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Rony Brauman contre l’humanitaire spectacle


Rony Brauman contre l’humanitaire spectacle

La sacralisation de l’enfance n’est pas la seule dimension du dévoiement de l’action humanitaire. Le sentimentalisme et le sensationnalisme semblent prendre le pas sur toute réflexion. Ce n’est pas un hasard si vous avez nommément mis en cause Bernard Kouchner, qui est sans doute l’un des acteurs de cette dérive.
Cette affaire révèle en effet une certaine conception de l’action humanitaire, faite de coups médiatiques qui se donnent comme des symboles, sur fond de dramatisation systématique destinée à rehausser la noblesse du sauvetage. Ce qui a pour effet de créer un droit, voire un devoir, de violer les normes et les lois. Face à la « toute-faiblesse », absolue et radicale, des gens dont le destin immédiat est d’être tués, on s’érige en position de toute-puissance. Quand on est face à l’intolérable, tout est permis, y compris le mensonge, le trucage. C’est bien pourquoi la différence entre une action symbolique et un bluff est très mince.

Peut-être. Mais dans la pratique, aujourd’hui, l’humanitaire n’en est pas moins une politique des victimes.
Oui, et c’est sa raison d’être, que je serai le dernier à remettre en cause. Je trouve par esxemple que les humanitaires peuvent s’enorgueillir de ce qu’ils ont fait au Darfour ces dernières années. Mais ça ne veut pas dire que se réclamer des victimes peut fonder une politique. Je rejoins ici la critique implicite contenue dans votre remarque en ajoutant que le discours humanitaire se confond trop souvent avec une rhétorique victimaire dont les principaux ressorts sont la culpabilisation des uns et l’héroïsation des autres. Les victimes et leurs « sauveteurs » sont des héros, les autres sont des salauds. Cette simplification avantageuse est une tentation mais pas une nécessité structurelle. On pourrait faire sans – et je dirais même qu’on devrait faire sans. L’humanitaire n’a pas besoin de cette rhétorique de cow boy pour être cohérent et actif. Il est vrai que c’est plus facile. C’est l’époque qui le veut. Vous n’avez qu’à observer à quel point ce discours victimaire est répandu.

N’est-ce pas particulièrement français ?
Ce qui est spécifique à la France est l’émergence d’une forme d’action humanitaire qui fait du symbole son aliment préféré et fonctionne par coups : Famine au Niger ? On envoie un avion chargé de quelques tonnes de farine. Guerre au Liberia ou au Liban ? Ce sera un bateau, et ainsi de suite…

Qu’est-ce qu’une action qui fait du symbole son aliment préféré ? Voulez-vous dire qu’on ne s’interroge pas sur l’adéquation des moyens et des fins ?
Je veux parler d’une forme d’action qui vise d’abord à alerter et qui se traduit par la fabrication d’un spectacle édifiant. Avec l’Arche de Zoé, c’est bien de cela qu’il s’agissait : ils ont d’abord prétendu ramener des milliers d’enfants en Europe, puis 300 enfants en France, et finalement, ils étaient prêts à « se contenter » de 100 enfants. L’essentiel était de frapper les imaginations. Leur projet était d’atterrir à Reims, sur un petit aéroport en rase campagne, où ils auraient été attendus par des centaines de sympathisants mais aussi par des gendarmes – car de leurs propres dires, ils s’attendaient à être mis en garde à vue en France. Les familles et leurs amis se seraient dressés entre les enfants et les gendarmes. Un journaliste de l’Union de Reims qui était sur les lieux le jour prévu pour leur arrivée a raconté qu’il y avait à peu près 200 familles équipées de tentes, venues de la région, mais aussi de Suisse, de Belgique et même du Canada. La scène aurait été grandiose : rien de moins qu’un duel entre la générosité et l’arbitraire. On aurait assisté à l’affrontement canonique de bons et des méchants, de la raison d’Etat et de la morale, d’Antigone et de Créon. Quand je vous disais qu’entre le symbole et le bluff, bien malin qui fait la différence…

Et c’est ce spectacle que nous offrent depuis des années un certain nombre de « stars » de l’humanitaire, à commencer par Bernard Kouchner ?
Depuis l’opération « Île de Lumière » jusqu’à aujourd’hui, en passant par les sacs de riz en Somalie, Bernard Kouchner est le principal tenant de cette forme d’action.

L’ »Île de Lumière », c’est ce bateau qui, en 1979, a recueilli des boat-people ? Pouvez-vous nous rappeler les tenants et les aboutissants de l’opération ?
Il s’agissait d’un cargo affrété à l’initiative d’intellectuels français (Olivier Todd, Claudie et Jacques Broyelle, André Glucksmann, Bernard Kouchner notamment), pour recueillir en mer de Chine les Vietnamiens qui fuyaient leur pays par la mer. Tout avait commencé avec un navire (le « Haï Hong ») arrivé sur la côte de Malaisie en novembre 1978 avec près de 2500 réfugiés à bord et que les autorités de ce pays menaçaient de renvoyer en mer. Des reportages télé avaient fait du Haï Hong un nouvel Exodus, dans un contexte où le Vietnam était devenu le symbole de l’oppression totalitaire soviétique après avoir été celui du triomphe d’un peuple contre l’impérialisme américain. D’innombrables bateaux de « boat people » ont été attaqués par des pirates.On estime que des dizaines de milliers de Vietnamiens se sont noyés lors de la traversée de la mer de Chine.
A l’époque, André Glucksmann avait parlé d’ »Auschwitz liquide »… Un peu plus tard, après une livraison de vivres à Phnom Penh, Kouchner avait déclaré : « J’ai remonté le Mékong jusqu’à Auschwitz. » Le décor était planté, les thèmes installés : la machine de mort, le génocide d’un côté, les éveilleurs de conscience de l’autre. Je ne prétend pas que toute action visant à frapper les esprits soit condamnable en soi, loin de là. De là à en faire un système, il y a un pas que je ne franchis pas.



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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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