Accueil Édition Abonné Décembre 2022 « Le moment est venu de menacer l’Algérie » : entretien avec Patrick Stefanini

« Le moment est venu de menacer l’Algérie » : entretien avec Patrick Stefanini

La délivrance de visas long séjour relève de l'Etat et non de l'Europe, nous avons la main sur notre politique migratoire.


« Le moment est venu de menacer l’Algérie » : entretien avec Patrick Stefanini
Membre du Conseil d'État, Patrick Stefanini est un homme politique et un haut fonctionnaire français. / RETMEN/SIPA/2012100047

L’accueil inconditionnel des immigrés n’est pas une fatalité. La France peut mener une politique migratoire plus restrictive et plus intelligente en modifiant le droit du sol, les délais d’exécution des OQTF ou en dénonçant des accords passés avec certains pays, en particulier l’Algérie.


Causeur. Quelles marges de manœuvre avons-nous en matière d’immigration ? Sommes-nous ligotés par les traités européens ?

Patrick Stefanini. Il existe pas mal de marges de manœuvre au niveau national et l’application des traités européens nous en laisse aussi. Certes le fait que le séjour irrégulier ne soit plus un délit découle d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne, mais cela n’épuise pas les capacités d’action des États en matière migratoire. S’agissant des OQTF et de leur taux d’exécution, par exemple, la directive européenne impose aux États membres de laisser un délai de sept à trente jours à l’étranger pour quitter le territoire de lui-même. La France l’a transposée en choisissant un délai de trente jours, rien ne lui interdit de le réduire à une semaine. De surcroît, sur nombre de questions, la France est parfaitement souveraine. Par exemple, elle est tout à fait libre de décider du nombre de centres de rétention qu’elle souhaite ouvrir, de leur organisation et des moyens qu’elle y consacre. Sur la question des laissez-passer consulaires, sa liberté aussi est totale. La coopération à mettre en œuvre avec les pays d’origine pour fluidifier les relations relève de la diplomatie des gouvernements.

Pourquoi ne dénonce-t-on pas les accords particuliers passés avec l’Algérie, au vu de la mauvaise volonté de ce pays à reprendre ses ressortissants ?

L’accord avec l’Algérie est un tabou de la politique migratoire française. Il offre des avantages excessifs aux ressortissants algériens, notamment en matière d’immigration familiale. Dans mon livre[1], j’ai proposé que la France menace de le dénoncer pour obliger l’Algérie à faire mouvement. Tous les arguments invoqués pour s’opposer à cette dénonciation sont mauvais, ils participent seulement du refus de placer la question de l’immigration au sommet de l’agenda politique dans nos relations avec l’Algérie :

– Dénoncer l’accord serait faire courir à la France le risque d’une dégradation de sa coopération avec ce pays dans la lutte contre le terrorisme : mais la protection de la France ne saurait reposer sur l’attitude d’un pays étranger, quel qu’il soit ;

– La diaspora algérienne en France serait contrariée par cette dénonciation : ce raisonnement, à supposer qu’il soit juste, est un syndrome de la communautarisation de notre vie politique.

– L’Algérie pourrait refuser toute délivrance de laissez-passer consulaire pour ses clandestins : rien ne nous interdirait, en l’absence d’accord, de riposter en refusant toute délivrance de visas, notamment de long séjour.

Le moment est donc venu de menacer l’Algérie de cette dénonciation.

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Le cadre européen interdit-il de restreindre le droit du sol et le regroupement familial ?

Supprimer ou modifier le droit du sol est possible sur le plan juridique. On y a d’ailleurs touché en ce qui concerne Mayotte. Sur le regroupement familial, nous sommes tenus par une directive européenne.

Le Danemark a beaucoup durci sa politique d’immigration et on a le sentiment qu’il parvient à exercer sa souveraineté, là où la France renonce à la sienne.

Il se trouve que le Danemark a fait fonctionner la procédure de l’« Opting out ».[2]  C’est même à cette condition que, suite au rejet du traité de Maastricht par référendum en 1992, il a finalement accepté de signer le traité de Lisbonne. À cette occasion la monarchie danoise a négocié des options de retrait lui permettant de s’exonérer de certains piliers législatifs de l’Union européenne, notamment la politique d’asile et de police commune. Il a donc une grande latitude d’action puisque l’Opting out limite drastiquement l’interférence des tribunaux européens dans la loi nationale. Mais s’il est possible de négocier cette option avant la signature du traité, revenir sur ce que l’on a accepté est extrêmement compliqué.

L’externalisation d’une partie de la politique migratoire comme le Danemark projette de le faire au Rwanda est-elle envisageable ?

Pourquoi voudriez-vous que les pays du Maghreb, la Libye ou les pays d’Afrique subsaharienne fassent le travail qui incombe à la France ? D’autant que, si on est en capacité de négocier la création de « hotspots » (centres d’examen des demandes d’asile ou de carte de séjour) avec ces pays, on devrait être en capacité de gérer la question du renvoi de leurs ressortissants en situation irrégulière. En effet, c’est la difficulté à faire exécuter les expulsions qui crée l’appel d’air. Or, sur ces questions, ce n’est pas l’Europe mais les États qui ont la main.

En matière de migration, deux éléments sont mutualisés à l’échelle européenne : la délivrance des visas de court séjour et le contrôle des frontières extérieures. Les visas de long séjour, eux, dépendent des États membres qui ont donc largement la main sur leur politique migratoire.

L’idée danoise d’externaliser au Kosovo l’exécution des peines des étrangers sous le coup d’une expulsion peut paraître séduisante, mais le Danemark est un pays de moins de 6 millions d’habitants, aussi les volumes concernés sont-ils très faibles.

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Que peut-on faire alors ?

Au lieu d’envisager des solutions complexes difficiles à mettre en œuvre, mieux vaut investir sur nos atouts. La France dispose d’un des réseaux consulaires les plus importants du monde, avec celui des États-Unis et de la Grande-Bretagne. À cela s’ajoutent les nombreuses antennes de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) dans les pays étrangers. Les demandes de visas de long séjour sont déjà instruites dans ce cadre, il faudrait étendre ce dispositif aux demandes d’asile. Les candidats à l’asile traversent dans leur périple nombre de pays, autres que le leur, où se trouvent des consulats qui pourraient gérer leur demande. De même, la question de la maîtrise du français pourrait être gérée dans un cadre consulaire. Aujourd’hui, celle-ci ne conditionne pas la délivrance du titre de séjour. Cela devrait changer avec la réforme annoncée. Or, cet examen pourrait très bien se préparer dans le pays d’origine. Le visa serait conditionné au fait que l’étranger l’aurait passé et réussi dans son pays. On pourrait ainsi construire une politique migratoire plus restrictive et plus intelligente, facilitant l’intégration et pensée comme telle dès le début de la démarche.

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[1]. Immigration : ces réalités qu’on nous cache, Robert Laffont, 2020.

[2]. L’Opting out ou « option de retrait » est une exemption négociée par un État membre ne désirant pas participer à un domaine particulier de la politique de l’Union européenne.

Décembre 2022 - Causeur #107

Article extrait du Magazine Causeur




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Ancienne conseillère régionale PS d'Île de France et cofondatrice, avec Fatiha Boudjahlat, du mouvement citoyen Viv(r)e la République, Céline Pina est essayiste et chroniqueuse. Dernier essai: "Ces biens essentiels" (Bouquins, 2021)

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