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Toi aussi, sois Franz Kafka !


Toi aussi, sois Franz Kafka !

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1. Une usurpation d’identité. 

Le jugement d’Imre Kertesz sur Kafka, je le fais mien. Il note, dans son journal, que le personnage de Kafka, sans doute plus que son œuvre, nous tourmentera toujours, et on peut se demander si ce n’est pas là son véritable héritage. Ses contradictions sont si extrêmes qu’elles en deviennent fascinantes : écrivain génial, il est totalement dépourvu de confiance face à ce qu’il écrit. Conscient de sa valeur, certes, mais d’une modestie dévastatrice. Adoré par les femmes, mais ne trouvant in fine qu’humiliations. Solitaire, mais aspirant constamment au mariage. Hédoniste, mais menant une existence d’ascète. Juif convaincu qu’il n’a rien de commun avec les autres juifs, puisqu’il n’a déjà rien de commun avec lui-même… On n’en finirait pas de relever les contradictions dans lesquelles il se débat, et c’est sans doute ce qui nous le rend si proche. Au point d’avoir envie de prolonger son existence d’une vingtaine d’années, juste pour demeurer un peu plus longtemps à ses côtés.

C’est ce qu’a fait Laurent Jouannaud, un écrivain remarquable, mais peu remarqué, en dépit de quelques livres tout à fait singuliers comme  Toxiques  ou  La Condition sexuelle. Laurent Jouannaud, qui est un fidèle parmi les fidèles de Kafka, a donc installé son « petit bivouac littéraire à côté du brasier kafkaïen » et le résultat est surprenant. Kafka n’est pas mort en 1924, mais a guéri de sa tuberculose.[access capability= »lire_inedits »] Il écrit encore, il connaît d’autres amours, assiste à l’arrivée des fossoyeurs de l’Histoire et songe que, dans un monde qui craque et se fissure par tous les bouts, il convient de prendre un soin particulier de  chaque détail vestimentaire, à commencer par la couleur de sa cravate. En 1935, dans son Journal, il note : « La lassitude m’envahit comme faisait la ciguë chez les Grecs : elle remonte au long des jambes, me gèle les membres, le foie, le cœur, la langue. Je suis glacé, mais heureux. Et voilà que ma cervelle souffle sur quelques braises qui me dégèlent malgré moi. » Toujours ce brasier kafkaïen qui donne au roman de Laurent Jouannaud ce ton si étrange qui résulte d’une usurpation d’identité − et quelle identité ne l’est pas, usurpée ? − totalement assumée. « Franz Kafka, c’est moi maintenant, écrit Laurent Jouannaud. Cela fait longtemps qu’il m’obsède. Nos vies se ressemblent. Je n’ai pas eu plus de chance que lui : j’ai raté moi aussi ma carrière d’écrivain et ma vie amoureuse. » Tout lecteur de Kafka devrait lire cette autobiographie romancée pour apprécier le tour de force qui consiste à se glisser dans la peau d’un autre qui n’est autre que vous-même, sans l’être vraiment, tout en vous donnant la possibilité de le devenir. S’il y a bien un miracle de la littérature, une forme de transsubstantiation, diraient les théologiens catholiques, c’est bien là, dans le livre de Laurent Jouannaud qu’on y assistera, métamorphosés nous-même en petits Kafka.

2. Kafka à Barcelone.

On peut évidemment prolonger le trouble dans lequel nous a plongé Laurent Jouannaud en se procurant le film si étrange de Jacques Deray : Un Papillon sur l’épaule (en DVD) avec Lino Ventura, qui date de 1978 et qui aurait pu s’intituler Kafka à Barcelone tant la radicalité du choix narratif converge avec les déambulations paranoïaques d’un homme qui est pris pour un autre. Encore une substitution d’identité qui s’achève par un meurtre sans motif, dans une rue de Barcelone, sous le regard indifférent des passants. Séquence tournée en caméra cachée et sans figurants. Séquence d’anthologie qui marquera une certaine mémoire du cinéma français.

3. « Ist das Kafka ? »

N’abandonnons pas Kafka sans signaler aux lecteurs germanophones de Causeur trois ouvrages récemment parus sur lui et qui, eux aussi, s’inscrivent dans sa postérité :

Kafkas Komische Seiten, d’Astrid Dehe et Achim Englstler (Steidl Verlag). Ce sont 36 chapitres qui commencent tous par un extrait d’un texte de Kafka (œuvre, journal ou correspondance). Ce sont des passages incongrus, bizarres, drôles, comme son séjour chez les nudistes en 1912 ou sa rencontre avec le rabbi Belzer à Marienbad, en 1916. Sans doute est-il préférable d’être allemand pour en savourer l’humour.

Ist das Kafka ?, de Reiner Stach (Fischer Verlag). Ce sont 99 « trouvailles » qu’a réunies Reiner Stach, biographe expert de Kafka. Par exemple : de quelle couleur étaient les yeux de Kafka ? Selon une vingtaine de témoins le connaissant, ils étaient ou sombres ou gris, ou bleus ou bruns (réponses à égalité). Ou encore : dans une photo de foule prise à Merano, le 9 mai 1920, lors d’une manifestation pour l’autonomie du Sud-Tyrol, il y a quelqu’un qui ressemble beaucoup à Kafka. Mais est-ce bien lui ? Ce pourrait être le début du film de Jacques Deray.

Kafka, de Saul Friedländer (C.H. Beck Verlag). Cette biographie de Kafka place le sentiment de honte au cœur de l’œuvre et du comportement de l’écrivain. Honte par rapport à son père, honte par rapport à des sentiments homosexuels (comme Thomas Mann), honte par rapport à sa sexualité vécue (prostituées), honte par rapport à sa judéité (influence du philosophe Otto Weininger), honte attestée dans l’œuvre et la correspondance, mais honte qui, au lieu de le réduire au silence, le pousse à créer.

Et cette dernière question que pose Imre Kertesz à propos de Kafka : était-ce un martyr ou était-il simplement maladroit ? Qui peut répondre à ce genre de question ? Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les romans de Kafka appartiennent à l’Europe de l’Est, tout comme ceux de Kertesz. Tout comme l’œuvre de mon ami Thomas Szasz que je veux saluer ici une dernière fois, tant ma dette à son égard est immense.

Et comme l’année s’achève, je citerai encore ces dernières lignes, si kafkaïennes, extraites du journal de Kertesz : « J’ai aussi commis des fautes inavouables et impardonnables. (La petite servante, Annuska Nusi. J’avais treize ans et demi : l’âge le plus cruel de l’homme en devenir. Aucune empathie, aucune complaisance, rien qu’un égoïsme aveugle. Je ne pourrai jamais le raconter, parce que la langue du récit ne recouvrirait pas toute la réalité, la cruauté de l’acte et l’innocence de l’esprit.) »  C’est ce qui fait le véritable écrivain : l’impossibilité de raconter certaines choses et l’implacable urgence de les avouer.[/access]

Laurent Jouannaud, Kafka, suite, Pascal Galodé Éditions, 272 p., 20,80 euros.

*Photo : c_nilsen.

Décembre 2012 . N°54

Article extrait du Magazine Causeur



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