Bernie Sanders: un Oncle Sam socialiste?


Bernie Sanders: un Oncle Sam socialiste?
Bernie Sanders, en février dernier, dans le Colorado (Photo : SIPAUSA30143338_000015)
Bernie Sanders, en février dernier, dans le Colorado (Photo : SIPAUSA30143338_000015)

Au cours de la campagne présidentielle de 2008, Sarah Palin, la colistière du candidat républicain, John McCain, a accusé Barack Obama de vouloir « expérimenter le socialisme. » Elle espérait ainsi décrédibiliser son rival démocrate en l’associant à une idéologie considérée comme infamante parce que foncièrement étrangère à l’esprit américain. Cette manœuvre n’a pas porté ses fruits, mais elle montre combien l’étiquette « socialiste » est considérée comme un handicap outre-Atlantique. Et pourtant, huit ans plus tard, l’un des deux candidats à l’investiture démocrate, Bernie Sanders – celui qui a battu la très célèbre Hillary Clinton dans le New Hampshire et la talonne dans les sondages nationaux – ne craint pas de se déclarer socialiste démocrate. Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’un gauchiste invétéré comme le sénateur du Vermont puisse en imposer à celle qui aspire à être la première candidate féminine à la présidence des États-Unis ?[access capability= »lire_inedits »]

Voici la clé de cette énigme : le septuagénaire Bernie Sanders incarne la jonction entre des courants de pensée relativement anciens et un mouvement tout récent, fruit de la crise de 2008. Il tire sa force – qu’elle soit durable ou non – de sa capacité à fédérer plusieurs générations. Il représente une forme de continuité entre trois phases historiques : la réaction anticapitaliste qui s’exprime à travers Occupy Wall Street dans les années 2011-2012, la grande époque des droits civiques dans les années 1960 et 1970, et une tradition, aujourd’hui obscure, mais bien réelle, de socialisme à l’américaine qui remonte au xixe siècle. La plupart des citoyens des États-Unis n’ont pas la moindre idée de ce que c’est que le véritable socialisme. Ils n’ont jamais été confrontés à un Mélenchon ou à un Jeremy Corbyn, le chef des travaillistes britanniques. Mais l’« ADN » américain contient un élément idéaliste qui n’est pas incompatible avec des lendemains qui chantent. Quelle aurait été la conclusion d’un observateur neutre qui, vers 1850, aurait comparé les États-Unis et la Russie tsariste, en se demandant lequel de ces deux pays, cent ans plus tard, incarnerait le socialisme tandis que l’autre en serait l’ennemi irréductible ? Réponse : à cette époque, les habitants du Nouveau Monde semblaient beaucoup plus engagés sur le chemin du collectivisme – à travers une prolifération d’expériences de communautés utopistes, dont par exemple celle, protocommuniste, du Français Étienne Cabet, auteur du Voyage en Icarie (1842). Ce type de rêve communautaire peut toujours être réactivé dans la conscience américaine, comme dans le mouvement Occupy. Mieux organisé et plus durable que ces utopies, le Socialist Labour Party of America (Parti ouvrier socialiste d’Amérique) est fondé en 1876, suivi par le Socialist Party of America (Parti socialiste d’Amérique) en 1901. Se développe ainsi une tradition de socialisme démocratique qui se distingue explicitement du socialisme marxiste-léniniste par sa volonté de transformer l’économie tout en gardant un système de suffrage authentique. Affaiblie dans les années 1930 à la fois par la montée du Communist Party USA et par le succès du New Deal – la politique très interventionniste de Franklin D. Roosevelt –, cette tradition a retrouvé une certaine pertinence dans les années 1960, avec le mouvement pour les droits civiques des Afro-Américains et la protestation contre la guerre du Viêt Nam. Étudiant au début de cette décennie et très engagé en faveur de ces causes, Bernie Sanders est alors affilié au Parti socialiste d’Amérique. Pendant presque toute sa carrière d’élu – maire de la ville de Burlington entre 1981 et 1989, ensuite représentant de 1991 à 2007 et sénateur à partir de 2007 – il a gardé l’étiquette d’indépendant, tout en tenant un discours très nettement gauchiste. En 1990, The Washington Post a salué son élection comme étant le retour du premier socialiste à la Chambre des représentants depuis des décennies. La plupart du temps il a voté avec les démocrates. Ses campagnes électorales ont souvent été approuvées par les ténors du parti : en 2006, le sénateur Obama (à cette époque) lui a donné publiquement son appui. Une des accusations portées contre lui par Hillary Clinton consiste à dire qu’il n’a jamais été un vrai démocrate. Malheureusement pour elle, c’est précisément son statut d’indépendant qui plaide en sa faveur. Jetant (?) toujours resté en dehors de l’establishment, il n’est pas entaché de complicité dans la plupart des décisions gouvernementales qui, aux yeux d’une certaine partie de l’opinion publique, ont renforcé les inégalités sociales et le pouvoir des élites politiques.

Sénateur du Vermont dans la Nouvelle Angleterre, portant un nom très anglo-saxon, Bernie Sanders est en fait né à Brooklyn, en 1941, de parents juifs. Si son père émigre aux États-Unis en 1921, beaucoup des autres membres de sa famille qui sont restés dans leur Pologne natale disparaîtront dans l’holocauste. Selon une caricature trop répandue aujourd’hui, tous les Juifs américains sont fortunés, influents et conservateurs. La réalité est bien différente. Un très grand nombre a connu – et connaît sans doute encore – cette pauvreté qui accompagne toujours les immigrés et les réfugiés. De tels milieux prédisposent naturellement à un activisme politique plutôt de gauche. C’est le cas de Bernie Sanders, comme d’ailleurs de son frère aîné, Larry, aujourd’hui installé au Royaume-Uni et porte-parole, pour les questions de santé, du Parti vert anglo-gallois. Le socialisme de Bernie est plus modéré que celui d’un Mélenchon ou d’un Corbyn. Il ne croit pas à la nationalisation des industries. S’il prône une « révolution politique », il s’agit surtout de limiter le rôle de l’argent dans les élections législatives et présidentielles. Son approche est socialiste par l’importance qu’il accorde à l’État providence. Il évoque souvent le fameux modèle scandinave, cette vieille lune des sociaux-démocrates européens. Il propose d’augmenter les retraites, de payer les congés parentaux et d’introduire la gratuité de l’éducation dans toutes les universités publiques. Quant au système de santé, il irait beaucoup plus loin que le président actuel et son « Obamacare » : tous les soins médicaux seraient pris en charge par l’État fédéral plutôt que par des mutuelles privées. L’ennui, c’est que ce beau programme entraînerait des coûts supplémentaires de 14 trillions de dollars sur dix ans. Il serait financé, promet Bernie, par des augmentations d’impôts, surtout pour les riches. Seulement, si le taux d’imposition maximum montait jusqu’à 67 %, le manque à gagner serait tel que presque toutes les catégories de la population seraient obligées de payer plus. Bernie mise alors sur des réductions significatives (6,3 trillions de dollars sur dix ans) dans les coûts des soins médicaux, qui sont très élevés aux États-Unis.

Ce projet souffre d’un évident manque de crédibilité. Il fait pourtant rêver non seulement les pauvres mais aussi les classes moyennes en pleine paupérisation. Hillary accuse Bernie d’être un « single-issue candidate », qui n’a qu’une seule cause, la protection sociale. Mais c’est une cause qui le rend sacrément populaire auprès d’une partie de l’électorat démocrate.

Cette popularité confère à Bernie une place de choix dans le populisme qui sévit aux États-Unis comme en Europe à l’heure actuelle. Ici, il est nécessaire de bien comprendre la généalogie de ce populisme américain. Tout commence par la crise de 2008, qui ébranle la conviction profonde des citoyens selon laquelle les États-Unis réussiront toujours à s’en sortir sur le plan économique. Quand Obama prend possession du Bureau ovale au début de l’année suivante, en tant que premier président noir, muni d’un plan de réforme de la protection sociale, toute une partie de l’électorat de droite se radicalise, créant les Tea Parties, ces groupes de pression qui protestent contre des niveaux de taxation apparemment trop élevés et les dépenses prétendument exorbitantes de l’État fédéral. L’establishment républicain est mis en porte à faux. Deux ans plus tard, un autre mouvement populaire est lancé. Les électeurs qui sont déçus par les efforts d’Obama pour brider la finance et réformer les banques occupent Wall Street, ou plus spécifiquement Zuccotti Park, entre le 17 septembre et le 15 novembre 2011. Ils donnent le la à des mouvements de contestation autour du monde, qui expriment la colère et le désespoir de ceux qui souffrent le plus de la dépression économique. Adoptant le slogan, « Nous sommes les 99 % », les jeunes qui propulsent le mouvement prétendent être les porte-parole de tous les laissés-pour-compte de la récession – c’est-à-dire tout le monde sauf les plus riches. Les scènes de déclin et d’abandon que l’on peut voir dans un film comme Cleveland contre Wall Street ou celles qui ont accompagné la faillite de ville de Détroit ont profondément marqué l’électorat. Si les Tea Parties ont débordé le Parti républicain sur sa droite, le mouvement Occupy, ou plutôt l’insatisfaction qu’il a exprimée, déborde le Parti démocrate sur sa gauche. C’est symétrique. Autant Donald Trump gêne des candidats de droite plus establishment, autant Bernie Sanders met des bâtons dans les roues des libéraux (au sens américain) traditionnels.

Tandis que Trump incarne la colère et la rudesse de ceux qui pensent que les politiques conventionnels n’ont pas cru suffisamment au capitalisme et à une Amérique forte, Sanders trouve un écho chez ceux qui croient que les politiques conventionnels ont été trop à la solde des intérêts financiers. À cet égard, il se distingue bien de Mme Clinton. C’était sous la présidence du mari de celle-ci, en 1999, que le Glass-Steagall Act a été abrogé – cette loi qui séparait les banques de dépôts des banques d’investissement et dont la disparition a préparé le terrain pour la crise des subprimes. Bernie a voté contre cette abrogation. Hillary a voté pour la guerre en Irak – qui a coûté une fortune au contribuable –, mais Bernie contre. En 2010, celui-ci s’est opposé à la prolongation des exonérations fiscales introduites par George Bush, en faisant un discours d’obstruction (filibuster) de plus de huit heures au Sénat. La même année, il a dénoncé la décision qui a considérablement assoupli les règles limitant le financement des campagnes politiques. Cette décision a permis la création de ces « super-PACS », des comités de soutien qui récoltent des sommes colossales pour favoriser certains candidats aux élections. Hillary a un super-PAC ; Bernie n’en a pas. Le super-PAC de Hillary aurait reçu un don de six millions de dollars de la part du financier gauchisant, George Soros. Bernie, en revanche, a reçu un nombre impressionnant de petits dons de la part de particuliers. Les sommes récoltés ainsi auraient totalisé 73 millions de dollars à la fin de 2015. Sa légitimité pour représenter le petit peuple est solidement établie.

À 74 ans, avec ses cheveux blancs et son air de vieux pépé sympa, il plaît beaucoup aux jeunes : 80 % d’entre eux ont voté pour lui dans le New Hampshire. Il a reçu le soutien d’un rappeur noir, Killer Mike, et les vidéos de leurs entretiens sur YouTube ont enregistré plus d’un million de vues. Maintenant, il doit convaincre les Latinos et les Afro-Américains. C’est plus compliqué car ici Mme Clinton a de l’avance sur lui. Mais un autre mouvement influe en ce moment, c’est Black Lives Matter, qui regroupe ceux qui protestent contre le traitement des noirs par la police et le système judiciaire. Sanders a adopté leur cause et son côté non-conformiste pourrait plaire.

Serait-il capable de gouverner, s’il était élu à la tête du pays ? Rien n’est moins sûr. Ce sera une tragédie pour la démocratie – aux États-Unis et ailleurs – si ceux qui sont capables de gagner des primaires ne sont pas dignes de gagner des élections présidentielles, et si ceux qui sont dignes de gagner des élections présidentielles ne sont pas capables de gagner des primaires.[/access]

Mars 2016 #33

Article extrait du Magazine Causeur



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