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Rony Brauman contre l’humanitaire spectacle


Rony Brauman contre l’humanitaire spectacle

L’Île de Lumière, c’est en quelque sorte la scène inaugurale, l’acte de naissance des French Doctors. Eric Breteau et ses camarades sont-ils des héritiers de Kouchner ?
L’ïle de Lumière est plutôt une deuxième scène, la première étant la guerre du Biafra. C’est là, en 1968-69, qu’apparaît le thème du génocide et de la mobilisation de l’opinion publique pour empêcher un nouvel Auschwitz. Il n’y avait pas plus de génocide au Biafra qu’au Vietnam mais c’est cette référence – avec tous les leviers d’intimidation morale et de mobilisation compassionnelle qu’elle implique – qui a été alors mobilisée. La victime d’un génocide est la « victime absolue » : toute interrogation autre que celle portant sur les moyens d’un sauvetage immédiat est disqualifiée d’avance. Tout effort de compréhension politique de la situation est stigmatisé comme coupable complaisance envers le mal absolu.
Cette scène inaugurale n’a cessé de se répéter et les responsables de l’Arche de Zoé sont les héritiers maladroits et zélés de Kouchner. En ce sens, ils font partie de la famille humanitaire. Je ne suis pas d’accord avec cette branche-là, mais je ne leur conteste pas leur appartenance. Je sais bien qu’il n’est pas facile d’accepter que l’humanitaire soit divisé par des conceptions différentes, alors même qu’il est censé être le terrain par excellence du consensus : quelqu’un se noie, on plonge pour le sortir de l’eau, et baste ! tout est dit, il n’y a pas matière à discuter. Eh bien si, justement, il y a amplement matière, comme vient le rappeler une fois de plus cette affaire.

Sans doute faudrait-il aussi évoquer le rôle des médias, en particulier dans le grotesque déploiement orchestré après le tsunami. Passons. L’équipée de l’Arche de Zoé s’inscrit dans un contexte idéologique dont vous avez analysé l’origine. Mais il n’est pas impossible que l’association ait bénéficié d’un soutien plus direct du ministre des Affaires étrangères.
On n’a aucune certitude. Il est possible que les cabinets de Kouchner et de Rama Yade aient, il y a plusieurs mois de cela, apporté leur soutien à l’opération avant de comprendre qu’il y avait péril en la demeure. Kouchner s’est activement associé à la campagne de dénonciation du génocide du Darfour et des « tergiversations diplomatiques » qui rendaient pensable et nécessaire une opération coup de poing. La logique de cette position impliquait d’aider les gens qui agissaient concrètement pour arracher des enfants à la mort et réveiller le monde. Il faut revenir un instant sur la représentation dominante du Darfour depuis quelques années, en particulier pendant la campagne électorale, avec ce meeting à la Mutualité où pratiquement tous les candidats ou leurs représentants les plus proches ont défilé pour dénoncer le génocide, l’inaction des grandes puissances, et appeler à une réaction internationale, à une intervention… Eric Breteau les a pris au mot.

C’était un « remake » de la Bosnie…
La même pièce, jouée, à peu de choses près, par les mêmes acteurs…

Certaines crises sont érigées en symbole – avec, en général, convocation d’Auschwitz et proclamations pieuses que « plus jamais ça ». Aujourd’hui, c’est le Darfour. C’est pour sauver des enfants du Darfour que nos Pieds Nickelés se sont retrouvés dans des prisons tchadiennes. C’est le Darfour que le Pape Benoît XVI a mentionné dans son message urbi et orbi. Et on a assisté à une intense activité médiatico-humanitaire avec Urgence Darfour, BHL, Kouchner et un grand nombre d’intellos et de politiques. Peut-être qu’il y a de la mise en scène mais la tragédie, elle, n’est pas mise en scène.
Le Darfour est l’une des crises les plus graves qui sévissent aujourd’hui, mais il y en a d’autres. Au Congo, pays limitrophe, la mortalité est dix fois supérieure. On parle de 3 millions à 3,5 millions de morts entre 1997 et 2002. L’implication de la communauté internationale y est d’ailleurs très importante même si elle n’est ni médiatique ni intellectuelle. Mais revenons au Darfour et au discours dominant à ce sujet. BHL, Kouchner, Urgence Darfour parlaient de l’extermination des « noirs » du Darfour par l’armée soudanaise et les milices « arabes », plus de 400 000 morts depuis quatre ans, à coup de massacres systématiques de civils. Arabes islamofascistes contre noirs laïcs, esprit munichois devant le premier génocide du XXIe siècle, voilà ce qui était dénoncé par les gens que vous citez. Ces représentations mensongères de la situation ont eu pour conséquence des décisions et des actions totalement inadaptées.
Il est vrai qu’un guerre dévastatrice, dont le sommet de violence a été atteint au cours des 18 premiers mois, en 2003-2004, a lieu au Darfour, faisant près de 200000 morts (un tiers par violence directe, et la majorité par les conséquences indirectes : maladies, épuisement, dénutrition), et 2,5 millions de personnes déplacées et réfugiées. Le régime militaro-affairiste de Khartoum en porte l’entière responsabilité. L’opposition darfourienne à ce gouvernement avait d’excellentes raisons de prendre les armes et la répression de l’insurrection de février 2003, à l’origine de cette guerre, a été extrêmement violente, disproportionnée. Je signale au passage qu’elle emprunte largement, sur le plan opérationnel, aux techniques de contre-insurrection impériales employés à Madagascar, en Algérie ou au Vietnam. Quoiqu’il en soit, depuis près de trois ans, l’intensité de la guerre a considérablement baissé, se réduisant à des attaques ponctuelles, parfois meurtrières mais espacées et à des escarmouches mettant aux prises des groupes souvent difficiles à identifier. Sans doute l’objectif de vider de vastes espaces pour y installer des populations supposées plus dociles a-t-il été partiellement atteint. Toujours est-il que le régime de violence est profondément différent de ce qu’il était en 2004. En baissant d’intensité, la violence s’est disséminée, les groupes armés se sont fragmentés. Des milices villageoises se sont constituées, les différends autrefois réglés par la négociation sont aujourd’hui tranchés à coups de Kalachnikoff. Les groupes rebelles, soutenus par le Tchad, sont très divisés mais actifs. On y trouve aussi des milices arabes et des combattants islamistes (le JEM de Hassan el Tourabi) aux côtés de mouvements darfouriens plutôt laïcs. Les camps de personnes déplacées sont des lieux d’intense activité politique, et pas seulement des regroupements de victimes subissant passivement les assauts de hordes fanatisées. Ces oppositions simplistes infra-politiques – arabes/noirs, islamofascistes/musulmans modérés, bourreaux/victimes – ne résistent pas à l’examen. Pas plus que le tableau de violences apocalyptiques qui lui sert de toile de fond.



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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