes et s’ils ont des casquettes, c’est pas le genre zyva. Plutôt genre poulbot, vous voyez ? Et puis, ils chantent de vieux trucs.
– Quoi, par exemple ?
– Euh… « Je suis tombé par terre, c’est la faute à Voltaire/Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Rousseau. » »

Pendant un bref instant, Brice Hortefeux se demanda s’il n’était pas en train de perdre pied, voire de devenir fou. Il aurait bien pris un rhum. Non, pas un rhum. Ce n’était pas une bonne idée.

6.
Sur un trottoir, un vieux monsieur regardait la place de la République, maintenant noire de monde. Il était bien content même si tout ces gens là étaient drôlement accoutrés. A un moment, il crut reconnaître son pote Paulo, avec qui il avait bossé chez Renaud à l’époque de l’île Seguin et avec qui, aussi, il avait fait les grèves de juin 36. Mais c’était pas possible. Paulo était mort en 43, fusillé comme otage communiste, au Mont Valérien. Pourtant, qu’est-ce qu’il lui ressemblait à Paulo, ce gonze…

7.
Le ministre de l’Intérieur décida vers 14 heures de faire charger les CRS. Après tout, cette manif n’était pas autorisée.
Place de la République, il y eut un profond désarroi chez les forces de l’ordre. Les grenades lacrymogènes ne semblaient nullement incommoder les manifestants. Pire, quand un commissaire de police ordonna à une compagnie de charger un groupe isolé, composé d’hommes barbus en redingote et haut de forme portant une banderole presque effacée qui proclamait « Vive la Commune », les tonfas et autres matraques traversèrent les corps sans les toucher.
Dans les mois qui suivirent, on nota une nette recrudescence de dépressions nerveuses chez les policiers présents ce jour-là.

8.
Laurence Ferrari, au 20 heures de TF1, eut l’air encore plus ahuri que d’habitude, en face de son invitée, une femme aux cheveux gris réunis dans un chignon très strict et vêtue d’une robe noire élimée montant haut sur le cou.
« – Mais enfin, Madame Louise Michel, quel est le sens de ce défilé qui a duré plus de dix heures ?
– Eh bien, l’ensemble du mouvement social depuis 1830 a voulu apporter son soutien à celui de 2010 que vous avez voulu enterrer un peu vite et nous avons ainsi assuré la jointure avec la manifestation prévue le 6 novembre, car un combat n’est jamais perdu d’avance. »

9.
Les syndicats dénombrèrent plusieurs millions de manifestants ce jour-là.
Après quelques heures de réflexion, le ministère de l’Intérieur donna sa propre estimation.
Il y aurait eu, ce 1er novembre, d’après la place Beauveau, zéro manifestant.
On n’allait pas compter les fantômes, en plus…



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