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Sous les pavés, le roc


Sous les pavés, le roc
Ruines d'une chapelle dans le Finistère.
Ruines d'une chapelle dans le Finistère
Ruines d'une chapelle dans le Finistère.

N’entendant rien ni à la politique ni à l’économie ni à l’histoire, je ne puis évoquer l’état présent de la France que par le biais de mon autopsie. La France est une nation en ruines. Ma voix ne peut être que celle de l’une de ses pierres éparses, charnellement revêches à l’appartenance.

Je suis né en France, mes ancêtres sont français, je suis de nationalité française. Mais je n’ai jamais eu le sentiment d’être un Français. Je n’ai jamais entendu, dans mon enfance, les légendes de la France, les histoires de la France. Je n’ai jamais entendu parler de la France comme d’une entité à laquelle il eût été possible d’appartenir et moins encore comme d’une entité à laquelle j’appartenais.

[access capability= »lire_inedits »]Plus tard, j’ai rencontré des Français. J’ai éprouvé de l’admiration et de l’amour pour certains êtres, et certains d’entre eux étaient des Français. D’autres étaient des Tchèques, des Grecs, des Allemands, des Polonais, des Roumains. Beaucoup étaient des juifs. Tous étaient seuls, comme Franz Kafka. Certains aussi étaient des Français, et souvent des catholiques français. En eux, j’ai admiré et aimé la France, mais comme un Polonais, comme un Roumain, comme un Kabyle – ou comme Sam Lee Wang, le merveilleux personnage de Gabrielle Roy, frère de tous les déracinés, eût aimé la France s’il l’eût connue. Les corps français, les manières, les voix et les mémoires françaises se sont toujours présentés à moi avec le charme de mystères exotiques.

Je combats intellectuellement ceux qui se font gloire de n’appartenir à rien. Ceux qui imaginent que la non-appartenance tous azimuts est le comble de la liberté. Je considère intellectuellement les ennemis de l’appartenance, de l’enracinement, de la responsabilité et de la fidélité comme des ennemis de la liberté. L’amour de la liberté ne peut être à mes yeux que l’amour des attachements.

La clairière de la non-appartenance

Pourtant, toutes ces conceptions intellectuelles rencontrent sans cesse en moi deux butées charnelles, deux perceptions obstinées. La première est le sentiment d’être ontologiquement voué à la non-appartenance, le sentiment d’être indigne de toute appartenance, de ne pouvoir être au sein de toute appartenance qu’un imposteur, un étranger maladroitement grimé et déguisé, dont l’accoutrement ne saurait tromper aucun membre authentique de la communauté. Le second sentiment, qui n’est que l’autre versant du même roc, du roc de la non-appartenance, est celui que tout air commun est irrespirable et que toute appartenance ne peut être pour ma chair qu’une prison : de cette sensation naît l’appétit de la fuite, de la désertion – qui n’est jamais en nous l’appel de la liberté, mais l’appel de la désolation du désert. Le roc de notre non-appartenance possède donc un flanc plaintif et un flanc agressif – mais l’agressivité y est sans doute la vérité de la plainte. Nous savons que ces deux versants sont stériles et tristes.

La crise du sentiment de l’appartenance nationale en Europe ne me semble pouvoir être comprise que comme une des dimensions de cette crise globale du sentiment d’appartenance. Notre salut me semble dépendre de notre capacité à restaurer dans nos âmes l’art d’appartenir, l’art de donner consistance et visages à des mondes communs. Il est possible que la nation soit l’une des formes de ces mondes communs ; mais, pour l’essentiel, ces formes ne me semblent pas prévisibles.

De la clairière de la non-appartenance où nous nous trouvons réunis partent deux chemins identiquement nihilistes. Le premier est celui qui désigne les membres des autres communautés comme les responsables de la crise de notre sentiment d’appartenance et qui pense l’appartenance non comme une dette créatrice, mais comme une accumulation de simples signes extérieurs dissimulant le vide d’où sourd la pure agressivité. La seconde voie nihiliste, que j’ai trop souvent arpentée, est celle de l’esthétisation complaisante du sentiment de non-appartenance et d’errance, qui permet de masquer à la fois la lâcheté de notre refus de l’héritage et la veulerie qui nous retient de prendre part à la construction de mondes communs. Du troisième chemin, celui de la sortie du nihilisme, je doute qu’il puisse exister un savoir. Mais nos corps, c’est-à-dire nos âmes, sous nos carapaces de vacarme métallique, derrière nos egos vides fermés à triple tour, sont prêts à l’accueillir. Il suffit d’ouvrir tous nos sens, maintenant, pour l’entendre bruire et nous porter.[/access]

Juillet/Août 2010 · N° 25 26

Article extrait du Magazine Causeur



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