Le Maître du double langage


Le Maître du double langage
(Photo : Hannah Assouline)
(Photo : Hannah Assouline)

J’aime bien Philippe Meirieu : c’est un instrument utile, une boussole qui n’indique jamais le nord. Utile mais pas forcément précieux, car il n’indique pas toujours le sud, ce qui le rendrait indispensable : il est le grand spécialiste de la pensée contournée, dissimulée, fausse dans son essence mais assez tartuffe dans son expression pour tomber, parfois, presque juste — mettons au nord-est.

Le Causeur du mois de mars (en vente dans tous les kiosques, courez l’acheter) sous un titre de couverture qui m’a alléché d’emblée (« Profs, ne lâchez rien ! ») a donc interviewé cet objet introuvable digne du catalogue de Carelman, qui conformément à sa nature a biaisé, protesté et travesti sa vérité de façon à paraître moins malséant qu’il n’est. Mais voilà : on ne trompe pas les vrais pédagogues.

Toutefois, comme il est parmi mes lecteurs des habitués qui ne sont pas enseignants et ne s’intéressent que de loin aux conditions historiques qui, de Meirieu à Vallaud-Belkacem en passant par Jospin, Fillon, Lang et Chatel, ont rendu possible le désastre, je me suis permis une explication de texte — à partir des affirmations les moins entachées de vergogne, une qualité dont notre Primat des Gaules (gardois d’origine, il est lyonnais d’adoption) se passe aisément.

Cette plaisanterie que sont les TPE

Chez Meirieu (il a coupé sa moustache il y a quelques années, comme un que je connais — nous sommes l’un à l’autre des Némésis impitoyables en miroir), c’est l’appropriation des mots qui est l’élément le plus remarquable. Prenez « pédagogie du chef d’œuvre », expression empruntée à la geste du compagnonnage : qui se douterait que cette expression hautement recommandale est revendiquée comme source des Travaux personnels encadrés (TPE), cette plaisanterie qui permet aux élèves, en recopiant la copie du copain qui a recopié Wikipédia, d’obtenir à coup sûr une excellente note qui gonflera leur moyenne, et dont notre augure affirme être le père ?

Ce n’est pas un point de détail : les TPE sont l’ultime manifestation de cette idéologie constructiviste (l’élève construit lui-même ses propres savoirs, comme Pascal a retrouvé par lui-même les douze premiers principes d’Euclide — mais voilà, tous les « apprenants » ne s’appellent pas Blaise) qui mit jadis, quand Jospin nous a pondu sa loi (juillet 1989), « l’élève au centre du système » et Meirieu en gloire à l’IUFM de Lyon, par la grâce du ministre qui n’avait rien à refuser à son inspirateur.

Le constructivisme, c’est ce rousseauisme de bazar qui jadis inspira Joseph Jacotot (1770-1840), ancêtre de tous les pédagos modernes, l’homme qui voulait des maîtres ignorants qui ne gâcheraient pas par leur savoir arbitraire l’excellence spirituelle d’Emile — pour les pédagos tous les élèves s’appellent Emile, même ceux qui se prénomment Kevin. L’ignorance du maître est émancipatrice — qui l’eût cru, Lustucru ? Et l’apprenant ne construit que sur nos ruines — alors que nous pensions prendre le nain qu’il est sur nos épaules de géants, selon la belle expression de Bernard de Chartres rapportée par Jean de Salisbury (voilà, je suis un maître à l’ancienne, je ne répugne pas à la transmission des savoirs, pouah !).

L’égalitarisme jivaro

« J’ai toujours promu une pédagogie de l’excellence contre une pédagogie de l’élitisme, qui réserve l’excellence à quelques-uns », dit le prophète : ah oui, quand je pense à la liste des pédagogues qui se réclament de leur maître vénéré, de Frackowiak — encore un qui m’adore — à Zakartchouk (l’un des maîtres à penser des nouveaux programmes du collège), sûr que l’excellence parle, et parle haut ! Mais Meirieu a réponse à tout : « Vous ne pouvez pas empêcher quelqu’un de se réclamer de vous approximativement… » Prenez-vous ça dans les dents, imitateurs qui occupez depuis si longtemps la rue de Grenelle : sans doute les réformes que vous avez lancées en pensant rendre hommage au Maître le défrisent, au fond. L’excellence ! Quand je pense qu’il a essayé de me dégommer chaque fois que j’ai assigné à l’Ecole la tâche d’amener chacun au plus haut de ses capacités !

Mais voilà, sous Meirieu pointe la figure tutélaire de Bourdieu. Elisabeth Lévy a beau jeu de rappeler à son interlocuteur qu’il a affirmé récemment que « les classes bilangues et les heures de latin profitent aux meilleurs élèves, souvent issus des milieux favorisés : les supprimer ou les réduire pour augmenter les heures d’accompagnement personnalisé, qui diminuent l’échec scolaire d’élèves souvent issus de familles défavorisées, est une mesure de justice sociale ». Meirieu nous refait le débat de 1791-93 entre Condorcet (chantre de l’école de l’excellence) et Le Peletier de Saint-Fargeau, que soutenait Robespierre et qui voulait écraser les mieux lotis au plan intellectuel pour donner aux moins aptes le temps de les rattraper, comme le raconte Franck Lepage dans un sketch hilarant sur les rapports de l’Ecole et du parapente. Meirieu, c’est la pensée jivaro revenue d’entre les morts — le genre d’égalitarisme dont raffolait la Révolution, qui étêtait volontiers, comme on sait. Meirieu, ancien des Jeunesses ouvrières chrétiennes et qui ne les a jamais reniées, au point de se rendre régulièrement chez les parpaillots de Dieulefit pour y faire des conférences pleines d’onction pédagogique, a toujours plaidé pour la mise à niveau — au plus bas, si possible — de tous les élèves.

Je ne chercherai pas à savoir la part de complexe dans une telle attitude — je m’en fiche qu’il ait raté tel ou tel concours, ce ne sont que des étiquettes. Mais ce que je sais, c’est que dans un monde hautement concurrentiel, nier la compétition sous prétexte d’égaliser les conditions intellectuelles n’est pas d’une habileté confondante. Mais Tartuffe plaide le blanc et le noir avec un culot d’enfer, il est le maître du double langage : « L’égalitarisme est condamnable quand il aboutit à un nivellement par le bas ». Comment faire pour égaliser par le haut ? « Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture constitue un progrès… »

Responsabilité zéro ?

J’en connais qui frémissent en lisant ces lignes… Certains pour lesquels l’idéologie des « compétences » (décidée sous Lang, promulguée par Fillon, tant les ministres de droite comme de gauche sont inféodés aux lubies pédagos, dont le dernier avatar dirige aujourd’hui la DGESCO, comme le raconte Causeur dans un beau portrait de l’inénarrable Florence Robine) fut le dernier clou vissé sur le cercueil de l’école. Parce que les compétences (toujours « en cours d’acquisition », il ne faut désespérer ni Billancourt ni Saint-Denis) ne sont pas des savoirs, mais devraient être des pré-requis. Des capacités à maîtriser fin CP, et qui permettraient d’accéder aux savoirs complexes. Mais nous n’en sommes plus là : la division s’apprend en CM2, et 18% des élèves de 6ème ne savent pour ainsi dire pas déchiffrer. Du coup, on conseille depuis quelques années aux enseignants de ne pas faire lire les élèves à voix haute, « afin de ne pas les humilier ». Sûr que les 150 000 mômes de la génération Meirieu qui sortent du système scolaire chaque année fin 3ème auront appris à lire et à écrire par la magie du Saint-Esprit — même que c’est pour ça qu’on les embauche dans les abattoirs du Neubourg et d’ailleurs. Et qu’importe s’il y a quatre ans ce même Meirieu s’emportait contre « l’idéologie de la compétence » !

« Et je découvre aujourd’hui, à l’université, des étudiants dont le français est… assez catastrophique », avoue notre professeur ès sciences de l’éducation. Responsabilité zéro : « Si l’école ne nourrit pas l’imaginaire des jeunes avec de beaux textes, il ne faut pas s’étonner que ceux-ci se nourrissent de la culture à bas prix que leur propose le marché ». Il a oublié que Rousseau déconseillait La Fontaine. Il a surtout oublié qu’il a conseillé, lui, d’apprendre à lire dans les modes d’emplois d’appareils ménagers — il l’a si bien conseillé qu’il feignait de s’en vouloir, en 1999, dans une interview au Figaro. Mais trop tard, trop tard pour que ses « disciples » redressent la barre et en reviennent à la méthode alpha-syllabique au lieu de se ruer sur l’idéo-visuelle de Foucambert et d’Eveline Charmeux — improprement appelée « méthode globale » alors qu’elle est juste a License to kill.

Dernier point — vous découvrirez le reste par vous-mêmes : la question de la notation. D’un côté il est « scandaleux » que l’on « mette 5/20 à une copie bâclée et qu’on en reste là » — mais par ailleurs, « les notes permettent toutes les manipulations » : « Je suis donc pour une évaluation par modules dans laquelle il faudrait acquérir tous les modules sans exception » — outre que c’est une invraisemblable usine à gaz, je sens que certains vont stationner longtemps en 6ème dans telle ou telle matière…

Allez, je cesse de m’esbaudir. Achetez Causeur — pas pour Meirieu, qui est un épiphénomène dont il ne restera rien dans dix ans, mais pour l’ensemble du dossier Ecole qui est très sérieux (voir la belle interview de l’ancien recteur Alain Morvan), pondéré et assez bien informé — même si le « lycée unique » est déjà là, mis en place par Chatel, que Vallaud-Belkacem a voulu rattraper par le bas — et elle y est arrivée, ça, c’est bô, et égalitariste !



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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