Phnom Penh, ville phénix


Phnom Penh, ville phénix

Phnom Penh Cambodge

Le Cambodge est ce plat pays d’Asie du Sud-Est, vaste plaine fertile où les crues annuelles des cours d’eau assurent depuis des millénaires l’irrigation des rizières. Teuk Dey, l’eau et la terre en langue khmère, formule qui lie conjointement les deux éléments qui ont fécondé ce terroir rural. Ici s’est épanoui le peuple khmer, aux racines si lointaines que le mythe se confond parfois avec l’histoire. Le paysage bucolique est parsemé de quelques agglomérations d’une importance quelconque, à l’exception d’une grande cité : Phnom Penh, la capitale, centre à la fois politique et économique du royaume. Ici se concentrent tous les pouvoirs, les fortunes ainsi que les aspirations des migrants issus des campagnes, attirés par l’espérance d’une vie meilleure.

De la ville se dégage une immédiate sensation d’énergie, une personnalité singulière, vibrante, qui saisit de prime abord le visiteur. Son architecture repose sur un mélange détonnant, presque baroque, où l’œil peut s’exercer à retrouver les strates d’une histoire discontinue, faite de ruptures souvent douloureuses. Tous les symboles visibles sur les drapeaux, les monuments, les décorations renvoient en outre à un site autre, un ailleurs, pourtant omniprésent : Angkor, l’ancienne capitale des Khmers, sise à quelques centaines de kilomètres plus au nord, dont les incroyables temples de pierre témoignent de la magnificence d’une cité qui régnait alors sur une grande partie de l’Asie du Sud-Est.

Depuis le XVe siècle, Angkor n’a plus joué qu’une fonction religieuse auprès des Khmers, mais qu’importe : le site est devenu synonyme d’un âge d’or, d’une gloire évanouie, avalée par la forêt mais qui luit toujours dans l’inconscient collectif. A Angkor, la part de la légende, celle où les rois se faisaient l’égal des dieux ; à Phnom Penh, la part de l’histoire. Une histoire nécessairement moins grandiloquente, faite de chair et de sang, de liens d’argent et de commerce, d’accointements avec les puissances étrangères, d’ambitions avortées, de héros trop humains. Mais on ne saurait jamais assez se méfier de la frustration née d’une blessure narcissique, provoquée par le sentiment de sa déchéance.

Phnom Penh fut ainsi le théâtre d’un évènement inouï, digne de la démesure d’Angkor, mais dans son versant noir, celui de la terreur, de la force aveugle. Tout près de nous, dans le dernier quart du XXe siècle. Début du mois d’avril 1975. La ville est alors en passe de tomber aux mains des « Khmers rouges », les révolutionnaires cambodgiens, qui mènent le siège depuis des semaines. Beaucoup de grands reporters sont absents. Ils guettent non loin de là la chute de Saigon, la grande cité du Sud-Vietnam, assiégée dans le même temps par les armées du Nord communiste. Un symbole stratégique considéré comme d’une autre importance.

Phnom Penh croule sous les réfugiés des campagnes en proie à une impitoyable guerre civile, pourtant ce conflit régional demeure encore la seule « guerre du Vietnam » aux yeux de bon nombre d’observateurs internationaux. Les mystérieux guérilleros cambodgiens sont considérés comme un simple avatar local, une force d’appoint pour les marxistes vietnamiens. Beaucoup, s’appuyant sur les clichés associés au Cambodge, veulent même croire que les révolutionnaires khmers offrent un profil plus débonnaire que les austères communistes vietnamiens aux accents confucéens. Ils se trompent.

Lorsque la ville tombe aux mains des troupes de Pol Pot, le monde stupéfait apprend la nouvelle, inimaginable : l’exode immédiat et complet de tous les habitants de Phnom Penh. Une cité de deux millions d’habitants, renvoyée sur le champ au néant, un long cortège de douleur sur les routes, vieillards, femmes, enfants, invalides, qui piétinent sous la canicule d’avril, apogée de la saison chaude sous ces tropiques. Cet évènement inaugural, digne de Gengis Khan, ouvre la page la plus sombre de l’histoire du Cambodge. On prend alors conscience de la radicalité qui émane des nouveaux maîtres du pays, capables d’effacer toute présence humaine d’une grande cité.

Chez les Khmers rouges, la volonté révolutionnaire, farouche, se double en effet d’un véritable vertige identitaire. Le socialisme, selon les termes de Pol Pot, est avant tout le moyen de « défendre le pays et sauvegarder la race kampuchéenne » (pour Kampuchea, Cambodge en khmer). La notion de pureté, revient obsessionnellement dans sa bouche, formant un vœu de régénération aux accents morbides. Le paysan khmer démuni de tout, ou plutôt l’idée que les Khmers rouges se font de celui-ci, vierge de toute influence étrangère, devient le modèle incontournable pour renouer avec la grandeur évanouie des temps angkoriens. Pour que cela advienne, les sbires de Pol Pot, en émules contemporains de Savonarole, ont d’abord voulu en finir avec Phnom Penh, cette ville à leurs yeux cosmopolite et corrompue, symbole des incertitudes d’une modernité tâtonnante.

Mais que peut-on bâtir, à partir d’un extrémisme aussi étroit ? La fureur khmère rouge, comme un bateau ivre, va finir par décimer ses propres rangs au gré de purges sanglantes, avant que, le 7 janvier 1979, les divisions vietnamiennes viennent occuper la ville-fantôme, et en chasser les bourreaux. Phnom Penh est mutilée, défigurée, à l’image des survivants, hâves, épuisés, qui la repeuplent timidement. Elle doit s’accommoder de la présence encombrante de militaires vietnamiens, authentiques libérateurs mais aussi occupants opportunistes. Addition indécente aux souffrances accumulées, la ville est soumise à un embargo de la part de l’Occident, puisque coupable d’avoir été libérée par le mauvais camp, celui des alliés des soviétiques (la compassion s’exercera auprès des seuls réfugiés qui s’amassent à la frontière thaïlandaise, parmi lesquels les Khmers rouges qui se réarment, en vue de la revanche).

Il faudra l’extinction de la « guerre froide », à la fin des années 80, pour que les grandes puissances s’entendent de manière à ficeler avec les factions cambodgiennes les accords d’une paix précaire, sponsorisée par l’Onu pour un coût de deux milliards de dollars. L’espoir revient dans le Phnom Penh des Casques bleus onusiens, avec le retour d’exil du roi puis celui des réfugiés. Mais les luttes intestines, la présence résiduelle des Khmers rouges, les coups de force politiques alimenteront encore la chronique pendant toute la décennie suivante. Bon an mal an, la vie reprend pourtant ses droits, une kyrielle d’ONG débarque pour panser les plaies d’une population abandonnée pendant trop longtemps, les squatteurs s’entassent jusqu’aux toits d’immeubles dont les anciens occupants ne reviendront plus, aventuriers et investisseurs, venus de tous horizons, posent leurs valises dans une ville où tout est à rebâtir. Capharnaüm parfois ubuesque, qui charrie son lot de contradictions, de peines, d’espoirs toujours recommencés. Mais préférable au silence de la « pureté » des charniers, l’utopique fin de l’histoire de Pol Pot.

Aujourd’hui, ces sites sanglants sont devenus des lieux de mémoire des horreurs du siècle écoulé, à l’instar d’Auschwitz ou d’Hiroshima. La ville, quand à elle, vit depuis le milieu des années 2000 au gré des poussées de fièvre spéculative, le regard rivé sur Bangkok, Singapour ou Saigon, qu’elle rêve d’imiter. De terre surgissent des constructions élevées où s’affairent des maçons perchés sur des échafaudages de bambou, de pauvres hères défendent leurs taudis contre les appétits d’investisseurs véreux, des fortunes pas toujours bien acquises se dépensent dans la fièvre des casinos, aux bonnes tables de la ville et sur les banquettes des karaokés huppés. D’anciens caporaux khmers rouges se rêvent en condottiere et capitaines d’industrie, les énormes 4×4 Lexus des fratries au pouvoir se garent sur les trottoirs où l’on croise des mendiants invalides. Les jeunes citadins, avides de vivre, draguent, se sculptent des coiffures qui défient la gravité, font vrombir leurs motos japonaises, toute une nouvelle scène artistique fait son apparition, qui tente à sa façon d’exorciser les spectres du passé.

Phnom Penh change vite, parfois trop vite, au risque de se perdre. Mais la fascination demeure intacte pour cette ville en perpétuelle mutation, qui tente, même claudicante, d’aller toujours de l’avant. Face à cette image chaotique et parfois indécente, beaucoup de visiteurs choisissent de sauter l´étape pour alimenter la nostalgie du passé en se contentant des froides lignes de pierre des ruines d’Angkor. Ils ont tort. Il faut aimer Phnom Penh, dans ses épreuves et ses errements : une ville martyre, une ville d’esbroufe, chargée de défauts, qui a chu brutalement, mais dont toute la grandeur repose sur l’effort de se redresser. Nulle autre capitale au monde n’incarne peut-être, de façon aussi poignante, la condition humaine.

*Photo : Wikipedia.org



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