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Simenon! Leconte! Depardieu!


Simenon! Leconte! Depardieu!
"Maigret" de Patrice Leconte, avec Gérard Depardieu et Jade Labeste © F COMME FILM et PASCAL CHANTIER

Tout le monde dit du bien du « Maigret » de Patrice Leconte et de Gérard Depardieu. Eh bien, pour une fois, tout le monde a raison.


Il y a au moins deux Simenon : le très vilain garçon qui compilait les conquêtes féminines — rémunérées la plupart du temps, il raconte cela très bien avec un cynisme impeccable dans ses Mémoires intimes —, et le romancier génial, auteur de centaines de récits sous son nom ou sous divers pseudonymes, écrivant un roman en trois semaines puis faisant la fête à la fin du mois — et recommençant sans cesse. L’auteur des Maigret, bien sûr, mais aussi des Inconnus dans la maison, de La Veuve Couderc, ou de La Mort de Belle. Des romans qui ont généré des films le plus souvent remarquables. Bien sûr, ce n’était pas un père exemplaire — et le suicide de sa fille Marie-Jo l’a démontré amplement. Mais tous les grands écrivains sont des monstres — ce qui ne signifie aucunement que tous les monstres sont de grands écrivains, c’est comme les drogués qui se prennent pour la réincarnation de Baudelaire.

Il y a au moins deux Patrice Leconte. Le réalisateur des « Bronzés » — et la suite, « Les Vécés étaient fermés de l’intérieur » et autres comédies franchouillardes déjantées. Il fallait bien vivre. Puis il y a le metteur en scène de « Monsieur Hire », de « Tandem » — peut-être le plus grand rôle de Jean Rochefort —, de « Ridicule », et, aujourd’hui, de ce « Maigret » que vous irez voir dès que vous aurez 88 minutes devant vous : merci à lui de ne pas se prendre pour un cinéaste inspiré qui gonfle ses réalisations avec de la mauvaise graisse, comme tant de metteurs en scène post-pubères et « géniaux ».

Et il y a deux Gérard Depardieu. L’acteur d’instinct, absolument génial, celui qui a explosé dès « Les Valseuses » et qui a donné des performances inoubliables « Mon oncle d’Amérique », « Le Dernier métro », « Tous les matins du monde » ou « Danton ». Et l’outre gonflée de vinasse dès le petit matin, incontrôlable, incapable d’apprendre trois lignes de texte ou même de lire le prompteur, depuis 2008 et la mort de Guillaume. Loin de moi l’idée d’émettre un jugement, je n’ai pas perdu d’enfant et nous ne savons pas, les uns et les autres, comment nous réagirions si un tel déchirement nous était imposé.

Ces trois talents se sont donc retrouvés pour concocter un « Maigret » absolument éblouissant, un film nocturne, tout en couleurs froides, un film sur le deuil toujours recommencé, sur l’empathie d’un flic génial pour une victime désignée d’avance, où Depardieu devient le fameux commissaire par osmose, et bien mieux que la plupart de ses devanciers (le diable nous préserve de revoir cette nouille de Jean Richard). Pour les cinéphiles, il est à la hauteur de Michel Simon (qui joua une seule fois Maigret, mais que Simenon lui-même a trouvé fabuleux) ou de Charles Laughton. Même Gabin jouait un ton en dessous, trop occupé à se mettre en colère alors que Maigret est un taiseux.

Bien sûr, Leconte a pris quelques libertés avec l’intrigue, il a introduit quelques perversions bourgeoises dans ce qui était à l’origine l’histoire simple d’une pauvre fille imprudemment venue à Paris. Mais cela donne à Aurore Clément, l’actrice magnifique de « Lacombe Lucien » ou d’ « Apocalypse now », l’occasion de revenir au mieux de sa forme, à 76 ans. Ou Elisabeth Bourgine, applaudie jadis dans « Cours privé », et qui n’a pas changé — en tout cas, pas pour le pire. Un thème lesbien parcourt le film, initié par Bourgine et relayé par Mélanie Bernier, renforçant l’aspect glauque de l’ensemble. En fait, tout roule sur des non-dits.

Tous les acteurs sont d’ailleurs impeccablement (implacablement, allais-je écrire) dirigés, y compris le monstre qui ne peut plus enfiler seul le pardessus qui lui sert d’armure, dans un Paris froid, humide et moribond. La présence furtive — mais dans une scène fondamentale — d’André Wilms, autre acteur génial qui est décédé ce mois-ci, en père dépossédé de son enfant — c’est le second thème sous-jacent du film, la tristesse des hommes que leur enfant a quittés — apporte une touche sépulcrale supplémentaire.

Je l’ai vu alors que le gotha du cinéma français se rassemblait pour ses Césars de pacotille. Et ce fut un bon choix, de regarder un chef d’œuvre plutôt qu’un spectacle convenu plein de starlettes exhibitionnistes.


PS. J’avais bien pensé livrer une chronique — déjà écrite — sur l’Ukraine. Mais il y a chez Causeur des plumes bien plus autorisées que la mienne sur un tel sujet. Alors, plus tard, peut-être — quand le déferlement de grosses bêtises et d’idées convenues se sera ralenti.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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