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« La combativité sociale était bien plus forte en 1995 »

Entretien avec le politologue Stéphane Rozès


« La combativité sociale était bien plus forte en 1995 »
Cheminots et étudiants défilent ensemble dans les rues de Marseille, le 30 novembre 1995. ©GEORGES GOBET / AFP

Pour le politologue Stéphane Rozès, une majorité de Français consent aux réformes de Macron. Mais l’opinion étant très largement souverainiste et attachée au modèle social français, le président devra obtenir des gages de Bruxelles et Berlin, sans quoi un scénario semblable aux grèves de 1995 ne sera plus à exclure.


Causeur. En novembre-décembre 1995, alors que la grève des cheminots était, de façon étonnante, soutenue par une partie de l’opinion, vous avez inventé le concept de « grève par procuration ». Mais 2018 ne sera pas un remake de 1995, écriviez-vous en substance dans Le Monde du 3 mars. Que s’est-il passé pendant ce quasi-quart de siècle ?   

Stéphane Rozès. Bien sûr, en dehors de la SNCF, la combativité sociale était bien plus forte en 1995. Mais la capacité d’un mouvement social à faire reculer un gouvernement dépend aussi et même surtout de la coagulation entre des grèves bloquantes et l’opinion. Autrement dit, ce ne sont pas les facteurs économiques et sociaux qui sont déterminants, mais la variable politico-idéologique. En 1995, deux Français sur trois soutenaient le mouvement qui bloquait le pays bien qu’il les gênât en tant qu’usagers. Cela a créé une rupture dans la perception, par rapport aux mouvements sociaux précédents, durant lesquels les grévistes étaient considérés comme des égoïstes arc-boutés sur leurs privilèges corporatistes. C’est que l’opinion s’était servie des grévistes par procuration pour envoyer un message au président Chirac. Élu sur la « fracture sociale », il semblait au travers du plan Juppé tourner le dos à son contrat avec la nation en lui demandant de s’adapter aux contraintes extérieures européennes pour amener la France à se mettre dans les clous de la mise en place de l’euro.

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En somme, nous considérions que les cheminots, en se battant pour leur retraite, défendaient l’intérêt général ? Avions-nous raison ou était-ce une illusion ?

Si le cheminot et les autres grévistes deviennent la figure de la défense de l’intérêt général, c’est qu’au début des années 1990, le pays était devenu idéologiquement antilibéral au plan économique. Après la chute du mur de Berlin, avec le passage du capitalisme managérial au capitalisme financier, 55% des Français se sont mis à penser qu’ils pouvaient devenir exclus, SDF ou chômeurs de longue durée. Devenus incapables, dans la mondialisation néolibérale, de se projeter dans un avenir meilleur, les Français font un retour vers la nation protectrice, la République, les services publics, perçus comme autant de boucliers face à la dérégulation des marchés. S’est alors formé un large front idéologique anti-néolibéral entre classes populaires et moyennes, dont la pétition Bourdieu, portée par la petite bourgeoisie intellectuelle, fut l’expression. Seuls Chevènement et Séguin portaient politiquement ces valeurs. 1995 a été un mouvement d’interpellation des gouvernants et des élites par le peuple, mouvement qui a agrégé la question sociale et la question nationale.

Du reste, Erik Israélewicz, alors patron du Monde, parlait de la première révolte contre la mondialisation.

C’était bien vu ! Comme sondeur, travaillant confidentiellement pour Alain Juppé et la direction de la CGT, j’avais constaté que prise isolément, chaque mesure du plan Juppé était soutenue par l’opinion, mais que le plan était rejeté pour des raisons politiques profondes. Les syndicalistes furent autant surpris que le Paris politico-médiatique par le soutien de l’opinion aux grévistes. En réalité, il ne s’agissait pas de défendre leurs intérêts matériels, mais leurs intérêts moraux communs. Quant aux pétitionnaires qui, autour de Rosanvallon, s’opposèrent à Bourdieu, ils croyaient eux aussi rejouer les disputes idéologiques sur la question sociale des années 1970-1980. Or, loin de conforter la démocratie et la lutte contre un totalitarisme, alors disparu, le libre déploiement des marchés semblait remettre en cause la démocratie elle-même, tandis que le président Chirac paraissait, au travers du plan Juppé, agir sous la contrainte d’une Europe réduite au rôle de relais de la mondialisation néolibérale.

Vingt-trois ans plus tard, dans la France de Macron, cette forme de critique de la mondialisation semble avoir perdu la partie. Ce retournement de l’opinion traduit-il une résignation à l’inévitable ou une véritable adhésion ?

Si l’individualisme et le repli ont pu progresser depuis le début des années 1990, la France est toujours très majoritairement anti-néolibérale et attachée à la souveraineté nationale, à la République et à notre modèle social. Ce qui change, par rapport à 1995, c’est la séquence politique : si les réformes du gouvernement Philippe ne suscitent pas l’adhésion, si le président Macron est impopulaire, pour l’heure, le pays consent à laisser le pouvoir avancer dans ses réformes sans le bloquer.

Pourquoi ce consentement politique alors même que les réformes entamées sont douloureuses socialement, voire perçues comme injustes ?

À cause de l’alternative impossible présentée explicitement ou implicitement par les gouvernants successifs et l’Europe : survivre ou conserver notre identité. Emmanuel Macron prétend la dépasser. Il ne veut ni résister ni plier devant la mondialisation. Il a été élu sur l’idée que ce n’étaient pas les Français les responsables de leur malheur, mais le système politique. Il les invitait à se mettre en marche à partir de leurs talents. Il affirme devant le Congrès que le « premier mandat que [lui] ont confié les Français c’est de restaurer la souveraineté de la nation ». Sous la direction de cette figure bonapartiste, la France est prête à accepter quelques coups de canif dans son modèle pour reconquérir son destin. La question nationale pour l’heure préempte la question sociale.

Si des gens sont prêts à sacrifier ce merveilleux modèle social, c’est sans doute qu’il ne remplit plus ses fonctions d’intégration et qu’il est devenu l’objet d’un festival de ressentiments.  Beaucoup pensent qu’il y a d’un côté ceux qui cotisent et de l’autre ceux qui reçoivent…

Les Français estiment que la SNCF, l’école ou l’hôpital ne fonctionnent pas assez bien, mais ils demeurent attachés au service public et à ses missions : égalité, continuité, accessibilité, mais aussi qualité et réactivité. Reste à savoir si les réformes actuelles visent à adapter notre modèle social vieux de plusieurs siècles ou à le remettre en cause. Un modèle structure anthropologiquement une communauté humaine, on n’en change pas comme de veste. Et son efficacité dépend à la fois de son imaginaire, des institutions politiques, des modalités économiques et des rapports sociaux. C’est l’économicisme au sommet de l’État qui explique notre recul économique et notre dépression politique.

La réponse de Macron satisfait-elle les Français ?

La voie est étroite. Comme la bicyclette, le macronisme tient tant qu’il est en mouvement ! Il doit avancer en conciliant l’idée que le pays est en marche et l’assurance qu’il adapte et sauvegarde notre modèle. Pour l’heure, le pays consent au macronisme, mais si l’Europe ne redonne pas des marges de manœuvre, l’opinion pourrait instrumentaliser le cheminot – ou n’importe quelle catégorie – dans une jacquerie interpellant les pouvoirs.

Avril 2018 - #56

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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