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“On ne peut pas se dire républicain et organiser des réunions non-mixtes !”

Entretien avec Jonas Follonier


“On ne peut pas se dire républicain et organiser des réunions non-mixtes !”
Le journaliste Jonas Follonier © Daniel Wittmer

Le Regard Libre arrive pour la première fois dans les kiosques de la Suisse romande. Le jeune rédacteur en chef de la revue mensuelle entend peser dans le débat d’idées et protéger son pays de la tentation des opinions convenues. Entretien.


Causeur. Vous présentez en couverture de votre magazine et dans un entretien de huit pages le Québecois Mathieu Bock-Côté, dont les analyses sont appréciées et bien connues chez nous. Il met en garde contre les dangers que l’idéologie diversitaire fait planer sur nos démocraties occidentales. La tranquille confédération helvétique serait-elle aussi touchée par le wokisme, comme toute une partie de nos progressistes hexagonaux et de la société française ? 
Jonas Follonier. Oui. Le cas du néoféminisme est édifiant. Le 13 avril, le quotidien fribourgeois La Liberté, qu’on ne peut accuser d’être dans les marges ou insensible aux thèmes à la mode, a publié une lettre de lecteur dont l’auteur s’extasiait du retour du printemps à travers les tenues légères d’adolescentes. Des activistes féministes ont crié au scandale. Leur campagne d’indignation sur les réseaux sociaux a conduit La Liberté à retirer ce texte de son site internet (texte qu’on peut d’ailleurs tout à fait trouver de mauvais goût), et son rédacteur en chef à en « regretter » la publication, tout en rappelant l’importance de la liberté d’expression. Mais les militantes ne se sont pas arrêtées là, estimant ce « regret » non seulement insuffisant, mais aussi provocateur. Manifestant devant les locaux du journal, elles ont accusé La Liberté de « participer à la culture du viol » et appelé son responsable à des excuses publiques. En plus de cela, des voitures de la rédaction ont été endommagées. Le pouvoir obtenu dans une relative indifférence par ces minorités qui utilisent l’arme de l’intimidation pour exiger une forme de repentance, comme l’a décrit notre rédacteur Antoine Bernhard, est préoccupant.

En Suisse, l’identité du pays est purement politique, institutionnelle

Plus récemment, le silence assourdissant des principales associations féministes de Suisse romande après les événements tragiques de Kaboul l’a été aussi. J’ai vérifié: le 20 août, aucune « grève des femmes », que ce soit du canton de Genève, Lausanne ou encore Neuchâtel, n’avait encore exprimé publiquement sa solidarité avec les Afghanes victimes de l’islamisme. D’habitude, ces groupes ne manquent pas une occasion de rappeler leur « sororité » avec les femmes victimes de la « culture du viol » ou du « patriarcat », sur lesquels seraient prétendument construites nos sociétés occidentales. Le fait qu’un anti-féminisme sévisse au nom de l’islam ne doit guère les arranger dans leur idée de convergence des victimes – dont les victimes de ce qu’elles appellent « islamophobie ».

Le Regard Libre arrive en kiosque avec ce 77e numéro. Combien de lecteurs comptez-vous déjà et savez-vous qui sont-ils ?
Il est difficile d’évaluer le nombre exact de nos lecteurs, notre magazine étant présent dans des bibliothèques, des bistrots et autres cabinets de médecin. Ce qui est sûr, c’est que nous comptabilisons entre 10 000 et 15 000 lecteurs par mois sur notre site internet. Pour ce qui est du magazine papier, nous tirons très modestement à 250 exemplaires. Cela dit, depuis le lancement du média en 2014, le nombre d’abonnés ne cesse de croître, lentement, mais sûrement. Un rythme suisse, en somme ! Avec notre arrivée en kiosque ce mercredi 1er septembre, nous sommes passés à un tirage de quelque 1000 exemplaires. Le fait que nous soyons bénévoles nous offre une liberté immense – c’est une des raisons du choix de ce nom : « Le Regard Libre ». Nul salaire à assurer ; les abonnés paient pour l’impression, la diffusion du magazine et l’entretien du site internet (il est aussi possible de souscrire un abonnement numérique).

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En France, lancer un magazine sur la vie des idées en kiosques relèverait de l’exploit. Alors, dans la “petite” Suisse romande, et à 25 ans… Comment vous y êtes-vous pris économiquement et quels sont vos objectifs ?
Nous avons obtenu ces derniers mois la contribution de mécènes ainsi que celle de deux fondations : la Fondation pour la diversité des médias, basée en Suisse allemande, et la Fondation Aventinus, nouveau propriétaire du quotidien romand Le Temps, récemment créée pour soutenir des médias en Suisse romande. Notre envie de contribuer à la vie démocratique les a convaincus. Ces fonds nous offrent suffisamment de réserve pour assurer la diffusion en kiosque pendant une année, quoi qu’il arrive. L’objectif est clair : doubler le nombre de nos lecteurs et gagner en visibilité pendant douze mois. Cette arrivée en kiosque est l’étape la plus importante que nous ayons connue. Le magazine a déjà tenu sept ans, nous le portons par passion à côté de nos activités. Je vois l’avenir de cette publication d’un œil très positif. Les gens de tous les jours que je rencontre sont très nombreux à me dire à quel point ils en ont marre du flux d’informations brutes. La réflexion, c’est notre plus-value et il s’avérera que c’est un bon investissement, j’en suis persuadé.

Vous évoquez dans votre éditorial une bataille faisant rage entre républicains et clanistes. Pensez-vous que ce conflit idéologique trouvera une fin dans le monde intellectuel ou plutôt dans le monde politique ?
Ces deux mondes s’interpénètrent, mais la politique finit toujours par trancher. L’analyse que je propose est le constat d’un nouveau clivage, au moins aussi important que l’opposition gauche-droite ou mondialisme-souverainisme. Selon moi, c’est un débat intrinsèquement « binaire » : on peut être un peu de gauche et un peu de droite, progressiste tout en étant réac’ sur certains sujets ou conservateur sur d’autres, mais on ne peut pas se dire républicain et en même temps organiser des réunions non-mixtes et être favorable à l’idée de « communautés » ayant des « droits à » la reconnaissance, à des faveurs ou que sais-je. Entre le clanisme, qui est le fait d’une certaine gauche actuelle, et le libéralisme classique, ne reconnaissant pour seule communauté que l’Etat-nation protégeant les individus, il faut choisir. 
En Suisse, l’identité du pays est purement politique, institutionnelle ; c’est ce qui nous permet de vivre ensemble tout en ayant des langues, religions et cultures différentes. Le fédéralisme, la démocratie directe, l’esprit de milice sont notre pain commun. Or, certains intellectuels ou militants voient désormais du politique dans des caractéristiques comme le genre, l’orientation sexuelle ou l’origine. C’est un grand bouleversement. Cet enjeu aurait dû être discuté dans les médias helvétiques depuis belle lurette ; Le Regard Libre le traite dès le début et continuera à le traiter, avec des débats, des interviews, des analyses aspirant à aller au fond des choses.

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Dans ce numéro également, un vaste dossier sur les artistes dans la Russie contemporaine. Qu’avez-vous appris sur leur situation, et pourquoi ce tropisme russe quelque peu inattendu ?
L’un des intérêts d’une plongée chez les artistes russes, mais cela peut bien sûr valoir pour d’autres pays et époques, c’est qu’elle en dit long sur les différences notables, quoique parfois subtiles, qui existent entre notre regard et le leur. Les catégories politiques standard que nous utilisons perdent un peu de leur pertinence quand on s’intéresse à un auteur comme Zakhar Prilepine. Il peut nous sembler tout à fait impossible d’être à la fois nationaliste, d’extrême gauche et partisan des libertés publiques. Pourtant, le temps de s’intéresser de près à cet écrivain et nous autres, Suisses ou Français, comprenons mieux sa position par rapport à Poutine, par exemple. Cela nous amène alors à revoir nos jugements à l’emporte-pièce sur ce régime et ses opposants. L’expertise de Georges Nivat, que nous avons interviewé, nous donne également une idée de la spécificité de la langue pratiquée par les Russes – et donc de leur vision du monde, de leur rapport au sacré, au transcendant. Un tel dossier – piloté en l’occurrence par notre collaborateur Ivan Garcia – est enfin un prétexte pour aborder, toujours et encore, les riches rives de la réflexion sur ce qu’est la culture, l’art, la littérature. Ce recul est plus que jamais nécessaire.

À côté de quel papier le lecteur aurait-il tort de passer dans ce numéro ?
Outre bien sûr l’interview de Mathieu Bock-Côté, aussi dense que passionnante, je vous répondrai en faisant un pas de côté. Régulièrement, des lecteurs me disent commencer la lecture de nos numéros par la sélection de citations proposée à la dernière page. Cette anecdote me plaît car elle illustre bien notre magazine : un espace pluraliste de réflexion, où l’on peut se balader picorant tel ou tel article, telle ou telle idée. Ces citations sont tirées de lectures et écoutes actuelles de notre équipe hétéroclite, qui se retrouve toutefois dans sa défense commune d’une valeur qui se perd : le pluralisme intellectuel. Il urge d’en rappeler l’importance en agissant sous sa lumière.

Il est possible de s’abonner à la revue pour le prix de 125 francs suisses / an sur son site Internet. Il existe également des formules numériques économiques.



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