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Les (très bonnes) affaires chinoises de M. de Villepin


La cellule investigation de Radio France s’est livrée à une enquête de plusieurs mois sur les activités chinoises de l’ex-Premier ministre d’un des gouvernements Chirac. Les journalistes Élodie Guéguen et Géraldine Hallot étaient à la manœuvre. Le résultat de leur travail est des plus intéressants. Si l’on voulait résumer hâtivement – et je l’avoue ironiquement – nous dirions que la grandiloquence, le verbe emphatique et abondant se vendent plutôt bien dans les hautes strates de l’Empire du Milieu. Un autre ex-Premier ministre de la chiraquie avait en quelque sorte ouvert le bal, Jean-Pierre Raffarin, lui aussi grand faiseur de phrases. Pour l’un comme pour l’autre, l’avalanche verbale passée, il n’est pas rare qu’on se trouve devant davantage de vide que de sens profond. Du moins quand on se donne la peine de chercher à démêler ce qui a été déversé. Un peu comme pour le Trissotin de Molière, s’agissant de M. de Villepin on « cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. » Il se peut après tout que la grande subtilité que l’on prête au peuple chinois lui permette de pénétrer une finesse, une intensité conceptuelle qui, malencontreusement, se refuseraient à nous.

À l’instar de M. Raffarin, M. de Villepin, ayant sans doute considéré qu’il avait hissé la France au plus haut de ce qu’elle pouvait espérer en matière de prospérité intérieure, d’influence internationale, de puissance en tous domaines, et qu’elle ne lui offrirait donc plus le moindre chantier à sa mesure, conclut tout naturellement qu’il ne lui restait plus qu’à aller dispenser les bienfaits de son immense talent – que dis-je, talent, alors que le mot génie s’impose – ailleurs de par le monde.

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La Chine, donc, aura eu l’insigne bonheur de l’accueillir. Enfin un empire à sa dimension ! La Chine, mais aussi d’autres contrées de ce monde, nous rappelle l’enquête Radio France. L’Arabie Saoudite, le Qatar, à ce qu’il semble, et, paraît-il, en son temps, la Russie de M. Poutine. On notera le haut niveau d’exigence morale qui préside à de tels choix, orientés exclusivement vers des pays au système démocratique des plus avancés. On ne peut que s’en réjouir.

En Chine, nous apprennent donc les investigatrices, M de Villepin fait tout naturellement ce qu’il sait faire de mieux, il parle. Il donne des conférences. Parfois aussi, étant grand amateur d’art contemporain, il officie dans ce domaine, livre ses conseils éclairés. Avec son fils, il a ouvert d’ailleurs une vaste galerie d’art, très en vogue, à Hong-Kong. Propriété du fils, tient-il à préciser.

Nous apprenons aussi dans cette enquête que c’est le général Christian Quénot, ancien chef d’état-major de François Mitterrand qui l’aurait mis sur la piste de Pékin. Bien lui en a pris. Car là-bas, la parole est d’or : 94 000 euros versées à M. de Villepin pour deux conférences, l’une à Zhengzhou, une autre quelques jours après à Chengdu dans le Sichuan. Les journalistes de France Inter en ont dénombré pas moins de cinquante du même ordre. Bien sûr tous frais payés, voyage en first classe et tapis rouge à l’arrivée.

En outre, parmi d’autres occupations, notre ex-Premier ministre y assure là-bas la présidence de l’ITMA, une instance paragouvernementale en charge du tourisme de montagne. Toujours le goût des sommets, voyez-vous. Une autre de ses multiples compétences jusqu’alors trop ignorées de nous autres pauvres Français.

Bref, notre homme est, on le voit, particulièrement bien en cours chez l’empereur Xi Jinping. Il faut reconnaître qu’il sait y faire. Ne l’a-t-on pas photographié avec, sur les genoux, un magnifique Panda de 43 kilos ? L’image a fait le tour du pays et elle a de surcroît beaucoup plu aux autorités, car comme le dit sans fard le général Quénot lui-même : « Si vous n’êtes pas bien avec le pouvoir central, vous ne faites pas d’affaires en Chine. »

Bien sûr, les premiers intéressés – Villepin, Raffarin – jurent leurs grands dieux qu’il ne s’agit en aucune façon pour eux de cautionner le régime communiste, ni de participer à une entreprise visant à légitimer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ce système dictatorial. Pensez donc ! Mais qui peut croire que le pouvoir post-maoïste, qui a la main sur tout, de la conquête spatiale aux compétitions de ping-pong et de majong, se donnerait la peine de cajoler à ce point d’ex-Premiers ministres de démocraties occidentales s’il n’en attendait rien d’autre que les délices éclatantes de leur talent oratoire ou leurs avis éclairés sur le noir Soulages ? Oui, qui?

À l’en croire, ce serait donc en toute innocence, en toute « indépendance » (sic) que Villepin se fait l’enthousiaste VRP de ce vaste projet à fort relent impérialiste qu’est la « nouvelle route de la Soie », en réalité le grignotage à marche et emprunts forcés de territoires, de sites parfois stratégiques, tel port grec par exemple. Ou lorsqu’il s’enflamme à une tribune choisie, clamant « China is back », la Chine est de retour, et pour de bon ! On ne savait pas qu’elle avait disparu. Probablement, M. de Villepin, dont la modestie n’est pas le plus fulgurant des mérites, considère-t-il qu’avant sa venue elle sommeillait, déclinait, dépérissait. D’où le vrai sens, selon lui, de sa croisade, car il tient à le dire la main sur le cœur, il agit là-bas le plus souvent bénévolement. Ce qu’il gagne chez l’ami chinois c’est peanuts, ou presque. Quelque chose comme 8 à 10% du chiffre d’affaires de sa société Villepin International. Une broutille, une aumône, de l’argent de poche.

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D’ailleurs, au cas où certains d’entre nous se prendraient à rêver, il nous délivre ce précieux conseil : « Si vous voulez faire fortune, ce n’est pas en Chine qu’il faut aller. »

Ce serait donc ailleurs que notre homme serait allé chercher de quoi faire, notamment, de son vaste domicile parisien un véritable musée d’art contemporain, aux dires de ceux qui ont eu l’occasion d’en franchir les portes. Ailleurs, mais où ? À quand une nouvelle enquête du genre de celle-ci ? Ce pourrait-être également très instructif.

Comme l’est, instructif, le sens diplomatique très affiné dont l’intéressé fait preuve dans ses déclarations. On l’a maintes fois entendu condamner, avec toute la pompeuse véhémence dont il est capable, le sort fait aux Mahométans de Gaza. Mais étrangement, on ne l’a jamais entendu pleurer sur celui réservé aux musulmans Ouïghours. Il doit y avoir une explication. Toute simple. On aimerait l’entendre…

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Une nuit pour une vie entière

Antonio Muñoz Molina est considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue espagnole. Son œuvre romanesque a reçu de nombreux prix et, chez nous, il a obtenu le prix Médicis étranger en 2020 pour Un promeneur solitaire dans la foule. Cette année, est publié dans une splendide traduction Je ne te verrai pas mourir ; titre emprunté à un vers de Idéa Vilarino : « Plus jamais je ne te toucherai. Je ne te verrai pas mourir. »


Le départ pour le nouveau monde

« Je suis une invention docile de mon père » dit Gabriel Aristu, personnage principal du roman. Et c’est donc docilement qu’il obéira à l’injonction de s’exiler aux États-Unis où il gravira les échelons et déambulera dans les étages élevés des banques internationales et des avocats d’affaires. La souffrance d’un père durant la guerre civile et les sacrifices endurés après celle-ci se conjugueront pour faire quitter l’Espagne à un jeune homme qui aurait préféré demeurer auprès d’Adriana Zuber et jouer du violoncelle. On saura très peu de choses de sa vie américaine ; sa femme possède une voix aiguë et enjouée qui semble résumer à elle toute seule la cordialité toujours un peu exagérée des autochtones; sa voix dit l’Amérique et cela suffit. Quant à ses deux enfants, on sait qu’ils sont deux… Le seul moment vraiment décrit sera celui de l’arrivée et du dépaysement pour qui change radicalement de dimension. Ce sera du reste également l’expérience du troisième personnage ; un jeune étudiant, exilé tout comme lui dans le nouveau monde, mais d’au moins une génération plus tard. « Les espaces intérieurs que me fit traverser le professeur Bersett avant d’atteindre le parking me parurent magnifiques. Sa voiture était un 4×4 aux proportions excessives. Je vis pour la première fois, dans un sursaut, une ceinture de sécurité qui s’ajustait automatiquement. Les rétroviseurs extérieurs étaient plus grands qu’en Espagne. L’autoroute sur laquelle nous débouchâmes avait une amplitude amazonienne. Des deux côtés s’élevaient des forêts de hauts arbres hivernaux que le coucher du soleil plongeait dans une ombre grisâtre, plus épaisse sur la ligne d’horizon composée de collines. Quand la nuit tomba, les voies s’éclairèrent et l’obscurité des bois devint impénétrable. Tel était l’impact du changement d’échelle pour un Européen du Sud, le côté démesuré, expansif, exorbitant de l’Amérique. »

J’ai tant rêvé de toi

Et c’est ce troisième personnage qui, en prononçant un nom, fera retraverser l’Atlantique à un monsieur de cinquante ans plus vieux désormais, pour revoir celle qu’il a portée en lui durant tout ce temps ; celle qui fut l’évidence dans sa vie, au point de passer celle-ci à rêver d’elle, au point de faire appel intérieurement à elle pour élucider ses pensées et ses choix. Plus que muse, elle aura été,  à distance et sans le savoir, son éclaireuse, car « en s’éloignant d’Adriana Zuber, il s’était éloigné de lui-même et de ce qu’il avait de meilleur en lui. (…) Il avait aboli la vie qu’il aurait dû mener, son identité qui ne se cristallisait qu’à son contact, grâce à son influence passionnée et lucide. » Le roman raconte de manière prodigieuse la vie onirique de Gabriel Aristu ; vie qui devient sa vie véritable et qu’il voudra à toute force lui faire savoir lorsqu’il la retrouvera, et qui lui fera dire d’abord : « Si je suis ici, si je te vois, si je te parle, c’est que je dois rêver. » Effectivement, comment faire la différence quand la substance onirique rencontre soudain le réel ? Mais la femme qui aujourd’hui se trouve face à lui et dont les cheveux ne sont plus roux mais blancs, incarne un principe de réalité qui tombe un peu comme un couperet et qui interroge quant à l’amour qu’on croit éprouver pour autrui :« Tu ne m’aimais pas comme tu le pensais, ou tu n’étais pas amoureux de la femme que j’étais, non. Tu étais amoureux de ton amour pour moi. » Adriana lui rappelle également qu’ils n’ont pas passé une nuit ensemble comme lui ne cesse de le croire, mais tout juste cinq heures entre le début de l’après-midi et le coucher du soleil, car il avait peur de décevoir ses parents en ne rentrant pas dîner avec eux avant son départ…

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Mais au-delà de cette différence d’appréciation, il y eut pour elle comme pour lui un miracle madrilène qui fut l’accomplissement de mois et peut-être d’années où leurs personnes auront accordé leurs goûts, leurs émois, leurs pensées au point que leurs corps auront trouvé immédiatement une harmonie et un bonheur tel qu’il s’inscrira pour toujours dans la mémoire d’un jeune homme indécis. Ces quelques heures puissamment érotiques sont décrites dans une prose d’une subtilité bouleversante, et ces quelques heures qu’il appellera pour toujours « la nuit » feront que rien, de son cœur, de sa chair et de sa mémoire ne semblera avoir été affecté par un demi-siècle d’existence hors d’Espagne même s’il ne se sent pas pour autant chez lui à Madrid lorsqu’il y remet les pieds. Il aura tangué quelque part sur l’océan et n’aura amarré qu’à la nuit venue.

Le dernier geste

Si le point de vue de cet homme et son parcours sont ici privilégiés, Adriana, à la fois inexistante dans sa vie réelle et omniprésente dans le roman, n’est pas pour autant invisible. Nous ne cessons de voir avec Gabriel ses yeux perçants, sa chevelure rousse, sa bouche ironique. En revanche, sa «  réalité rugueuse à étreindre[1] » ; celle de toute une vie, échappe à celui qui la retrouve au soir de sa vie. Adriana, elle, ne rêve pas, et n’a pas eu le dépaysement de celui qui part pour subvenir à la perte. Et c’est avec un réalisme poignant qu’elle fera une demande très concrète à l’homme autrefois tant aimé. C’est avec détermination qu’elle attendra de lui un geste qui appartient au domaine tangible de la vie. La question, bien sûr, sera de savoir si l’homme qui se sera nourri de rêves pour ne pas seulement errer en s’adaptant au monde ambiant, y consentira…

L’écriture d’Antonio Munos Molina est impressionnante, notamment dans les presque soixante premières pages qui sont une longue, très longue phrase telle une mélopée, que l’écrivain renouvelle à chaque chapitre, le précédent se concluant par une virgule, à l’image des amants qui, pendant cinq heures selon Adriana, une nuit selon Gabriel, n’auront cessé de remonter à la surface pour mieux replonger dans l’unisson de leur corps à corps, et à l’image du retour sporadique et pourtant sans fin de la femme aimée dans la nuit d’un homme.

Je ne te verrai pas mourir d’Antonio Munos Molina, Éditions du seuil, 2025 240 pages

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[1] Rimbaud, Une saison en enfer

Trafic de drogue: faut-il punir les consommateurs?

Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac ne l’est-il pas pour la consommation de drogue ? À défaut d’une grande politique de santé publique, on ne nous sert que de la com’.


Il est des instants médiatiques qui résument la situation dans laquelle on est. En quelques mots, tout apparaît. Les éléments de langage s’écroulent et avec eux quelques hypocrisies. « Il y a deux moments où l’homme est respectable : son enfance et son agonie » (Henry de Montherlant). Le reste n’est que jeu ou mensonge.

Alors que ça rafale à Marseille, que de jeunes vies sont la chair à canon du narcobanditisme, l’animateur cathodique a trouvé la solution : « Les consommateurs, on va les chercher, et on les met en prison. » Autour de la table personne ne moufte. Alors Élisabeth Lévy pose la question: pourquoi un tel niveau de consommation de drogues et de psychotropes dans une partie de la jeunesse française ? Elle a raison. Il faut parler d’une crise de l’imaginaire collectif, de l’absence d’un lien pour nous unir. Je ne peux plus dire « pour faire société ». Il s’agit d’une dimension qui va bien au-delà.

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Il s’agirait donc de construire des places de prison ? Mais combien au juste ? Selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), le cannabis est la substance la plus consommée parmi les 11-75 ans. Plus de 20 millions de personnes l’ont déjà expérimenté (29,9 % des jeunes de 17 ans), 1,4 million en consomment régulièrement (au moins dix fois au cours du mois), et 900 000 en consomment quotidiennement. En 2023, près de 15 % des adultes ont essayé cocaïne, ecstasy/MDMA, champignons hallucinogènes, LSD, amphétamines, héroïne, crack. Ce taux s’élevait à 9,1 % en 2014. La cocaïne est le deuxième produit illicite le plus consommé avec 1,1 million d’usagers de 11 à 75 ans. Face à un tel tsunami, qui peut dire aujourd’hui que son entourage est épargné ? Un enfant, un frère, un ami ? Devront-ils eux aussi partir illico pour Sing Sing ?

Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac n’est pas réalisé pour la consommation de drogue ? Pas de campagne de prévention et d’information. Pas de grande politique de santé publique. La communication politique sur le sujet sature les bandes passantes, mais personne n’est dupe. La guerre ne peut être gagnée qu’à la condition de vouloir vraiment la mener.

En Italie, dans sa lutte contre la mafia, le juge Falcone avait très clairement indiqué ce qui était essentiel à ses yeux : s’attaquer aux réseaux financiers. Remonter les filières de financement et de blanchiment. Tout le reste est secondaire. Cette dimension n’est presque jamais abordée dans nos débats. Pourquoi ? Parlons du réel ! En l’occurrence, de la réalité du capitalisme contemporain dont l’économie de la drogue est l’une des composantes. Dans nos échanges avec des pays « amis », avons-nous un discours de fermeté vis-à-vis du Maroc, du Qatar ?

On vous voit ! On vous voit faire comme si de rien n’était. Comme si une pensée hétérodoxe, une complexité dérangeante étaient assimilées à une dérobade pour ne pas mettre en prison le consommateur de joints « qui a du sang sur les mains ». Sur cette question comme sur beaucoup d’autres il y a urgence à élever le niveau du débat politique et médiatique. Sommes-nous encore en capacité de retrouver l’art français de la discussion ? De l’altérité ? Du projet commun par-delà nos indispensables désaccords ? Et enfin d’agir ?

Sollers, l’hymne à la vie


Sollers nous revient sous les traits d’un maestro. Il connaissait la musique, celle des classiques révérés – Bach, Haydn, Mozart – mais aussi celle des mots, les siens, précis, bondissants, harmonieux, sans oublier celle de nombreux autres, « les voyageurs du temps », morts plus vivants que les vivants. Sollers a joué sa partition en virtuose de la vie. Il a tenu en respect les dévots, les femmes fatales, les fonctionnaires du culturel, les universitaires sentencieux, les spectres de la Société du Spectacle, les programmés du système, les peine-à-jouir de l’édition, il a mené une guerre totale, celle du goût, loin de la légion des fausses valeurs. Il a résisté au désenchantement institutionnel, indiquant sans relâche le Sud et les chemins de traverse. Il est entré en clandestinité dès l’adolescence et n’a plus quitté ce jardin protecteur, l’île de Ré. Ré, la note et le territoire. Il a offert en pâture son double médiatique, avec bagues, fume-cigarette, coiffure de moine, Bloody Mary à la Closerie, ondoyant, charmeur, colérique, insaisissable, oxymorique, balayant d’un revers de main vénitien les parasites, imposant sa foulée rapide, signant ses prestations d’un rire bataillien. Il a chanté, dansé, composé sous la pluie noire du nihilisme. Il a fini par quitter la scène le 5 mai 2023. Son esprit, influencé par les Lumières – Rémi Soulié le souligne dans sa préface – manque cruellement. Il nous reste son œuvre, colossale et encyclopédique. Mais il paraît qu’elle n’intéresse plus guère. C’est la période du purgatoire. Soyons optimistes quant à la décision finale. Sollers n’a jamais agi contre Dieu.

Stimulant

Maestro Sollers, donc. C’est un jeune homme plein de fougue et de talent qui l’écrit. Il se nomme Yannick Gomez, il signe un essai inspiré : Sollers, le musicien de la vie. Le garçon est pianiste, compositeur, titulaire d’un doctorat en interprétation – piano – de l’université de Montréal. Il a déjà publié D’un musicien l’autre, de Céline à Beethoven. Il arpente en fin connaisseur l’œuvre de Sollers, son essai le prouve. L’angle choisi est impeccable. Sollers a toujours mis en avant la musique classique dans ses romans, essais, articles. Il écrivait en écoutant notamment Bach – le cinquième évangéliste. Il a passé le premier confinement avec Haydn et sa complice Josyane Savigneau – les 104 symphonies de Haydn y sont passées, nous apprend Gomez. La musique, c’était son moteur contre le bruit entretenu par la société. L’auteur de cet essai le prouve en remontant le fleuve Sollers. Il a lu tous ses livres, crayon de papier à la main, à commencer par son premier roman, Une curieuse solitude, même si ce n’est pas la source de l’œuvre de l’écrivain né à Bordeaux, en 1936. Sa démonstration est sans faille. Ses courts chapitres nous stimulent.

Sollers était un corps en mouvement. Et c’était un corps musical, puisque la musique est elle-même un corps. Les femmes qui circulent dans son œuvre sont du reste souvent musiciennes. Elles méritent un arrêt sur image, ce que fait Gomez. Peu importe de savoir si elles ont existé ou sont purement fictives, chez Sollers la réalité et la fiction se mélangent jusqu’au tournis. L’écrivain paradait au bras de musiciennes célèbres. Stéphane Barsacq a révélé récemment qu’il l’avait mis en relation avec Cécilia Bartoli. Il s’est promené avec lui et Hélène Grimaud dans les jardins de Gallimard. Sollers, d’habitude timide, n’espérait qu’une chose : que tous les écrivains présents ce jour-là le vissent avec la célèbre pianiste.

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L’oreille était l’organe essentiel pour Sollers. Lui qui avait souffert enfant d’otites à répétition, avait l’oreille sûre. Un jour, dans son minuscule bureau de la « banque centrale », entendez Gallimard, il m’avait lu, à haute voix, l’incipit de trois ou quatre manuscrits reçus la veille. « Vous entendez, Louvrier, comme c’est mauvais. Pas mélodique. Pas de rythme. Pas de style. Ça ne peut donc pas penser. La pensée, c’est d’abord mélodique et rythmé. Poubelle. » Dans L’éclaircie, Sollers, que cite Gomez, déclare : « Je conviens qu’il faut une oreille spéciale pour les entendre (les bons écrivains). Le Diable, lui, est une rock-star qui fait un boucan d’enfer. »

La musique – les fleurs également – ont contribué à affermir la pensée de Sollers. Elle lui a permis d’éviter les innombrables pièges tendus par les institutions officielles. La leçon principale de l’auteur de Femmes est d’avoir su préserver sa liberté, ce qui permet à son œuvre d’éclairer a giorno la beauté. Pour paraphraser Kundera, on pourrait dire que la partition musicale de la vie de Sollers a permis de dénoncer le kitch totalitaire qui recouvre la « merde de ce monde ».

Sans fausse note

Le portrait de Sollers, que propose Gomez, tient les promesses de l’introduction. Il est sans fausse note, fouillé, précis, documenté. Le chapitre consacré à la solitude de Sollers est pertinent. Pour l’avoir fréquenté, je peux dire qu’il savait la préserver derrière les murs de la maison du Martray ou ceux de son studio parisien. Ne parlons même pas de Venise, où la solitude se conjuguait à deux, sans jamais troubler la guerre qui se jouait sur la page blanche. Ses fameuses IRM – identités rapprochées multiples – étaient un dôme de fer efficace. Gomez : « Tout porte à croire que vivre musicalement ses romans en cours, donc sa vie, propulse l’auteur se réclamant de ce mode de vie, de pensée, dans une curieuse solitude, royaume merveilleux des Atlantes noyés et oubliés. » Une « curieuse solitude », oui, et un « défi » clairement annoncé dès 1957 dans son premier texte que plus personne, à tort, ne lit. Tout y est, net, sans pathos, loin des pleurnicheries romantiques mortifères.

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Yannick Gomez a tenté une intrusion dans la boite noire sollersienne. Mais comme à l’intérieur d’un sous-marin nucléaire, les cloisons sont étanches. Le mystère demeure. Cet écrivain majeur a donc de beaux jours devant lui. Les mouettes le protègent, et l’acacia se porte à merveille.

Nous sommes vers le 20 août, quand l’été bascule. Je rends visite à Sollers dans sa propriété du Martray. Conversation sur la plage. Il évoque ses 20 ans, ses premiers écrits. Je le revois comme si c’était hier. Il a le teint hâlé, il porte un pantalon beige tirebouchonné, une chemise de lin bleu, le vent se lève soudain. Nous nous quittons, son regard se cache derrière ses lunettes noires d’agent secret. Je traverse le pont, direction La Rochelle. Sa voix demeure en moi. Les mots, les syllabes détachées, les brefs silences qui ponctuent sa réflexion. Sur la gauche, les petites falaises de la côte, c’est marée basse. Je crois reconnaître le décor naturel des dernières pages du Défi. La plage, le suicide de la jeune femme, Claire, le calcaire qui boit le sang de son visage. Le narrateur, à ce moment précis, joue avec le sérieux. C’est l’acte fondateur de sa vie d’homme libre, et d’exilé.

Yannick Gomez, Sollers, le musicien de la vie, préface de Rémi Soulié, Éditions Nouvelle Marge. 144 pages

« Io sono Giorgia » ! Le système Meloni

Giorgia Meloni est à la tête du gouvernement italien depuis trois ans. Ses succès ne reposent pas uniquement sur les lois votées ni les réformes engagées mais sur une stratégie européenne de longue haleine qui lui confère aujourd’hui prestige et sympathie sur la scène internationale.


En 1997, vous avez vibré pour le « blairisme », ce coup de neuf progressiste dont la social-démocratie européenne avait tant besoin ? En 2007, vous vous êtes emballé pour le « sarkozysme », ce grand retour de la volonté en politique ? En 2017, vous avez admiré le « macronisme », ce syncrétisme socialo-libéral si efficace et dynamique, censé dépasser les clivages traditionnels ? Alors c’est certain, vous adorerez le « melonisme », ce néopopulisme célébré ces derniers temps dans la presse internationale comme le mariage réussi entre convictions identitaires et rigueur budgétaire. Cependant, si vous ne croyez pas au père Noël, un bilan d’étape plus circonstancié de la politique de Giorgia Meloni depuis qu’elle a pris la tête du gouvernement italien s’impose. On verra aussi que la conquête du pouvoir a été préparée par une mue politique mûrement réfléchie.

Longévité rare

Arrivée en octobre 2022 au palais Chigi (le Matignon italien), Meloni peut se vanter d’une longévité rare à ce poste, mais surtout d’avoir maîtrisé les déficits, obtenu une forte désinflation et fait baisser le chômage. Seulement la Première ministre n’a pas eu recours à un traitement de choc à la Javier Milei pour obtenir ces résultats. On veut la recette de sa potion magique.

Retour en 2022. Dès qu’elle rentre en fonction, Meloni referme l’ère du « quoi qu’il en coûte », qui avait été ouverte par la pandémie de Covid, puis prolongée par l’envolée des prix de l’énergie suite à l’invasion de l’Ukraine. Conséquence, le déficit public, supérieur à 8 % du PIB en 2022, est ramené sous la barre des 4 % en 2024. Mieux, cette baisse de la dépense publique n’a pas asphyxié l’activité, car la présidente du Conseil s’est arrangée pour faire octroyer à l’Italie une portion non négligeable (environ 200 milliards d’euros) du plan de relance européen. En d’autres termes, comme l’a souligné Marine Le Pen dans notre numéro de novembre, nos voisins transalpins font désormais financer une partie de leurs dépenses publiques par Bruxelles. Cependant, comme on le verra, l’UE, comme le Ciel, aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Meloni a beaucoup travaillé pour obtenir ce cadeau.

Vient alors le trophée de Meloni : l’emploi. Le taux de chômage, qui stagnait depuis une décennie autour de 9 à 10 %, s’établit désormais à environ 7 % et pourrait continuer de baisser. Ce succès, accompagné d’une belle reprise de l’investissement (680 milliards d’euros estimés en 2025), s’explique par un net recul de l’inflation (0,9 % aujourd’hui contre 8 % en 2022, ce qui a permis de sauvegarder la demande intérieure), doublé d’un excédent commercial en hausse (40 milliards d’euros cette année), reflet des performances de l’industrie italienne sur les marchés européens et asiatiques.

Parmi les autres mesures économiques décidées par Meloni, signalons la réforme du revenu de citoyenneté (l’équivalent de notre RSA), la réduction des subventions pour la rénovation énergétique des bâtiments et la flexibilisation du marché du travail. Mais aussi une baisse de l’impôt sur le revenu pour la tranche comprise entre 28 000 et 50 000 euros annuels (passée de 35 % à 33 %) et un allégement de l’impôt sur les sociétés. Enfin, quelques privatisations partielles comme celles d’ITA Airways (la compagnie aérienne nationale), de la banque Monte dei Paschi di Siena (la plus ancienne banque au monde) et du pétrolier ENI (le premier groupe du pays) ont rapporté autour de 4 milliards d’euros.

Pas vraiment une rupture historique

Cependant l’Italie n’est pas sortie de l’auberge. La croissance reste faible (+ 0,7 % en 2024), la productivité du travail demeure atone, la bureaucratie administrative continue de peser sur les entreprises, les inégalités régionales se creusent et le vieillissement de la population érode le marché du travail. Enfin, avec une dette publique proche de 135 % du PIB, l’Italie reste le deuxième pays le plus endetté de l’UE (derrière la Grèce et juste devant la France). Bref, l’essentiel du redressement économique de la péninsule provient davantage de circonstances favorables, dont Meloni a certes su tirer le plus grand profit, que de réformes structurelles durables, dont le pays aurait pourtant bien besoin. Et si Rome inspire aujourd’hui davantage de confiance aux institutions européennes et aux marchés financiers, les jeunes actifs italiens se montrent plus réservés puisque 156 000 d’entre eux ont émigré en 2024, tandis que le nombre de naissances a atteint un niveau historiquement bas, avec 370 000 naissances par an et un taux de fécondité de 1,18 enfant par femme.

Autre point crucial : la politique migratoire, pilier de la campagne électorale de Meloni en 2022 et thème majeur pour ses alliés berlusconistes et salvinistes. Depuis que la droite est aux affaires, des résultats authentiquement positifs et concrets ont été enregistrés en matière de réduction des flux. Pourtant, le protocole pour l’établissement de centres d’accueil externalisés en Albanie, conçus pour traiter les cas de 36 000 migrants par an, a été bloqué par la justice. Parallèlement, afin de ne pas nuire aux entreprises, le gouvernement a octroyé 450 000 permis de travail pour la période 2023-2025, et 500 000 sont prévus pour 2026-2028. Bref, s’il y a moins d’entrées illégales, c’est très largement parce qu’il y a plus de permis de séjour.

En réalité, le crédit politique dont bénéficie la Première ministre, et d’où découle son enviable marge de manœuvre, tient pour une grande part à des mesures situées hors des champs économique et migratoire. Une réforme résolument « pro-forces de l’ordre » est notamment en cours, pour accélérer les procédures judiciaires, renforcer les pouvoirs de la police, garantir les peines de perpétuité réelle et interdire les rave parties. En matière bioéthique, une loi anti-GPA a été adoptée en octobre 2024, avec des peines allant jusqu’à deux ans de prison et un million d’euros d’amende pour les contrevenants. Enfin, un projet de « IIIᵉ République » visant à instaurer l’élection directe du Premier ministre au suffrage universel pour un mandat de cinq ans est en débat.

Cette politique, qui ne manque pas de bons sens et de résultats tangibles, ne suffit pas à parler de rupture historique en Italie. Ce ne sont pas des mesures concrètes qui ont permis à Giorgia Meloni de devenir la préférée de Trump, la coqueluche de The Economist et un modèle de réussite pour la droite. Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter quelques années en arrière et, plutôt que de regarder vers Rome, se tourner vers Strasbourg et Bruxelles.

Il y a cinq ans, Giorgia Meloni a opéré un virage. Tout en continuant de revendiquer ses origines modestes, d’assumer son passé d’extrême droite, de clamer sa sensibilité anti-élitiste et de tendre la main à la Russie, elle a rompu avec l’euroscepticisme auquel elle devait pourtant son ascension politique. Comparée à Mario Draghi, fils de banquier, lui-même ex-banquier chez Goldman Sachs et ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, la quadragénaire n’est pas obligée de prouver ni son attachement à la souveraineté nationale, ni son appartenance au peuple. Pour caricaturer, si elle était française, on pourrait dire qu’elle sent bon le gilet jaune à côté de son prédécesseur qui fait terriblement penser à Macron.

Fitto: la main sur le robinet de lait

Désormais, son objectif est de faire de l’Italie une voix audible à Bruxelles, plutôt que de suivre son allié Matteo Salvini, un temps le patron de la droite italienne, qui se maintient dans la dissidence antisystème. Dès 2021, elle se fait remarquer en refusant de rejoindre le projet de groupe populiste, les Patriots for Europe (P4E), porté au Parlement de Strasbourg non seulement par Salvini, mais aussi par Viktor Orban et Marine Le Pen. Avec son bras droit Raffaele Fitto, elle maintient son parti, les Frères d’Italie (FdI), au sein du groupe Conservateurs et réformistes européens (CRE) qui, contrairement aux P4E, accepte de dialoguer avec les députés de droite classique du Parti populaire européen (PPE). Une manœuvre appréciée dans les rangs de celui-ci.

Cette stratégie est aussi appliquée à l’intérieur de l’Italie. Lorsqu’en février 2021, Draghi forme un gouvernement d’unité nationale, Meloni choisit de rester en dehors de la coalition pour incarner une opposition patriotique sans pour autant rompre avec les circuits institutionnels. Ainsi, tout en critiquant les orientations générales de « Super Mario », elle vote en faveur de ses projets de lois liés à la sécurité, à la gestion sanitaire et au plan de relance européen, se positionnant dès lors comme l’opposition responsable, figure de proue d’une droite responsable.

C’est ainsi que lorsque Meloni arrive au pouvoir l’année suivante, Ursula von der Leyen sait déjà qu’on peut lui faire confiance. À ses yeux, avoir une interlocutrice raisonnable au cœur du camp populiste européen est même inespéré. La Première ministre italienne comprend vite le bénéfice qu’elle peut en tirer pour son pays. Ce bénéfice porte un nom : « Next Generation EU ». C’est le vaste plan de relance mis en place par l’Union à partir de 2020.

Alors que durant le gouvernement Draghi, le volet italien de Next Generation EU était géré dans une logique de neutralité destinée à rassurer Bruxelles, Meloni confie le dossier directement au seul Raffaele Fitto, ancien député européen, fin connaisseur des arcanes de l’UE et homme de confiance. Désormais ministre des Affaires européennes, il s’applique à le transformer en un instrument au service de sa politique. Reconnaissante de cet engagement résolument européen qui fragilise considérablement le camp souverainiste à Strasbourg, von der Leyen fait en sorte que Fitto ne soit pas dérangé par la machine bruxelloise.

Bari, 24 juin 2020 : Giorgia Meloni aux côtés de Raffaele Fitto, candidat de droite à la présidence de la région des Pouilles. PA/SIPA

Dans le prolongement de ce revirement pro-UE, Meloni s’aligne aussi sur les États-Unis en affichant un soutien ferme à l’Ukraine et à l’OTAN, et en se retirant du projet chinois de « Nouvelles Routes de la soie ». Bien avant les embrassades avec Donald Trump, elle sait rassurer la Maison-Blanche de Joe Biden.

En juin 2024, la victoire du PPE de von der Leyen aux élections européennes renforce encore la position de l’Italienne. Fitto quitte le gouvernement italien pour rejoindre la Commission en tant que vice-président exécutif et commissaire à la cohésion et aux réformes, un poste en surplomb, qui permet d’intervenir sur une part importante du budget européen. Le chat a désormais la main directement sur le robinet de lait.

C’est ainsi qu’un cycle vertueux économique a pu se déclencher à toute vitesse en Italie, avec à la clé la stabilisation de la dette, la confiance renouvelée des marchés, la décision des agences de notation de relever la perspective du pays et enfin la baisse des taux, et donc du coût du service de la dette. Chaque acteur dans cet écosystème aurait pu se dire « attendons un peu, une hirondelle ne fait pas le printemps ». Seulement, grâce à un travail politique de longue haleine en amont, la Première ministre, qui a su se faire des amis puissants à Bruxelles, Strasbourg, Londres et New York, est accueillie avec le tapis rouge à tous les étages.

Pour comprendre la méthode Meloni et ses indéniables succès, il ne faut donc pas chercher du côté des lois votées ni des réformes engagées. Sa réussite est d’abord celle d’une stratégie européenne et internationale entreprise en profondeur et rendue possible par une solide personnalité. Son parcours, son style et ses prises de position lui ont conféré une côte de sympathie considérable auprès des électeurs de droite et permis de s’imposer face à ses deux alliés, Forza Italia, l’ancien parti de Berlusconi, et la Lega de Salvini. Meloni en a profité pour fixer comme priorité absolue le maintien de bonnes relations avec les bailleurs de fonds mondiaux. S’il fallait, pour cela, modérer la critique de l’UE et soutenir l’Ukraine, qu’il en fût ainsi. Ses accomplissements économiques, son prestige sur la scène internationale et ses mesures conservatrices adoptées sur le plan sociétal lui ont permis de naviguer habilement et de se construire un espace politique unique. L’art d’avancer, comme elle aime à le répéter, con i piedi per terra, « avec les pieds sur terre ».

Parlez-vous le Goldnadel?

Compagnon de route de Causeur, le président d’Avocats sans frontières a du fond mais aussi de la forme. Dans son nouvel essai, où il attaque la gauche dévoyée par le racialisme et l’islamisme, il multiplie les formules spirituelles et les fulgurances comiques. Petit florilège des plus fameuses.


C’est peut-être une déformation professionnelle. L’habitude, depuis plus de quarante ans qu’il est inscrit au barreau de Paris, de plaider dans des affaires délicates et d’intervenir dans des dossiers explosifs. Gilles-William Goldnadel manie le verbe comme un torero sa cape rouge. Ses délicieuses comparaisons animalières – « le président chauve-souris », « les journalistes perroquets » – et ses expressions de conteur de fables sont devenues comme une marque de fabrique, en particulier pour ceux de ses amis qui se plaisent à l’imiter : si vous entendez quelqu’un dire « où que je porte mon regard… » ou encore « Mon imagination est impuissante à décrire… », ne cherchez pas, c’est Goldnadel.

Le président d’Avocats sans frontières a su imposer son style unique, d’abord sur les plateaux des « Grandes Gueules » (RMC) d’Alain Marschall et Olivier Truchot, puis de « Salut les Terriens » (Canal +) de Thierry Ardisson, avant de devenir un habitué de « L’Heure des pros » (CNews) de Pascal Praud, où il est à l’évidence l’un des chroniqueurs les plus aimés du public, non seulement parce que, comme il aime à le dire, il incarne à la fois le « juif de combat » et la « droite sauciflard » (bien qu’il soit végétarien) mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il est un athlète du trait d’esprit.

Dans son nouvel essai, impeccable plaidoirie contre le politiquement correct et l’antisémitisme contemporain, il truffe presque chaque page de ces calembours assassins qui ont fait sa réputation et qui rendent sa prose d’autant plus redoutable. Pour aider le public novice à bien entrer dans cet ouvrage salutaire (et par ailleurs fort sérieux et documenté), nous avons dressé un petit dictionnaire de traduction des jeux de mots favoris de notre camarade chroniqueur, dont nous recommandons chaudement la lecture.

Autorités d’occultation : Petit nom donné par l’essayiste aux pouvoirs publics français, en raison de leur tendance coutumière à cacher les réalités dérangeantes. Dernier exemple en date, sur la plaque officielle de commémoration des attentats du 13 novembre 2015, qui vient d’être inaugurée en face de la mairie de Paris, aucune référence n’est mentionnée quant à l’appartenance islamiste des terroristes impliqués dans cette abomination.

Fâcheuse sphère : Le président d’Avocats sans frontières fait partie des voix, taxées par certains de populisme, qui se réjouissent de l’émergence des réseaux sociaux dans le débat public. Selon lui, Facebook et X ont permis de briser la plupart des grands tabous imposés par la presse autorisée. D’où son refus d’employer le mot insultant de « fachosphère » pour désigner les internautes dont les publications hostiles à l’immigration incontrôlée et l’islam politique provoquent des haut-le-coeur à Saint-Germain-des-Prés.

Ministère de la dépense : Attention, faux-ami. Goldnadel ne vise pas à travers ce calembour le budget des Armées (qui augmente certes d’année en année), mais notre dispendieuse politique sociale, dont il fustige la « conception paresseuse de l’assistanat, de l’argent magique et de l’absentéisme ainsi que la détestation des riches ».

Odieux visuel de service public : Formule devenue récurrente sous la plume de notre ami lorsqu’il évoque les médias audiovisuels d’État. Pour Goldnadel, cet ensemble de 13 000 employés, sept chaînes de TV et sept stations de radio est un monstre administratif et idéologique au gigantisme injustifié dans une démocratie libérale digne de ce nom.

Privilège rouge : Ripostant à la thèse woke selon laquelle l’Occident vivrait sous le règne du « privilège blanc », l’auteur des Martyrocrates (2004) objecte que, sous nos latitudes, c’est bien plutôt quand on se revendique de gauche que l’on obtient les plus grands avantages. Ainsi, lorsque le 28 octobre, l’antifa Raphaël Arnault a fait un tweet menaçant en réponse à Éric Zemmour (« Suprémacistes religieux ou nationalistes, on va tous vous dézinguer »), le peu de réactions dans la classe politique n’a eu d’égal que le scandale national auquel on aurait eu droit si, à l’inverse, le président de Reconquête ! avait osé adresser un message de cet acabit au député insoumis.

Rance Inter : Nom donné par Goldnadel à la radio publique généraliste, dont il s’inflige tous les matins l’écoute attentive afin d’en déconstruire le récit quotidien. Parmi ses cibles favorites : la nouvelle préposée à la revue de presse Nora Hamadi qui, comme le remarque l’essayiste, « adore citer Blast, L’Huma et Street Press », et beaucoup moins Le Figaro, CNews et Causeur.

Thomas Lepetit et Patrick Coco : On aura reconnu derrière ces affectueux surnoms les deux pieds nickelés de France Inter, Thomas Legrand et Patrick Cohen, surpris il y a quelques mois dans un bistrot parisien en train d’assurer à des huiles du PS que, pour la municipale à Paris, ils « font ce qu’il faut » en s’employant avec zèle à nuire à Rachida Dati dans leurs éditos.

Vol au-dessus d’un nid de cocus, Gilles-William Goldnadel, Fayard, 2025.

Syrie année 1: du despotisme baasiste au salafisme d’État

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La Syrie est passée d’une dictature étouffante à un régime islamiste structuré bénéficiant de la relative bienveillance des Occidentaux. Aucun progrès réel n’a été constaté sur le plan économique pour l’instant, et les minorités religieuses vivent encore dans la peur


Oniriquement, les Syriens et bien d’autres au Moyen-Orient, notamment au Liban, ont accueilli l’aube du 8 décembre 2024. Après cinquante-quatre ans, la dictature des Assad s’effondrait. Mais le rêve s’est vite dissipé, laissant place à une amère réalité : « Le roi est mort, vive le roi ».

Abou Mohammed al-Joulani passe chez le barbier…

Pendant des semaines, le monde a découvert la barbarie du régime des Assad, notamment dans la prison de Saidnaya. Assad a quitté le pays en pleine nuit à bord d’un seul avion, laissant derrière lui des hommes totalement désemparés. Par la suite, faire justice soi-même a été toléré pendant un temps : nul ne sait pourquoi, ni dans quel cadre. Les personnes visées étaient des Assadistes ou supposées l’être. Dans ce climat, un phénomène de volte-face, appelé « takoui », est apparu: toute personne jugée pro-Assad devait faire publiquement acte de revirement. Même si peu regrettaient réellement Assad, chacun devait se plier à une forme de Canossa, en public et devant les caméras.

Abou Mohammed al-Joulani (Ahmed Hussein al-Charaa) prend la parole à la mosquée des Omeyyades à Damas, Syrie, 8 décembre 2024 © AP Photo/Omar Albam/Sipa

Pendant ce temps, Abou Mohammed al-Joulani raccourcit sa barbe, adopte une tenue occidentalisée, cravate et costume, et reprend son nom de naissance, Ahmed al-Charaa. Le 29 janvier 2025, il réunit les dirigeants des groupes djihadistes alliés à son organisation, Hayat Tahrir al-Cham (HTS), formation issue de Jabhat al-Nosra, elle-même héritière de la branche syrienne d’Al-Qaïda. À l’issue de cette réunion, ces groupes désignent al-Charaa comme président de la République arabe syrienne.

Dans un délai bref, Joulani instaure un « dialogue national » essentiellement formel et met en place un comité exclusivement masculin, aligné sur son orientation islamiste orthodoxe. Ensuite un autre comité rédige une déclaration constitutionnelle destinée à consolider sa position, consacrant la jurisprudence musulmane comme principale source normative et réservant la présidence à un homme musulman. L’appellation officielle de l’État demeure par ailleurs « République arabe syrienne » et non « République syrienne », un choix sans doute anti-kurde.

Les Alaouites et Druzes menacés

Quelques jours avant la « déclaration constitutionnelle » dévoilée le 13 mars 2025, des massacres avaient été commis sur la côte syrienne, notamment les 7 et 8 mars, visant des Alaouites, mais aussi des Chrétiens et des Sunnites qui avaient tenté de protéger chez eux des voisins ou amis alaouites. Dès la chute du régime Assad, des violences locales et des représailles aveugles ont frappé des Alaouites. Dans les périphéries de Damas, des groupes djihadistes ont exercé des pressions ou procédé à des expulsions.

Des épisodes de violence anti-alaouite ont également ressurgi plus récemment, notamment à Homs et dans certaines zones de la côte syrienne depuis le 25 novembre. Ces exactions s’appuient sur une assimilation ancienne entre la communauté alaouite et l’appareil sécuritaire, alors même que la majorité de ses membres vivait sous les Assad dans des conditions de précarité et de marginalisation.

À partir de la fin avril, les Druzes ont, à leur tour, été pris pour cibles dans certains secteurs périphériques de Damas ainsi que, durant l’été, dans le gouvernorat de Soueïda. Ces attaques ont été menées tantôt par des groupes djihadistes, tantôt par des milices tribales, et parfois par des formations mobilisées à la suite d’appels de « faza‘a », ces mécanismes traditionnels de mobilisation guerrière tribale. Dans plusieurs cas, les violences ont obéi à une logique d’identification confessionnelle: des combattants procédaient à des interrogations sommaires, et lorsqu’un individu se déclarait druze, il pouvait être exécuté immédiatement.

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Les communautés chrétiennes ont également été visées, que ce soit lors des massacres de mars sur la côte, par des formes de prosélytisme forcé dans certains quartiers chrétiens des grandes villes, notamment à Damas, ou encore par les tentatives de groupes djihadistes de perturber leurs pratiques religieuses. Elles l’ont aussi été par des initiatives officielles du nouveau régime, comme lorsque le ministre de la Culture s’est rendu dans une église, accompagné de chanteurs, pour y interpréter une version islamique de la figure de Jésus. Enfin, un attentat contre une église à Doueilaa, près de Damas, attribué à Daech, n’a pas entraîné le déplacement de responsables du nouveau régime.

Le nouveau régime adopte une politique officiellement pragmatique à l’égard des Kurdes, cherchant à donner l’image d’une volonté de compromis avec les Forces démocratiques syriennes (FDS). Toutefois, plusieurs pratiques observées sur le terrain révèlent une stratégie plus ambivalente: interventions ponctuelles, restrictions administratives et pressions silencieuses dans certaines zones kurdes, menées de manière à éviter toute visibilité médiatique. Ces agissements suggèrent une absence de sincérité du régime islamique dans son approche des Kurdes et, plus largement, de leurs partenaires au sein des forces laïques et multiethniques qui composent les FDS.

S’agissant de la majorité sunnite, le nouveau régime laisse apparaître une tendance à fragmenter cette communauté en plusieurs sous-courants, à savoir les ash‘arites, les maturidites, les soufis et les salafistes, tout en accordant une place privilégiée au salafisme. À l’égard des sunnites urbains et occidentalisés, il adopte une politique d’ouverture pragmatique, bien qu’émaillée de pressions ponctuelles et parfois de violences ciblées, comme l’illustre l’assassinat de Dyala al-Wadi, fille du chef d’orchestre Sulhi al-Wadi. Certaines voix proches du pouvoir ont tenu des propos alarmants, affirmant qu’«il faut éliminer l’opposant sunnite avant les membres des autres confessions », logique qui rappelle des pratiques du régime Assad à l’encontre de ses opposants alaouites.

La priorité salafiste du nouveau régime s’inscrit dans une démarche d’institutionnalisation doctrinale sans précédent dans l’histoire contemporaine des régimes islamistes. Celui-ci a minutieusement préparé plusieurs politiques pragmatique: intégration de combattants djihadistes étrangers dans les structures militaires émergentes ; création de filières de formation en jurisprudence islamique conditionnant l’accès aux postes civils et militaires de haut niveau ; mise en place de mesures de ségrégation entre hommes et femmes dans les transports et les espaces professionnels ; et tolérance, dans certaines régions, envers des mariages forcés impliquant des femmes issues de minorités, parfois accompagnés de conversions imposées, pratiques relevant à la fois de la violence sexuelle et de la répression religieuse.

De plus, le régime revendique la « gloire omeyyade », une référence controversée. Des penseurs arabes, à l’image d’Ali al-Wardi, ont souligné que cette période cristallisa la fracture sunnito-chiite, notamment avec l’assassinat d’al-Hussein ibn Ali. Le califat omeyyade fut également marqué par une expansion militaire souvent présentée comme une islamisation volontaire.

Un nouveau pouvoir reçu par MM. Trump et Macron

Bien que le régime islamique ne cesse de chanter qu’il fera de la Syrie une « nouvelle Singapour », aucun progrès réel n’a été constaté sur le plan économique ni en matière de reconstruction d’un pays dévasté par la guerre civile. Malgré cela, plusieurs régimes sunnites du Moyen-Orient, parmi lesquels l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis et la Turquie, ont activé leurs réseaux diplomatiques afin de faciliter l’intégration rapide de ce régime dans les circuits internationaux. Bien qu’Abou Mohammed al-Joulani n’ait pas été élu démocratiquement, il fut le premier président syrien à se rendre à New York à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU et le premier à être reçu par un président américain à la Maison-Blanche.

Dans ce scénario, le président Emmanuel Macron accueille al-Joulani à l’Élysée six mois seulement après sa prise de pouvoir, en dépit des violences documentées contre les Alaouites et les Druzes. Ce contraste apparaît d’autant plus frappant que Valéry Giscard d’Estaing n’avait reçu Hafez al-Assad qu’en 1976, soit six ans après son arrivée au pouvoir. À l’époque, Assad n’avait pas encore commis de massacres de grande ampleur en Syrie ; ses principales exactions, graves mais limitées par rapport aux violences de la côte syrienne de mars 2025 dans ce scénario, consistaient surtout en l’emprisonnement prolongé et la torture de cadres de son propre parti.

Ce ne serait pas la première fois que des acteurs occidentaux adoptent une position perçue comme distante ou incompréhensive face aux dynamiques internes du Moyen-Orient. On peut citer les premières années du gouvernement Erdogan : tandis que des milieux laïques turcs manifestaient contre l’islamisation du système politique turc, plusieurs dirigeants occidentaux continuaient de saluer les réformes en effectuant des visites officielles. Cette attitude fut alors ressentie par les milieux laïcs turcs comme un désaveu, évoquant le célèbre reproche attribué à Jules César : « Toi aussi, Brutus ? ».

Bio: attention toxique!

Les viticulteurs bio sont inquiets de l’interdiction de fongicides à base de cuivre à partir de 2027…


Le bio, c’est un peu une mascarade. Il se présente comme vertueux sous prétexte qu’il refuse les pesticides, alors qu’il ne rejette que ceux qui sont synthétiques. Or ce rejet est arbitraire : rien ne permet d’affirmer que les pesticides synthétiques sont, en tant que tels, plus nocifs que ceux d’origine animale, végétale ou minérale. Mais le bio prospère sur une idéologie bien ancrée : ce qui est « naturel » serait forcément meilleur, plus sûr, plus sain que ce qui est « synthétique ».

Une opposition non justifiée

En tout cas, puisqu’il utilise bel et bien des pesticides, il ne peut échapper aux évaluations sanitaires, comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) vient de le rappeler. Elle a en effet passé au crible les fongicides à base de cuivre, pilier de la protection des cultures bio. Le verdict est sans ambiguïté : ces produits, qui s’accumulent dans les sols, présentent une toxicité préoccupante. Conséquence logique : en juillet 2025, l’agence a refusé le renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché d’une grande partie de ces produits cupriques. Début 2027, ils ne pourront donc plus être utilisés. Pour la filière bio, c’est un coup de tonnerre ; en particulier pour la viticulture, qui dépend fortement du cuivre pour lutter contre le mildiou, maladie provoquée par un champignon. Les viticulteurs bio sont ainsi menacés par une chute des rendements. Au-delà de cette filière, c’est toute l’agriculture biologique qui se découvre soudainement vulnérable. On peut compatir aux difficultés économiques qui s’annoncent. Mais cette décision a le mérite de dissiper une illusion que l’agriculture bio entretient depuis longtemps, à savoir qu’elle serait nécessairement meilleure pour la santé et l’environnement. La fable d’une agriculture saine par essence s’effrite donc.

Aussi, en ce qui concerne l’environnement et la santé, est-il temps d’en finir avec l’opposition entre le naturel et le synthétique. Chaque produit doit être évalué au cas par cas, qu’il soit d’un type ou de l’autre.

Hommage au courage des Ukrainiens

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Journaliste colombien farouchement anti-communiste, Eduardo Mackenzie désespère de l’attitude de Donald Trump dans le dossier ukrainien.


L’affirmation récente de Donald Trump selon laquelle l’Ukraine aurait déjà perdu la guerre, compte tenu de la situation sur le terrain, est sans aucun doute une exagération visant à saper la résistance acharnée et héroïque du peuple ukrainien. Le président américain souhaite une capitulation rapide de Kiev afin d’ouvrir en Russie comme en Ukraine un vaste champ d’opportunités aux entreprises et investisseurs de son pays, alors même que son plan de paix, censé constituer la base de négociations, n’est rien d’autre que la condensation des objectifs de Moscou.

Scandaleux Steve Witkoff

Un plan de « reconstruction » de l’Ukraine et de relance des investissements américains en Russie assorti de la levée des sanctions occidentales contre Moscou constituerait un pacte abject, une tache indélébile dans l’histoire des États-Unis, puissance capitaliste et démocratique qui s’était juré d’être le champion de la liberté dans le monde. Le 26 novembre 1988, Ronald Reagan, alors président des États-Unis, faisait à la radio un discours à la nation dont Donald Trump gagnerait à s’inspirer. Écoutons-le : « Le protectionnisme est utilisé par certains politiciens américains comme une forme bon marché de nationalisme, une feuille de vigne pour ceux qui ne sont pas prêts à maintenir la puissance militaire de l’Amérique et qui manquent de la détermination nécessaire pour faire face à de vrais ennemis – des pays qui utiliseraient la violence contre nous ou nos alliés. Nos partenaires commerciaux pacifiques ne sont pas nos ennemis ; ce sont nos alliés. Nous devons nous méfier des démagogues prêts à déclarer une guerre commerciale contre nos amis – affaiblissant ainsi notre économie, notre sécurité nationale et le monde libre tout entier – tout en agitant cyniquement le drapeau américain. »

L’agression et l’invasion de l’Ukraine par la Russie dure depuis trois ans et demi et les objectifs de Vladimir Poutine – la « dénazification » et la démilitarisation de l’Ukraine, l’asphyxie de son économie, la réduction de ses libertés et de ses capacités de défense et la facilitation d’une offensive ultérieure pour annexer l’Ukraine et tous les autres pays européens paraissant naïfs ou faibles-, sont bien visibles dans la proposition qu’il tente d’imposer à Trump, à travers des émissaires américains scandaleusement pro-russes comme Steve Witkoff, le meilleur partenaire du président américain dans ses parties de golf et ses placements en crypto-monnaies.

Les 28 points du plan russo-américain « pour mettre fin à la guerre en Ukraine », diffusé le 21 novembre, ont fait l’unanimité en Europe sur un point : ils ne favorisent que les Russes. Moscou exige que Kiev limite ses forces de défense à 600 000 hommes après la guerre et ne rejoigne pas l’OTAN, et exige également que l’Ukraine lui cède la région du Donbass, à l’est du pays. Evidemment, ce plan a été modifié à Genève par les Ukrainiens, les Américains et les Européens, et Witkoff a présenté une nouvelle mouture à Poutine.

Parallèlement, les préparatifs de Moscou en vue de nouvelles mobilisations stratégiques pour intimider les gouvernements des pays baltes, ainsi que ceux de la Pologne et de l’Allemagne – avec le déploiement flagrant de drones au-dessus de plusieurs aéroports et l’attaque contre une ligne ferroviaire polonaise qui aurait pu faire des centaines de blessés – et ses actions visant à semer la confusion au sein de la société française et à créer des dissensions au sein de l’UE, avancent à doses homéopathiques mais avec une grande constance et une précision chirurgicale. La Norvège et la Suède sont également menacées par Moscou. La première pour avoir interdit aux navires russes de pêcher dans sa zone économique exclusive, et la seconde pour avoir rejoint l’OTAN en mars 2024.

A cela s’ajoute que la propagande triomphaliste russe gagne du terrain en Occident grâce à des analyses faussement neutres sur des questions sensibles telles que les prétendus succès de l’« offensive hivernale russe » en Ukraine et la « reconquête » à court terme de territoires dans l’est du pays. La dernière initiative de Poutine dans ce sens a été sa déclaration du 27 novembre selon laquelle la Russie ne souhaite pas attaquer l’Europe et que, si nécessaire, il signerait une « feuille de papier » en ce sens. Mais cette mascarade ne trompe pas les dirigeants européens.

Il est vrai que la capacité de l’Ukraine à renverser la situation et à expulser les troupes russes à court terme est difficile. Cela peut s’expliquer par le fait que, après avoir stoppé et infligé une lourde défaite aux blindés russes qui avançaient sur Kiev le 24 février 2022, et à la suite de violents combats où les Russes ont intensifié leurs lâches bombardements contre des civils à Kharkiv, Soumy, Marioupol et Tchernihiv, la résistance ukrainienne a stabilisé la situation. Le 24 mars de la même année, malheureusement, les Russes entraient dans Marioupol, mais les soldats ukrainiens ont réussi à préserver leurs positions dans les autres régions.

L’aide de Washington fut pratiquement abandonnée par l’administration Trump à partir de janvier 2025. Dès lors, Trump a soumis le président Zelensky à des humiliations à la Maison-Blanche, devant la presse, prélude à la révélation graduelle que la nouvelle politique américaine consistait à réduire progressivement le soutien militaire et diplomatique à l’Ukraine, hérité de l’administration Biden, afin d’accroître la pression sur Kiev et d’obtenir une capitulation déshonorante devant Poutine.

Pertes énormes

Cependant, le président Zelensky a su résister à la doctrine Trump et, grâce au courage et à l’ingéniosité de son peuple, ainsi qu’au soutien diplomatique et militaire européen, il a empêché une invasion terrestre russe sur Kiev. Il continue d’infliger de lourdes pertes aux forces russes et est parvenu à éviter l’effondrement de son gouvernement et l’épuisement des capacités de résistance ukrainiennes.

Les pertes, tant pour l’Ukraine que pour la Russie, sont énormes. Les Russes ont dû recruter en Corée du Nord et payer des mercenaires sans expérience au combat. Ces supplétifs ont subi de lourdes pertes et ne se sont pas distinguées par leur efficacité sur le terrain.

L’Ukraine n’a pas eu recours à des troupes étrangères et, certes, a perdu des portions de son territoire. Mais plus d’un million de soldats russes ont été tués ou mis hors de combat dans cette guerre, selon le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) de Washington, cité par le New York Times. Cette source ajoute que près de 400 000 soldats ukrainiens ont été tués ou blessés depuis le début de la guerre1.

L’activité urbaine et la structure sociale de l’Ukraine se sont détériorées, mais elles ne se sont pas effondrées. À l’inverse, les sanctions internationales isolent la Russie et fragilisent son économie, l’empêchant de vaincre rapidement l’Ukraine. Les Russes perdent des dépôts de carburant et d’armement, ainsi que la possibilité de naviguer en mer d’Azov. En juillet 2024, la Russie a dû retirer tous ses navires de cette zone, et l’Ukraine a pu de nouveau y faire naviguer ses cargos. Au cours des quatorze derniers mois, les Ukrainiens ont détruit plus d’un millier de véhicules blindés ennemis lors de l’offensive contre Pokrovsk, une offensive que les Russes pensaient pourtant facile.

L’Ukraine dépend de l’aide militaire et du renseignement électronique occidentaux, mais à la fois elle constitue, en fait, un rempart protecteur pour l’Europe continentale. Pourtant, aucune de ces réalités géopolitiques ne semble être prise en compte par les architectes du plan de paix de Trump à Washington. La prise de conscience, parmi les dirigeants et les populations européennes, de ce qu’une défaite de l’Ukraine face aux Russes signifierait pour la liberté du Vieux Continent s’accroît chaque jour. Pour eux, la guerre est désormais, hélas, une possibilité, et ils ne peuvent plus compter, au moins pendant l’administration Trump, sur la protection américaine.

La preuve : la quasi-totalité des gouvernements adoptent, à l’heure actuelle, des lois et des réglementations qui renforceront leurs forces armées et leurs arsenaux dans les années à venir, tant en termes de troupes que d’armements sophistiqués, sur terre comme dans l’espace, en prévision des batailles, hélas, d’un avenir proche. À moins que toute l’Europe ne démontre ses capacités défensives et offensives face à une agression de l’expansionnisme russe, l’obsession de Moscou pour la reconstruction de l’empire soviétique a pris un mauvais départ. Le grand révélateur de cette perspective, et de l’importance de ne pas paniquer ni céder à la lâcheté, a été l’héroïsme et les immenses sacrifices acceptés par l’Ukraine pour sa liberté. Nous n’oublierons jamais cela.


  1. https://www.nytimes.com/es/2025/06/04/espanol/mundo/rusia-ucrania-soldados-muertos-guerra.html ↩︎

Munich, Yalta et Sun Tzu

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Bourreau de la malheureuse Ukraine, la Russie est depuis des siècles un ogre redouté avec lequel l’Occident doit composer.


Faudra-t-il aller en guerre contre la Russie ou signer un accord de paix avec l’intraitable Vladimir Poutine ? Les deux perspectives effraient l’Europe et divisent l’opinion publique en France. Malgré mille ans d’existence, la Russie demeure pour l’Occident un mystère, et ce paradoxe ne risque pas de disparaître demain.

« On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison, / On ne peut pas la mesurer, / Elle a un caractère particulier, / On ne peut que croire en elle ! ». L’auteur de ces lignes, le diplomate et poète russe du XIXᵉ siècle Fiodor Tiouttchev, a vécu une grande partie de sa vie en Europe, parlait couramment le français et l’allemand, et fut marié à deux reprises à des Allemandes. Il fallait quelqu’un comme lui (Russe, mais doté du recul nécessaire) pour résumer sa patrie dans une strophe qui décrit si bien ce pays qui ne laisse personne indifférent.
La Russie : soit on croit en elle, soit elle nous effraie et alors on la hait. Son territoire, le plus vaste au monde, est démesuré et insaisissable. Son peuple est attachant, généreux, entier, mais aussi sauvage, dominateur, capable de tous les excès et tout d’abord vis-à-vis de lui-même. Son histoire, faite de tsars despotiques, de la révolution bolchevique, des purges staliniennes et du Goulag, en est la preuve flagrante. Depuis des siècles, l’obsession principale de ses dirigeants, qu’ils soient monarques, secrétaires généraux ou présidents, est de conserver l’intégrité de son immense territoire. Ce besoin vital de garder sous contrôle les steppes, les taïgas, les fleuves et les lacs répartis sur onze fuseaux horaires reflète sans doute la grandeur, mais aussi le jusqu’au-boutisme de ce qu’on appelle « l’âme slave ».

Personne n’a réussi à conquérir la Russie en venant de l’Ouest. Il y a huit siècles, le héros militaire russe Alexandre Nevski déclara, après avoir vaincu l’armée suédoise sur la Neva : « Celui qui viendra chez nous avec une épée périra par l’épée. Telle est et sera la loi de la terre russe. » Mais la Russie a bel et bien été vaincue par l’Est, par le tout-puissant Gengis Khan, qui y imposa pendant deux siècles le régime passé à l’histoire sous le nom de « joug mongol ». Plus tard, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 se solda par un fiasco pour le tsar Nicolas II, lui faisant perdre une partie de ses territoires asiatiques et créant surtout les conditions de la colère populaire, qui aboutira une dizaine d’années plus tard à la révolution d’Octobre.

Tout au long de l’histoire, l’Occident a entretenu des relations compliquées avec la Russie, la voyant tantôt comme un allié précieux, notamment lors des deux guerres mondiales, mais beaucoup plus souvent comme un rival dangereux, expansionniste, qu’il fallait neutraliser et, encore mieux, affaiblir autant que possible.

Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter, fut probablement l’architecte le plus notable de la doctrine occidentale vis-à-vis de la Russie à l’époque de l’après-guerre. Il sut tendre un piège aux vieux apparatchiks du Kremlin en Afghanistan, en fournissant des armes aux moudjahidines pour chasser le régime pro-soviétique d’un pays qu’aucune puissance internationale n’a jamais pu dominer durablement. La guerre épuisante dans les montagnes afghanes entre 1979 et 1989 contribua largement à l’effondrement de l’URSS quelques années plus tard.

Dans son best-seller Le Grand échiquier, publié dans les années 1990 et considéré comme son testament géopolitique, Brzezinski donne sa recette pour maintenir l’hégémonie de l’Amérique: élargir l’OTAN vers l’Est pour refouler et encercler la Russie. Certains passages frappent par leur dimension prémonitoire, bien que peu flatteurs pour les pays européens : « Prévenir la collusion et maintenir la dépendance sécuritaire parmi les vassaux, garder les tributaires dociles et protégés, et empêcher les barbares de se regrouper. »

Le 25 février 2022, soit le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Los Angeles Times publia une tribune du chercheur américain Jeff Rogg intitulée : « La CIA a déjà soutenu les rebelles ukrainiens par le passé, apprenons de ces erreurs. » Dans un texte riche en références historiques, ce spécialiste des questions de sécurité nationale raconte les nombreuses tentatives des services secrets américains et européens d’arracher l’Ukraine à l’influence russe, en s’appuyant sur les mouvements nationalistes ukrainiens, présents même sous le régime soviétique réputé verrouillé. Mais les plans les plus élaborés de l’Occident furent contrecarrés par la vigilance du KGB, animé par une paranoïa déterministe mais aussi par une réelle finesse géopolitique. Parmi les cinq dirigeants soviétiques de la période de l’après-Staline, quatre ont été liés à l’Ukraine : Brejnev, Tchernenko et Gorbatchev étant ukrainiens au moins par l’un de leurs parents et Khrouchtchev ayant grandi dans le Donbass et qui a fait son ascension politique jusqu’au poste de Premier secrétaire du Parti communiste en Ukraine. Seul Youri Andropov, bâtisseur du KGB et l’un des pères spirituels de Vladimir Poutine, dérogeait à la règle.

Donald Trump a été le premier président américain depuis cinquante ans à tenter de rompre avec la doctrine de Brzezinski et de revenir à la « politique de la détente » pratiquée par certains de ses prédécesseurs tels que John Fitzgerald Kennedy, Richard Nixon ou Gerald Ford. Cette approche, plus nuancée face au grand ours russe armé jusqu’aux dents, fut également longtemps la marque des chefs d’État de la Ve République. Charles de Gaulle résuma cette vision par sa célèbre maxime : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ! »

Hélas, aujourd’hui, ce sont les États-Unis et la Chine qui façonnent le destin du monde et ses enjeux géopolitiques. La Russie, gigantesque, riche en ressources naturelles et sur-militarisée, demeure un partenaire indispensable pour les deux surpuissances. Aller en guerre contre elle, alors que Pékin et Washington recherchent une alliance stratégique avec Moscou, semble pour les Européens non seulement une mission difficilement réalisable, mais aussi contraire aux préoccupations de leurs propres populations, dont la lecture des conflits géopolitiques ne se résume plus aux récits unidimensionnels des médias mainstream.

La Russie n’a jamais été une démocratie et ne le sera probablement jamais, du moins tant que l’obsession de la défense de ses frontières nécessitera un pouvoir rigide et inflexible face aux aspirations de liberté de ses provinces. L’unique dirigeant de son histoire millénaire ayant véritablement prôné une ouverture de la société russe, à l’intérieur comme à l’extérieur, Mikhaïl Gorbatchev, fut rejeté par son peuple et incompris par l’Occident. L’œuvre de Brzezinski en témoigne sans ambiguïté.

Depuis la rencontre, en août dernier en Alaska, entre le locataire de la Maison-Blanche Donald Trump et le maître du Kremlin Vladimir Poutine, certains médias internationaux évoquent un « nouveau Yalta » (en référence aux accords de 1945 entre Staline, Roosevelt et Churchill), tandis que d’autres alertent sur le risque d’un « nouveau Munich ». L’histoire détient souvent des clés pour comprendre le réel, mais assimiler Poutine à Hitler et la Russie d’aujourd’hui à l’Allemagne du Troisième Reich n’aidera ni à comprendre la genèse ni à entrevoir la sortie du terrible conflit fratricide russo-ukrainien. L’Europe, et surtout la France, forte de ses liens historiques avec la Russie, auraient mieux à faire en cherchant, encore et toujours, à mieux connaître ce pays qui se cache derrière son redoutable président. « Connais l’adversaire et surtout connais-toi toi-même, et tu seras invincible. » Tel était le conseil du général chinois Sun Tzu, qui vécut au VIᵉ siècle avant J.-C. La Chine, elle aussi, n’est pas seulement TikTok et Shein…

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Les (très bonnes) affaires chinoises de M. de Villepin

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© RTL-BUKAJLO/RTL/SIPA

La cellule investigation de Radio France s’est livrée à une enquête de plusieurs mois sur les activités chinoises de l’ex-Premier ministre d’un des gouvernements Chirac. Les journalistes Élodie Guéguen et Géraldine Hallot étaient à la manœuvre. Le résultat de leur travail est des plus intéressants. Si l’on voulait résumer hâtivement – et je l’avoue ironiquement – nous dirions que la grandiloquence, le verbe emphatique et abondant se vendent plutôt bien dans les hautes strates de l’Empire du Milieu. Un autre ex-Premier ministre de la chiraquie avait en quelque sorte ouvert le bal, Jean-Pierre Raffarin, lui aussi grand faiseur de phrases. Pour l’un comme pour l’autre, l’avalanche verbale passée, il n’est pas rare qu’on se trouve devant davantage de vide que de sens profond. Du moins quand on se donne la peine de chercher à démêler ce qui a été déversé. Un peu comme pour le Trissotin de Molière, s’agissant de M. de Villepin on « cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. » Il se peut après tout que la grande subtilité que l’on prête au peuple chinois lui permette de pénétrer une finesse, une intensité conceptuelle qui, malencontreusement, se refuseraient à nous.

À l’instar de M. Raffarin, M. de Villepin, ayant sans doute considéré qu’il avait hissé la France au plus haut de ce qu’elle pouvait espérer en matière de prospérité intérieure, d’influence internationale, de puissance en tous domaines, et qu’elle ne lui offrirait donc plus le moindre chantier à sa mesure, conclut tout naturellement qu’il ne lui restait plus qu’à aller dispenser les bienfaits de son immense talent – que dis-je, talent, alors que le mot génie s’impose – ailleurs de par le monde.

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La Chine, donc, aura eu l’insigne bonheur de l’accueillir. Enfin un empire à sa dimension ! La Chine, mais aussi d’autres contrées de ce monde, nous rappelle l’enquête Radio France. L’Arabie Saoudite, le Qatar, à ce qu’il semble, et, paraît-il, en son temps, la Russie de M. Poutine. On notera le haut niveau d’exigence morale qui préside à de tels choix, orientés exclusivement vers des pays au système démocratique des plus avancés. On ne peut que s’en réjouir.

En Chine, nous apprennent donc les investigatrices, M de Villepin fait tout naturellement ce qu’il sait faire de mieux, il parle. Il donne des conférences. Parfois aussi, étant grand amateur d’art contemporain, il officie dans ce domaine, livre ses conseils éclairés. Avec son fils, il a ouvert d’ailleurs une vaste galerie d’art, très en vogue, à Hong-Kong. Propriété du fils, tient-il à préciser.

Nous apprenons aussi dans cette enquête que c’est le général Christian Quénot, ancien chef d’état-major de François Mitterrand qui l’aurait mis sur la piste de Pékin. Bien lui en a pris. Car là-bas, la parole est d’or : 94 000 euros versées à M. de Villepin pour deux conférences, l’une à Zhengzhou, une autre quelques jours après à Chengdu dans le Sichuan. Les journalistes de France Inter en ont dénombré pas moins de cinquante du même ordre. Bien sûr tous frais payés, voyage en first classe et tapis rouge à l’arrivée.

En outre, parmi d’autres occupations, notre ex-Premier ministre y assure là-bas la présidence de l’ITMA, une instance paragouvernementale en charge du tourisme de montagne. Toujours le goût des sommets, voyez-vous. Une autre de ses multiples compétences jusqu’alors trop ignorées de nous autres pauvres Français.

Bref, notre homme est, on le voit, particulièrement bien en cours chez l’empereur Xi Jinping. Il faut reconnaître qu’il sait y faire. Ne l’a-t-on pas photographié avec, sur les genoux, un magnifique Panda de 43 kilos ? L’image a fait le tour du pays et elle a de surcroît beaucoup plu aux autorités, car comme le dit sans fard le général Quénot lui-même : « Si vous n’êtes pas bien avec le pouvoir central, vous ne faites pas d’affaires en Chine. »

Bien sûr, les premiers intéressés – Villepin, Raffarin – jurent leurs grands dieux qu’il ne s’agit en aucune façon pour eux de cautionner le régime communiste, ni de participer à une entreprise visant à légitimer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ce système dictatorial. Pensez donc ! Mais qui peut croire que le pouvoir post-maoïste, qui a la main sur tout, de la conquête spatiale aux compétitions de ping-pong et de majong, se donnerait la peine de cajoler à ce point d’ex-Premiers ministres de démocraties occidentales s’il n’en attendait rien d’autre que les délices éclatantes de leur talent oratoire ou leurs avis éclairés sur le noir Soulages ? Oui, qui?

À l’en croire, ce serait donc en toute innocence, en toute « indépendance » (sic) que Villepin se fait l’enthousiaste VRP de ce vaste projet à fort relent impérialiste qu’est la « nouvelle route de la Soie », en réalité le grignotage à marche et emprunts forcés de territoires, de sites parfois stratégiques, tel port grec par exemple. Ou lorsqu’il s’enflamme à une tribune choisie, clamant « China is back », la Chine est de retour, et pour de bon ! On ne savait pas qu’elle avait disparu. Probablement, M. de Villepin, dont la modestie n’est pas le plus fulgurant des mérites, considère-t-il qu’avant sa venue elle sommeillait, déclinait, dépérissait. D’où le vrai sens, selon lui, de sa croisade, car il tient à le dire la main sur le cœur, il agit là-bas le plus souvent bénévolement. Ce qu’il gagne chez l’ami chinois c’est peanuts, ou presque. Quelque chose comme 8 à 10% du chiffre d’affaires de sa société Villepin International. Une broutille, une aumône, de l’argent de poche.

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D’ailleurs, au cas où certains d’entre nous se prendraient à rêver, il nous délivre ce précieux conseil : « Si vous voulez faire fortune, ce n’est pas en Chine qu’il faut aller. »

Ce serait donc ailleurs que notre homme serait allé chercher de quoi faire, notamment, de son vaste domicile parisien un véritable musée d’art contemporain, aux dires de ceux qui ont eu l’occasion d’en franchir les portes. Ailleurs, mais où ? À quand une nouvelle enquête du genre de celle-ci ? Ce pourrait-être également très instructif.

Comme l’est, instructif, le sens diplomatique très affiné dont l’intéressé fait preuve dans ses déclarations. On l’a maintes fois entendu condamner, avec toute la pompeuse véhémence dont il est capable, le sort fait aux Mahométans de Gaza. Mais étrangement, on ne l’a jamais entendu pleurer sur celui réservé aux musulmans Ouïghours. Il doit y avoir une explication. Toute simple. On aimerait l’entendre…

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Une nuit pour une vie entière

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L'écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina photographié à Madrid en 2016 © EFE/SIPA

Antonio Muñoz Molina est considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue espagnole. Son œuvre romanesque a reçu de nombreux prix et, chez nous, il a obtenu le prix Médicis étranger en 2020 pour Un promeneur solitaire dans la foule. Cette année, est publié dans une splendide traduction Je ne te verrai pas mourir ; titre emprunté à un vers de Idéa Vilarino : « Plus jamais je ne te toucherai. Je ne te verrai pas mourir. »


Le départ pour le nouveau monde

« Je suis une invention docile de mon père » dit Gabriel Aristu, personnage principal du roman. Et c’est donc docilement qu’il obéira à l’injonction de s’exiler aux États-Unis où il gravira les échelons et déambulera dans les étages élevés des banques internationales et des avocats d’affaires. La souffrance d’un père durant la guerre civile et les sacrifices endurés après celle-ci se conjugueront pour faire quitter l’Espagne à un jeune homme qui aurait préféré demeurer auprès d’Adriana Zuber et jouer du violoncelle. On saura très peu de choses de sa vie américaine ; sa femme possède une voix aiguë et enjouée qui semble résumer à elle toute seule la cordialité toujours un peu exagérée des autochtones; sa voix dit l’Amérique et cela suffit. Quant à ses deux enfants, on sait qu’ils sont deux… Le seul moment vraiment décrit sera celui de l’arrivée et du dépaysement pour qui change radicalement de dimension. Ce sera du reste également l’expérience du troisième personnage ; un jeune étudiant, exilé tout comme lui dans le nouveau monde, mais d’au moins une génération plus tard. « Les espaces intérieurs que me fit traverser le professeur Bersett avant d’atteindre le parking me parurent magnifiques. Sa voiture était un 4×4 aux proportions excessives. Je vis pour la première fois, dans un sursaut, une ceinture de sécurité qui s’ajustait automatiquement. Les rétroviseurs extérieurs étaient plus grands qu’en Espagne. L’autoroute sur laquelle nous débouchâmes avait une amplitude amazonienne. Des deux côtés s’élevaient des forêts de hauts arbres hivernaux que le coucher du soleil plongeait dans une ombre grisâtre, plus épaisse sur la ligne d’horizon composée de collines. Quand la nuit tomba, les voies s’éclairèrent et l’obscurité des bois devint impénétrable. Tel était l’impact du changement d’échelle pour un Européen du Sud, le côté démesuré, expansif, exorbitant de l’Amérique. »

J’ai tant rêvé de toi

Et c’est ce troisième personnage qui, en prononçant un nom, fera retraverser l’Atlantique à un monsieur de cinquante ans plus vieux désormais, pour revoir celle qu’il a portée en lui durant tout ce temps ; celle qui fut l’évidence dans sa vie, au point de passer celle-ci à rêver d’elle, au point de faire appel intérieurement à elle pour élucider ses pensées et ses choix. Plus que muse, elle aura été,  à distance et sans le savoir, son éclaireuse, car « en s’éloignant d’Adriana Zuber, il s’était éloigné de lui-même et de ce qu’il avait de meilleur en lui. (…) Il avait aboli la vie qu’il aurait dû mener, son identité qui ne se cristallisait qu’à son contact, grâce à son influence passionnée et lucide. » Le roman raconte de manière prodigieuse la vie onirique de Gabriel Aristu ; vie qui devient sa vie véritable et qu’il voudra à toute force lui faire savoir lorsqu’il la retrouvera, et qui lui fera dire d’abord : « Si je suis ici, si je te vois, si je te parle, c’est que je dois rêver. » Effectivement, comment faire la différence quand la substance onirique rencontre soudain le réel ? Mais la femme qui aujourd’hui se trouve face à lui et dont les cheveux ne sont plus roux mais blancs, incarne un principe de réalité qui tombe un peu comme un couperet et qui interroge quant à l’amour qu’on croit éprouver pour autrui :« Tu ne m’aimais pas comme tu le pensais, ou tu n’étais pas amoureux de la femme que j’étais, non. Tu étais amoureux de ton amour pour moi. » Adriana lui rappelle également qu’ils n’ont pas passé une nuit ensemble comme lui ne cesse de le croire, mais tout juste cinq heures entre le début de l’après-midi et le coucher du soleil, car il avait peur de décevoir ses parents en ne rentrant pas dîner avec eux avant son départ…

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Mais au-delà de cette différence d’appréciation, il y eut pour elle comme pour lui un miracle madrilène qui fut l’accomplissement de mois et peut-être d’années où leurs personnes auront accordé leurs goûts, leurs émois, leurs pensées au point que leurs corps auront trouvé immédiatement une harmonie et un bonheur tel qu’il s’inscrira pour toujours dans la mémoire d’un jeune homme indécis. Ces quelques heures puissamment érotiques sont décrites dans une prose d’une subtilité bouleversante, et ces quelques heures qu’il appellera pour toujours « la nuit » feront que rien, de son cœur, de sa chair et de sa mémoire ne semblera avoir été affecté par un demi-siècle d’existence hors d’Espagne même s’il ne se sent pas pour autant chez lui à Madrid lorsqu’il y remet les pieds. Il aura tangué quelque part sur l’océan et n’aura amarré qu’à la nuit venue.

Le dernier geste

Si le point de vue de cet homme et son parcours sont ici privilégiés, Adriana, à la fois inexistante dans sa vie réelle et omniprésente dans le roman, n’est pas pour autant invisible. Nous ne cessons de voir avec Gabriel ses yeux perçants, sa chevelure rousse, sa bouche ironique. En revanche, sa «  réalité rugueuse à étreindre[1] » ; celle de toute une vie, échappe à celui qui la retrouve au soir de sa vie. Adriana, elle, ne rêve pas, et n’a pas eu le dépaysement de celui qui part pour subvenir à la perte. Et c’est avec un réalisme poignant qu’elle fera une demande très concrète à l’homme autrefois tant aimé. C’est avec détermination qu’elle attendra de lui un geste qui appartient au domaine tangible de la vie. La question, bien sûr, sera de savoir si l’homme qui se sera nourri de rêves pour ne pas seulement errer en s’adaptant au monde ambiant, y consentira…

L’écriture d’Antonio Munos Molina est impressionnante, notamment dans les presque soixante premières pages qui sont une longue, très longue phrase telle une mélopée, que l’écrivain renouvelle à chaque chapitre, le précédent se concluant par une virgule, à l’image des amants qui, pendant cinq heures selon Adriana, une nuit selon Gabriel, n’auront cessé de remonter à la surface pour mieux replonger dans l’unisson de leur corps à corps, et à l’image du retour sporadique et pourtant sans fin de la femme aimée dans la nuit d’un homme.

Je ne te verrai pas mourir d’Antonio Munos Molina, Éditions du seuil, 2025 240 pages

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[1] Rimbaud, Une saison en enfer

Trafic de drogue: faut-il punir les consommateurs?

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Manifestation de soutien à Marseille après l'assassinat de Mehdi Kessaci, 22 novembre 2025 © FREDERIC MUNSCH/SIPA

Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac ne l’est-il pas pour la consommation de drogue ? À défaut d’une grande politique de santé publique, on ne nous sert que de la com’.


Il est des instants médiatiques qui résument la situation dans laquelle on est. En quelques mots, tout apparaît. Les éléments de langage s’écroulent et avec eux quelques hypocrisies. « Il y a deux moments où l’homme est respectable : son enfance et son agonie » (Henry de Montherlant). Le reste n’est que jeu ou mensonge.

Alors que ça rafale à Marseille, que de jeunes vies sont la chair à canon du narcobanditisme, l’animateur cathodique a trouvé la solution : « Les consommateurs, on va les chercher, et on les met en prison. » Autour de la table personne ne moufte. Alors Élisabeth Lévy pose la question: pourquoi un tel niveau de consommation de drogues et de psychotropes dans une partie de la jeunesse française ? Elle a raison. Il faut parler d’une crise de l’imaginaire collectif, de l’absence d’un lien pour nous unir. Je ne peux plus dire « pour faire société ». Il s’agit d’une dimension qui va bien au-delà.

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Il s’agirait donc de construire des places de prison ? Mais combien au juste ? Selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), le cannabis est la substance la plus consommée parmi les 11-75 ans. Plus de 20 millions de personnes l’ont déjà expérimenté (29,9 % des jeunes de 17 ans), 1,4 million en consomment régulièrement (au moins dix fois au cours du mois), et 900 000 en consomment quotidiennement. En 2023, près de 15 % des adultes ont essayé cocaïne, ecstasy/MDMA, champignons hallucinogènes, LSD, amphétamines, héroïne, crack. Ce taux s’élevait à 9,1 % en 2014. La cocaïne est le deuxième produit illicite le plus consommé avec 1,1 million d’usagers de 11 à 75 ans. Face à un tel tsunami, qui peut dire aujourd’hui que son entourage est épargné ? Un enfant, un frère, un ami ? Devront-ils eux aussi partir illico pour Sing Sing ?

Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac n’est pas réalisé pour la consommation de drogue ? Pas de campagne de prévention et d’information. Pas de grande politique de santé publique. La communication politique sur le sujet sature les bandes passantes, mais personne n’est dupe. La guerre ne peut être gagnée qu’à la condition de vouloir vraiment la mener.

En Italie, dans sa lutte contre la mafia, le juge Falcone avait très clairement indiqué ce qui était essentiel à ses yeux : s’attaquer aux réseaux financiers. Remonter les filières de financement et de blanchiment. Tout le reste est secondaire. Cette dimension n’est presque jamais abordée dans nos débats. Pourquoi ? Parlons du réel ! En l’occurrence, de la réalité du capitalisme contemporain dont l’économie de la drogue est l’une des composantes. Dans nos échanges avec des pays « amis », avons-nous un discours de fermeté vis-à-vis du Maroc, du Qatar ?

On vous voit ! On vous voit faire comme si de rien n’était. Comme si une pensée hétérodoxe, une complexité dérangeante étaient assimilées à une dérobade pour ne pas mettre en prison le consommateur de joints « qui a du sang sur les mains ». Sur cette question comme sur beaucoup d’autres il y a urgence à élever le niveau du débat politique et médiatique. Sommes-nous encore en capacité de retrouver l’art français de la discussion ? De l’altérité ? Du projet commun par-delà nos indispensables désaccords ? Et enfin d’agir ?

Sollers, l’hymne à la vie

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L'éditeur et écrivain Philippe Sollers (1936-2023) © Hannah Assouline

Sollers nous revient sous les traits d’un maestro. Il connaissait la musique, celle des classiques révérés – Bach, Haydn, Mozart – mais aussi celle des mots, les siens, précis, bondissants, harmonieux, sans oublier celle de nombreux autres, « les voyageurs du temps », morts plus vivants que les vivants. Sollers a joué sa partition en virtuose de la vie. Il a tenu en respect les dévots, les femmes fatales, les fonctionnaires du culturel, les universitaires sentencieux, les spectres de la Société du Spectacle, les programmés du système, les peine-à-jouir de l’édition, il a mené une guerre totale, celle du goût, loin de la légion des fausses valeurs. Il a résisté au désenchantement institutionnel, indiquant sans relâche le Sud et les chemins de traverse. Il est entré en clandestinité dès l’adolescence et n’a plus quitté ce jardin protecteur, l’île de Ré. Ré, la note et le territoire. Il a offert en pâture son double médiatique, avec bagues, fume-cigarette, coiffure de moine, Bloody Mary à la Closerie, ondoyant, charmeur, colérique, insaisissable, oxymorique, balayant d’un revers de main vénitien les parasites, imposant sa foulée rapide, signant ses prestations d’un rire bataillien. Il a chanté, dansé, composé sous la pluie noire du nihilisme. Il a fini par quitter la scène le 5 mai 2023. Son esprit, influencé par les Lumières – Rémi Soulié le souligne dans sa préface – manque cruellement. Il nous reste son œuvre, colossale et encyclopédique. Mais il paraît qu’elle n’intéresse plus guère. C’est la période du purgatoire. Soyons optimistes quant à la décision finale. Sollers n’a jamais agi contre Dieu.

Stimulant

Maestro Sollers, donc. C’est un jeune homme plein de fougue et de talent qui l’écrit. Il se nomme Yannick Gomez, il signe un essai inspiré : Sollers, le musicien de la vie. Le garçon est pianiste, compositeur, titulaire d’un doctorat en interprétation – piano – de l’université de Montréal. Il a déjà publié D’un musicien l’autre, de Céline à Beethoven. Il arpente en fin connaisseur l’œuvre de Sollers, son essai le prouve. L’angle choisi est impeccable. Sollers a toujours mis en avant la musique classique dans ses romans, essais, articles. Il écrivait en écoutant notamment Bach – le cinquième évangéliste. Il a passé le premier confinement avec Haydn et sa complice Josyane Savigneau – les 104 symphonies de Haydn y sont passées, nous apprend Gomez. La musique, c’était son moteur contre le bruit entretenu par la société. L’auteur de cet essai le prouve en remontant le fleuve Sollers. Il a lu tous ses livres, crayon de papier à la main, à commencer par son premier roman, Une curieuse solitude, même si ce n’est pas la source de l’œuvre de l’écrivain né à Bordeaux, en 1936. Sa démonstration est sans faille. Ses courts chapitres nous stimulent.

Sollers était un corps en mouvement. Et c’était un corps musical, puisque la musique est elle-même un corps. Les femmes qui circulent dans son œuvre sont du reste souvent musiciennes. Elles méritent un arrêt sur image, ce que fait Gomez. Peu importe de savoir si elles ont existé ou sont purement fictives, chez Sollers la réalité et la fiction se mélangent jusqu’au tournis. L’écrivain paradait au bras de musiciennes célèbres. Stéphane Barsacq a révélé récemment qu’il l’avait mis en relation avec Cécilia Bartoli. Il s’est promené avec lui et Hélène Grimaud dans les jardins de Gallimard. Sollers, d’habitude timide, n’espérait qu’une chose : que tous les écrivains présents ce jour-là le vissent avec la célèbre pianiste.

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L’oreille était l’organe essentiel pour Sollers. Lui qui avait souffert enfant d’otites à répétition, avait l’oreille sûre. Un jour, dans son minuscule bureau de la « banque centrale », entendez Gallimard, il m’avait lu, à haute voix, l’incipit de trois ou quatre manuscrits reçus la veille. « Vous entendez, Louvrier, comme c’est mauvais. Pas mélodique. Pas de rythme. Pas de style. Ça ne peut donc pas penser. La pensée, c’est d’abord mélodique et rythmé. Poubelle. » Dans L’éclaircie, Sollers, que cite Gomez, déclare : « Je conviens qu’il faut une oreille spéciale pour les entendre (les bons écrivains). Le Diable, lui, est une rock-star qui fait un boucan d’enfer. »

La musique – les fleurs également – ont contribué à affermir la pensée de Sollers. Elle lui a permis d’éviter les innombrables pièges tendus par les institutions officielles. La leçon principale de l’auteur de Femmes est d’avoir su préserver sa liberté, ce qui permet à son œuvre d’éclairer a giorno la beauté. Pour paraphraser Kundera, on pourrait dire que la partition musicale de la vie de Sollers a permis de dénoncer le kitch totalitaire qui recouvre la « merde de ce monde ».

Sans fausse note

Le portrait de Sollers, que propose Gomez, tient les promesses de l’introduction. Il est sans fausse note, fouillé, précis, documenté. Le chapitre consacré à la solitude de Sollers est pertinent. Pour l’avoir fréquenté, je peux dire qu’il savait la préserver derrière les murs de la maison du Martray ou ceux de son studio parisien. Ne parlons même pas de Venise, où la solitude se conjuguait à deux, sans jamais troubler la guerre qui se jouait sur la page blanche. Ses fameuses IRM – identités rapprochées multiples – étaient un dôme de fer efficace. Gomez : « Tout porte à croire que vivre musicalement ses romans en cours, donc sa vie, propulse l’auteur se réclamant de ce mode de vie, de pensée, dans une curieuse solitude, royaume merveilleux des Atlantes noyés et oubliés. » Une « curieuse solitude », oui, et un « défi » clairement annoncé dès 1957 dans son premier texte que plus personne, à tort, ne lit. Tout y est, net, sans pathos, loin des pleurnicheries romantiques mortifères.

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Yannick Gomez a tenté une intrusion dans la boite noire sollersienne. Mais comme à l’intérieur d’un sous-marin nucléaire, les cloisons sont étanches. Le mystère demeure. Cet écrivain majeur a donc de beaux jours devant lui. Les mouettes le protègent, et l’acacia se porte à merveille.

Nous sommes vers le 20 août, quand l’été bascule. Je rends visite à Sollers dans sa propriété du Martray. Conversation sur la plage. Il évoque ses 20 ans, ses premiers écrits. Je le revois comme si c’était hier. Il a le teint hâlé, il porte un pantalon beige tirebouchonné, une chemise de lin bleu, le vent se lève soudain. Nous nous quittons, son regard se cache derrière ses lunettes noires d’agent secret. Je traverse le pont, direction La Rochelle. Sa voix demeure en moi. Les mots, les syllabes détachées, les brefs silences qui ponctuent sa réflexion. Sur la gauche, les petites falaises de la côte, c’est marée basse. Je crois reconnaître le décor naturel des dernières pages du Défi. La plage, le suicide de la jeune femme, Claire, le calcaire qui boit le sang de son visage. Le narrateur, à ce moment précis, joue avec le sérieux. C’est l’acte fondateur de sa vie d’homme libre, et d’exilé.

Yannick Gomez, Sollers, le musicien de la vie, préface de Rémi Soulié, Éditions Nouvelle Marge. 144 pages

« Io sono Giorgia » ! Le système Meloni

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Giorgia Meloni et Ursula von der Leyen au sommet du G7 à Borgo Egnazia, dans les Pouilles, le 13 juin 2024 © Francesco Fotia/AGF/SIPA

Giorgia Meloni est à la tête du gouvernement italien depuis trois ans. Ses succès ne reposent pas uniquement sur les lois votées ni les réformes engagées mais sur une stratégie européenne de longue haleine qui lui confère aujourd’hui prestige et sympathie sur la scène internationale.


En 1997, vous avez vibré pour le « blairisme », ce coup de neuf progressiste dont la social-démocratie européenne avait tant besoin ? En 2007, vous vous êtes emballé pour le « sarkozysme », ce grand retour de la volonté en politique ? En 2017, vous avez admiré le « macronisme », ce syncrétisme socialo-libéral si efficace et dynamique, censé dépasser les clivages traditionnels ? Alors c’est certain, vous adorerez le « melonisme », ce néopopulisme célébré ces derniers temps dans la presse internationale comme le mariage réussi entre convictions identitaires et rigueur budgétaire. Cependant, si vous ne croyez pas au père Noël, un bilan d’étape plus circonstancié de la politique de Giorgia Meloni depuis qu’elle a pris la tête du gouvernement italien s’impose. On verra aussi que la conquête du pouvoir a été préparée par une mue politique mûrement réfléchie.

Longévité rare

Arrivée en octobre 2022 au palais Chigi (le Matignon italien), Meloni peut se vanter d’une longévité rare à ce poste, mais surtout d’avoir maîtrisé les déficits, obtenu une forte désinflation et fait baisser le chômage. Seulement la Première ministre n’a pas eu recours à un traitement de choc à la Javier Milei pour obtenir ces résultats. On veut la recette de sa potion magique.

Retour en 2022. Dès qu’elle rentre en fonction, Meloni referme l’ère du « quoi qu’il en coûte », qui avait été ouverte par la pandémie de Covid, puis prolongée par l’envolée des prix de l’énergie suite à l’invasion de l’Ukraine. Conséquence, le déficit public, supérieur à 8 % du PIB en 2022, est ramené sous la barre des 4 % en 2024. Mieux, cette baisse de la dépense publique n’a pas asphyxié l’activité, car la présidente du Conseil s’est arrangée pour faire octroyer à l’Italie une portion non négligeable (environ 200 milliards d’euros) du plan de relance européen. En d’autres termes, comme l’a souligné Marine Le Pen dans notre numéro de novembre, nos voisins transalpins font désormais financer une partie de leurs dépenses publiques par Bruxelles. Cependant, comme on le verra, l’UE, comme le Ciel, aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Meloni a beaucoup travaillé pour obtenir ce cadeau.

Vient alors le trophée de Meloni : l’emploi. Le taux de chômage, qui stagnait depuis une décennie autour de 9 à 10 %, s’établit désormais à environ 7 % et pourrait continuer de baisser. Ce succès, accompagné d’une belle reprise de l’investissement (680 milliards d’euros estimés en 2025), s’explique par un net recul de l’inflation (0,9 % aujourd’hui contre 8 % en 2022, ce qui a permis de sauvegarder la demande intérieure), doublé d’un excédent commercial en hausse (40 milliards d’euros cette année), reflet des performances de l’industrie italienne sur les marchés européens et asiatiques.

Parmi les autres mesures économiques décidées par Meloni, signalons la réforme du revenu de citoyenneté (l’équivalent de notre RSA), la réduction des subventions pour la rénovation énergétique des bâtiments et la flexibilisation du marché du travail. Mais aussi une baisse de l’impôt sur le revenu pour la tranche comprise entre 28 000 et 50 000 euros annuels (passée de 35 % à 33 %) et un allégement de l’impôt sur les sociétés. Enfin, quelques privatisations partielles comme celles d’ITA Airways (la compagnie aérienne nationale), de la banque Monte dei Paschi di Siena (la plus ancienne banque au monde) et du pétrolier ENI (le premier groupe du pays) ont rapporté autour de 4 milliards d’euros.

Pas vraiment une rupture historique

Cependant l’Italie n’est pas sortie de l’auberge. La croissance reste faible (+ 0,7 % en 2024), la productivité du travail demeure atone, la bureaucratie administrative continue de peser sur les entreprises, les inégalités régionales se creusent et le vieillissement de la population érode le marché du travail. Enfin, avec une dette publique proche de 135 % du PIB, l’Italie reste le deuxième pays le plus endetté de l’UE (derrière la Grèce et juste devant la France). Bref, l’essentiel du redressement économique de la péninsule provient davantage de circonstances favorables, dont Meloni a certes su tirer le plus grand profit, que de réformes structurelles durables, dont le pays aurait pourtant bien besoin. Et si Rome inspire aujourd’hui davantage de confiance aux institutions européennes et aux marchés financiers, les jeunes actifs italiens se montrent plus réservés puisque 156 000 d’entre eux ont émigré en 2024, tandis que le nombre de naissances a atteint un niveau historiquement bas, avec 370 000 naissances par an et un taux de fécondité de 1,18 enfant par femme.

Autre point crucial : la politique migratoire, pilier de la campagne électorale de Meloni en 2022 et thème majeur pour ses alliés berlusconistes et salvinistes. Depuis que la droite est aux affaires, des résultats authentiquement positifs et concrets ont été enregistrés en matière de réduction des flux. Pourtant, le protocole pour l’établissement de centres d’accueil externalisés en Albanie, conçus pour traiter les cas de 36 000 migrants par an, a été bloqué par la justice. Parallèlement, afin de ne pas nuire aux entreprises, le gouvernement a octroyé 450 000 permis de travail pour la période 2023-2025, et 500 000 sont prévus pour 2026-2028. Bref, s’il y a moins d’entrées illégales, c’est très largement parce qu’il y a plus de permis de séjour.

En réalité, le crédit politique dont bénéficie la Première ministre, et d’où découle son enviable marge de manœuvre, tient pour une grande part à des mesures situées hors des champs économique et migratoire. Une réforme résolument « pro-forces de l’ordre » est notamment en cours, pour accélérer les procédures judiciaires, renforcer les pouvoirs de la police, garantir les peines de perpétuité réelle et interdire les rave parties. En matière bioéthique, une loi anti-GPA a été adoptée en octobre 2024, avec des peines allant jusqu’à deux ans de prison et un million d’euros d’amende pour les contrevenants. Enfin, un projet de « IIIᵉ République » visant à instaurer l’élection directe du Premier ministre au suffrage universel pour un mandat de cinq ans est en débat.

Cette politique, qui ne manque pas de bons sens et de résultats tangibles, ne suffit pas à parler de rupture historique en Italie. Ce ne sont pas des mesures concrètes qui ont permis à Giorgia Meloni de devenir la préférée de Trump, la coqueluche de The Economist et un modèle de réussite pour la droite. Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter quelques années en arrière et, plutôt que de regarder vers Rome, se tourner vers Strasbourg et Bruxelles.

Il y a cinq ans, Giorgia Meloni a opéré un virage. Tout en continuant de revendiquer ses origines modestes, d’assumer son passé d’extrême droite, de clamer sa sensibilité anti-élitiste et de tendre la main à la Russie, elle a rompu avec l’euroscepticisme auquel elle devait pourtant son ascension politique. Comparée à Mario Draghi, fils de banquier, lui-même ex-banquier chez Goldman Sachs et ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, la quadragénaire n’est pas obligée de prouver ni son attachement à la souveraineté nationale, ni son appartenance au peuple. Pour caricaturer, si elle était française, on pourrait dire qu’elle sent bon le gilet jaune à côté de son prédécesseur qui fait terriblement penser à Macron.

Fitto: la main sur le robinet de lait

Désormais, son objectif est de faire de l’Italie une voix audible à Bruxelles, plutôt que de suivre son allié Matteo Salvini, un temps le patron de la droite italienne, qui se maintient dans la dissidence antisystème. Dès 2021, elle se fait remarquer en refusant de rejoindre le projet de groupe populiste, les Patriots for Europe (P4E), porté au Parlement de Strasbourg non seulement par Salvini, mais aussi par Viktor Orban et Marine Le Pen. Avec son bras droit Raffaele Fitto, elle maintient son parti, les Frères d’Italie (FdI), au sein du groupe Conservateurs et réformistes européens (CRE) qui, contrairement aux P4E, accepte de dialoguer avec les députés de droite classique du Parti populaire européen (PPE). Une manœuvre appréciée dans les rangs de celui-ci.

Cette stratégie est aussi appliquée à l’intérieur de l’Italie. Lorsqu’en février 2021, Draghi forme un gouvernement d’unité nationale, Meloni choisit de rester en dehors de la coalition pour incarner une opposition patriotique sans pour autant rompre avec les circuits institutionnels. Ainsi, tout en critiquant les orientations générales de « Super Mario », elle vote en faveur de ses projets de lois liés à la sécurité, à la gestion sanitaire et au plan de relance européen, se positionnant dès lors comme l’opposition responsable, figure de proue d’une droite responsable.

C’est ainsi que lorsque Meloni arrive au pouvoir l’année suivante, Ursula von der Leyen sait déjà qu’on peut lui faire confiance. À ses yeux, avoir une interlocutrice raisonnable au cœur du camp populiste européen est même inespéré. La Première ministre italienne comprend vite le bénéfice qu’elle peut en tirer pour son pays. Ce bénéfice porte un nom : « Next Generation EU ». C’est le vaste plan de relance mis en place par l’Union à partir de 2020.

Alors que durant le gouvernement Draghi, le volet italien de Next Generation EU était géré dans une logique de neutralité destinée à rassurer Bruxelles, Meloni confie le dossier directement au seul Raffaele Fitto, ancien député européen, fin connaisseur des arcanes de l’UE et homme de confiance. Désormais ministre des Affaires européennes, il s’applique à le transformer en un instrument au service de sa politique. Reconnaissante de cet engagement résolument européen qui fragilise considérablement le camp souverainiste à Strasbourg, von der Leyen fait en sorte que Fitto ne soit pas dérangé par la machine bruxelloise.

Bari, 24 juin 2020 : Giorgia Meloni aux côtés de Raffaele Fitto, candidat de droite à la présidence de la région des Pouilles. PA/SIPA

Dans le prolongement de ce revirement pro-UE, Meloni s’aligne aussi sur les États-Unis en affichant un soutien ferme à l’Ukraine et à l’OTAN, et en se retirant du projet chinois de « Nouvelles Routes de la soie ». Bien avant les embrassades avec Donald Trump, elle sait rassurer la Maison-Blanche de Joe Biden.

En juin 2024, la victoire du PPE de von der Leyen aux élections européennes renforce encore la position de l’Italienne. Fitto quitte le gouvernement italien pour rejoindre la Commission en tant que vice-président exécutif et commissaire à la cohésion et aux réformes, un poste en surplomb, qui permet d’intervenir sur une part importante du budget européen. Le chat a désormais la main directement sur le robinet de lait.

C’est ainsi qu’un cycle vertueux économique a pu se déclencher à toute vitesse en Italie, avec à la clé la stabilisation de la dette, la confiance renouvelée des marchés, la décision des agences de notation de relever la perspective du pays et enfin la baisse des taux, et donc du coût du service de la dette. Chaque acteur dans cet écosystème aurait pu se dire « attendons un peu, une hirondelle ne fait pas le printemps ». Seulement, grâce à un travail politique de longue haleine en amont, la Première ministre, qui a su se faire des amis puissants à Bruxelles, Strasbourg, Londres et New York, est accueillie avec le tapis rouge à tous les étages.

Pour comprendre la méthode Meloni et ses indéniables succès, il ne faut donc pas chercher du côté des lois votées ni des réformes engagées. Sa réussite est d’abord celle d’une stratégie européenne et internationale entreprise en profondeur et rendue possible par une solide personnalité. Son parcours, son style et ses prises de position lui ont conféré une côte de sympathie considérable auprès des électeurs de droite et permis de s’imposer face à ses deux alliés, Forza Italia, l’ancien parti de Berlusconi, et la Lega de Salvini. Meloni en a profité pour fixer comme priorité absolue le maintien de bonnes relations avec les bailleurs de fonds mondiaux. S’il fallait, pour cela, modérer la critique de l’UE et soutenir l’Ukraine, qu’il en fût ainsi. Ses accomplissements économiques, son prestige sur la scène internationale et ses mesures conservatrices adoptées sur le plan sociétal lui ont permis de naviguer habilement et de se construire un espace politique unique. L’art d’avancer, comme elle aime à le répéter, con i piedi per terra, « avec les pieds sur terre ».

Parlez-vous le Goldnadel?

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© Hannah Assouline

Compagnon de route de Causeur, le président d’Avocats sans frontières a du fond mais aussi de la forme. Dans son nouvel essai, où il attaque la gauche dévoyée par le racialisme et l’islamisme, il multiplie les formules spirituelles et les fulgurances comiques. Petit florilège des plus fameuses.


C’est peut-être une déformation professionnelle. L’habitude, depuis plus de quarante ans qu’il est inscrit au barreau de Paris, de plaider dans des affaires délicates et d’intervenir dans des dossiers explosifs. Gilles-William Goldnadel manie le verbe comme un torero sa cape rouge. Ses délicieuses comparaisons animalières – « le président chauve-souris », « les journalistes perroquets » – et ses expressions de conteur de fables sont devenues comme une marque de fabrique, en particulier pour ceux de ses amis qui se plaisent à l’imiter : si vous entendez quelqu’un dire « où que je porte mon regard… » ou encore « Mon imagination est impuissante à décrire… », ne cherchez pas, c’est Goldnadel.

Le président d’Avocats sans frontières a su imposer son style unique, d’abord sur les plateaux des « Grandes Gueules » (RMC) d’Alain Marschall et Olivier Truchot, puis de « Salut les Terriens » (Canal +) de Thierry Ardisson, avant de devenir un habitué de « L’Heure des pros » (CNews) de Pascal Praud, où il est à l’évidence l’un des chroniqueurs les plus aimés du public, non seulement parce que, comme il aime à le dire, il incarne à la fois le « juif de combat » et la « droite sauciflard » (bien qu’il soit végétarien) mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il est un athlète du trait d’esprit.

Dans son nouvel essai, impeccable plaidoirie contre le politiquement correct et l’antisémitisme contemporain, il truffe presque chaque page de ces calembours assassins qui ont fait sa réputation et qui rendent sa prose d’autant plus redoutable. Pour aider le public novice à bien entrer dans cet ouvrage salutaire (et par ailleurs fort sérieux et documenté), nous avons dressé un petit dictionnaire de traduction des jeux de mots favoris de notre camarade chroniqueur, dont nous recommandons chaudement la lecture.

Autorités d’occultation : Petit nom donné par l’essayiste aux pouvoirs publics français, en raison de leur tendance coutumière à cacher les réalités dérangeantes. Dernier exemple en date, sur la plaque officielle de commémoration des attentats du 13 novembre 2015, qui vient d’être inaugurée en face de la mairie de Paris, aucune référence n’est mentionnée quant à l’appartenance islamiste des terroristes impliqués dans cette abomination.

Fâcheuse sphère : Le président d’Avocats sans frontières fait partie des voix, taxées par certains de populisme, qui se réjouissent de l’émergence des réseaux sociaux dans le débat public. Selon lui, Facebook et X ont permis de briser la plupart des grands tabous imposés par la presse autorisée. D’où son refus d’employer le mot insultant de « fachosphère » pour désigner les internautes dont les publications hostiles à l’immigration incontrôlée et l’islam politique provoquent des haut-le-coeur à Saint-Germain-des-Prés.

Ministère de la dépense : Attention, faux-ami. Goldnadel ne vise pas à travers ce calembour le budget des Armées (qui augmente certes d’année en année), mais notre dispendieuse politique sociale, dont il fustige la « conception paresseuse de l’assistanat, de l’argent magique et de l’absentéisme ainsi que la détestation des riches ».

Odieux visuel de service public : Formule devenue récurrente sous la plume de notre ami lorsqu’il évoque les médias audiovisuels d’État. Pour Goldnadel, cet ensemble de 13 000 employés, sept chaînes de TV et sept stations de radio est un monstre administratif et idéologique au gigantisme injustifié dans une démocratie libérale digne de ce nom.

Privilège rouge : Ripostant à la thèse woke selon laquelle l’Occident vivrait sous le règne du « privilège blanc », l’auteur des Martyrocrates (2004) objecte que, sous nos latitudes, c’est bien plutôt quand on se revendique de gauche que l’on obtient les plus grands avantages. Ainsi, lorsque le 28 octobre, l’antifa Raphaël Arnault a fait un tweet menaçant en réponse à Éric Zemmour (« Suprémacistes religieux ou nationalistes, on va tous vous dézinguer »), le peu de réactions dans la classe politique n’a eu d’égal que le scandale national auquel on aurait eu droit si, à l’inverse, le président de Reconquête ! avait osé adresser un message de cet acabit au député insoumis.

Rance Inter : Nom donné par Goldnadel à la radio publique généraliste, dont il s’inflige tous les matins l’écoute attentive afin d’en déconstruire le récit quotidien. Parmi ses cibles favorites : la nouvelle préposée à la revue de presse Nora Hamadi qui, comme le remarque l’essayiste, « adore citer Blast, L’Huma et Street Press », et beaucoup moins Le Figaro, CNews et Causeur.

Thomas Lepetit et Patrick Coco : On aura reconnu derrière ces affectueux surnoms les deux pieds nickelés de France Inter, Thomas Legrand et Patrick Cohen, surpris il y a quelques mois dans un bistrot parisien en train d’assurer à des huiles du PS que, pour la municipale à Paris, ils « font ce qu’il faut » en s’employant avec zèle à nuire à Rachida Dati dans leurs éditos.

Vol au-dessus d’un nid de cocus, Gilles-William Goldnadel, Fayard, 2025.

Syrie année 1: du despotisme baasiste au salafisme d’État

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À la veille des célébrations marquant le premier anniversaire de la chute du régime de Bachar al-Assad, deux enfants portent des drapeaux syriens dans la banlieue de Darya, près de Damas, en Syrie, vendredi 5 décembre 2025 © Omar Sanadiki/AP/SIPA

La Syrie est passée d’une dictature étouffante à un régime islamiste structuré bénéficiant de la relative bienveillance des Occidentaux. Aucun progrès réel n’a été constaté sur le plan économique pour l’instant, et les minorités religieuses vivent encore dans la peur


Oniriquement, les Syriens et bien d’autres au Moyen-Orient, notamment au Liban, ont accueilli l’aube du 8 décembre 2024. Après cinquante-quatre ans, la dictature des Assad s’effondrait. Mais le rêve s’est vite dissipé, laissant place à une amère réalité : « Le roi est mort, vive le roi ».

Abou Mohammed al-Joulani passe chez le barbier…

Pendant des semaines, le monde a découvert la barbarie du régime des Assad, notamment dans la prison de Saidnaya. Assad a quitté le pays en pleine nuit à bord d’un seul avion, laissant derrière lui des hommes totalement désemparés. Par la suite, faire justice soi-même a été toléré pendant un temps : nul ne sait pourquoi, ni dans quel cadre. Les personnes visées étaient des Assadistes ou supposées l’être. Dans ce climat, un phénomène de volte-face, appelé « takoui », est apparu: toute personne jugée pro-Assad devait faire publiquement acte de revirement. Même si peu regrettaient réellement Assad, chacun devait se plier à une forme de Canossa, en public et devant les caméras.

Abou Mohammed al-Joulani (Ahmed Hussein al-Charaa) prend la parole à la mosquée des Omeyyades à Damas, Syrie, 8 décembre 2024 © AP Photo/Omar Albam/Sipa

Pendant ce temps, Abou Mohammed al-Joulani raccourcit sa barbe, adopte une tenue occidentalisée, cravate et costume, et reprend son nom de naissance, Ahmed al-Charaa. Le 29 janvier 2025, il réunit les dirigeants des groupes djihadistes alliés à son organisation, Hayat Tahrir al-Cham (HTS), formation issue de Jabhat al-Nosra, elle-même héritière de la branche syrienne d’Al-Qaïda. À l’issue de cette réunion, ces groupes désignent al-Charaa comme président de la République arabe syrienne.

Dans un délai bref, Joulani instaure un « dialogue national » essentiellement formel et met en place un comité exclusivement masculin, aligné sur son orientation islamiste orthodoxe. Ensuite un autre comité rédige une déclaration constitutionnelle destinée à consolider sa position, consacrant la jurisprudence musulmane comme principale source normative et réservant la présidence à un homme musulman. L’appellation officielle de l’État demeure par ailleurs « République arabe syrienne » et non « République syrienne », un choix sans doute anti-kurde.

Les Alaouites et Druzes menacés

Quelques jours avant la « déclaration constitutionnelle » dévoilée le 13 mars 2025, des massacres avaient été commis sur la côte syrienne, notamment les 7 et 8 mars, visant des Alaouites, mais aussi des Chrétiens et des Sunnites qui avaient tenté de protéger chez eux des voisins ou amis alaouites. Dès la chute du régime Assad, des violences locales et des représailles aveugles ont frappé des Alaouites. Dans les périphéries de Damas, des groupes djihadistes ont exercé des pressions ou procédé à des expulsions.

Des épisodes de violence anti-alaouite ont également ressurgi plus récemment, notamment à Homs et dans certaines zones de la côte syrienne depuis le 25 novembre. Ces exactions s’appuient sur une assimilation ancienne entre la communauté alaouite et l’appareil sécuritaire, alors même que la majorité de ses membres vivait sous les Assad dans des conditions de précarité et de marginalisation.

À partir de la fin avril, les Druzes ont, à leur tour, été pris pour cibles dans certains secteurs périphériques de Damas ainsi que, durant l’été, dans le gouvernorat de Soueïda. Ces attaques ont été menées tantôt par des groupes djihadistes, tantôt par des milices tribales, et parfois par des formations mobilisées à la suite d’appels de « faza‘a », ces mécanismes traditionnels de mobilisation guerrière tribale. Dans plusieurs cas, les violences ont obéi à une logique d’identification confessionnelle: des combattants procédaient à des interrogations sommaires, et lorsqu’un individu se déclarait druze, il pouvait être exécuté immédiatement.

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Les communautés chrétiennes ont également été visées, que ce soit lors des massacres de mars sur la côte, par des formes de prosélytisme forcé dans certains quartiers chrétiens des grandes villes, notamment à Damas, ou encore par les tentatives de groupes djihadistes de perturber leurs pratiques religieuses. Elles l’ont aussi été par des initiatives officielles du nouveau régime, comme lorsque le ministre de la Culture s’est rendu dans une église, accompagné de chanteurs, pour y interpréter une version islamique de la figure de Jésus. Enfin, un attentat contre une église à Doueilaa, près de Damas, attribué à Daech, n’a pas entraîné le déplacement de responsables du nouveau régime.

Le nouveau régime adopte une politique officiellement pragmatique à l’égard des Kurdes, cherchant à donner l’image d’une volonté de compromis avec les Forces démocratiques syriennes (FDS). Toutefois, plusieurs pratiques observées sur le terrain révèlent une stratégie plus ambivalente: interventions ponctuelles, restrictions administratives et pressions silencieuses dans certaines zones kurdes, menées de manière à éviter toute visibilité médiatique. Ces agissements suggèrent une absence de sincérité du régime islamique dans son approche des Kurdes et, plus largement, de leurs partenaires au sein des forces laïques et multiethniques qui composent les FDS.

S’agissant de la majorité sunnite, le nouveau régime laisse apparaître une tendance à fragmenter cette communauté en plusieurs sous-courants, à savoir les ash‘arites, les maturidites, les soufis et les salafistes, tout en accordant une place privilégiée au salafisme. À l’égard des sunnites urbains et occidentalisés, il adopte une politique d’ouverture pragmatique, bien qu’émaillée de pressions ponctuelles et parfois de violences ciblées, comme l’illustre l’assassinat de Dyala al-Wadi, fille du chef d’orchestre Sulhi al-Wadi. Certaines voix proches du pouvoir ont tenu des propos alarmants, affirmant qu’«il faut éliminer l’opposant sunnite avant les membres des autres confessions », logique qui rappelle des pratiques du régime Assad à l’encontre de ses opposants alaouites.

La priorité salafiste du nouveau régime s’inscrit dans une démarche d’institutionnalisation doctrinale sans précédent dans l’histoire contemporaine des régimes islamistes. Celui-ci a minutieusement préparé plusieurs politiques pragmatique: intégration de combattants djihadistes étrangers dans les structures militaires émergentes ; création de filières de formation en jurisprudence islamique conditionnant l’accès aux postes civils et militaires de haut niveau ; mise en place de mesures de ségrégation entre hommes et femmes dans les transports et les espaces professionnels ; et tolérance, dans certaines régions, envers des mariages forcés impliquant des femmes issues de minorités, parfois accompagnés de conversions imposées, pratiques relevant à la fois de la violence sexuelle et de la répression religieuse.

De plus, le régime revendique la « gloire omeyyade », une référence controversée. Des penseurs arabes, à l’image d’Ali al-Wardi, ont souligné que cette période cristallisa la fracture sunnito-chiite, notamment avec l’assassinat d’al-Hussein ibn Ali. Le califat omeyyade fut également marqué par une expansion militaire souvent présentée comme une islamisation volontaire.

Un nouveau pouvoir reçu par MM. Trump et Macron

Bien que le régime islamique ne cesse de chanter qu’il fera de la Syrie une « nouvelle Singapour », aucun progrès réel n’a été constaté sur le plan économique ni en matière de reconstruction d’un pays dévasté par la guerre civile. Malgré cela, plusieurs régimes sunnites du Moyen-Orient, parmi lesquels l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis et la Turquie, ont activé leurs réseaux diplomatiques afin de faciliter l’intégration rapide de ce régime dans les circuits internationaux. Bien qu’Abou Mohammed al-Joulani n’ait pas été élu démocratiquement, il fut le premier président syrien à se rendre à New York à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU et le premier à être reçu par un président américain à la Maison-Blanche.

Dans ce scénario, le président Emmanuel Macron accueille al-Joulani à l’Élysée six mois seulement après sa prise de pouvoir, en dépit des violences documentées contre les Alaouites et les Druzes. Ce contraste apparaît d’autant plus frappant que Valéry Giscard d’Estaing n’avait reçu Hafez al-Assad qu’en 1976, soit six ans après son arrivée au pouvoir. À l’époque, Assad n’avait pas encore commis de massacres de grande ampleur en Syrie ; ses principales exactions, graves mais limitées par rapport aux violences de la côte syrienne de mars 2025 dans ce scénario, consistaient surtout en l’emprisonnement prolongé et la torture de cadres de son propre parti.

Ce ne serait pas la première fois que des acteurs occidentaux adoptent une position perçue comme distante ou incompréhensive face aux dynamiques internes du Moyen-Orient. On peut citer les premières années du gouvernement Erdogan : tandis que des milieux laïques turcs manifestaient contre l’islamisation du système politique turc, plusieurs dirigeants occidentaux continuaient de saluer les réformes en effectuant des visites officielles. Cette attitude fut alors ressentie par les milieux laïcs turcs comme un désaveu, évoquant le célèbre reproche attribué à Jules César : « Toi aussi, Brutus ? ».

Bio: attention toxique!

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DR.

Les viticulteurs bio sont inquiets de l’interdiction de fongicides à base de cuivre à partir de 2027…


Le bio, c’est un peu une mascarade. Il se présente comme vertueux sous prétexte qu’il refuse les pesticides, alors qu’il ne rejette que ceux qui sont synthétiques. Or ce rejet est arbitraire : rien ne permet d’affirmer que les pesticides synthétiques sont, en tant que tels, plus nocifs que ceux d’origine animale, végétale ou minérale. Mais le bio prospère sur une idéologie bien ancrée : ce qui est « naturel » serait forcément meilleur, plus sûr, plus sain que ce qui est « synthétique ».

Une opposition non justifiée

En tout cas, puisqu’il utilise bel et bien des pesticides, il ne peut échapper aux évaluations sanitaires, comme l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) vient de le rappeler. Elle a en effet passé au crible les fongicides à base de cuivre, pilier de la protection des cultures bio. Le verdict est sans ambiguïté : ces produits, qui s’accumulent dans les sols, présentent une toxicité préoccupante. Conséquence logique : en juillet 2025, l’agence a refusé le renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché d’une grande partie de ces produits cupriques. Début 2027, ils ne pourront donc plus être utilisés. Pour la filière bio, c’est un coup de tonnerre ; en particulier pour la viticulture, qui dépend fortement du cuivre pour lutter contre le mildiou, maladie provoquée par un champignon. Les viticulteurs bio sont ainsi menacés par une chute des rendements. Au-delà de cette filière, c’est toute l’agriculture biologique qui se découvre soudainement vulnérable. On peut compatir aux difficultés économiques qui s’annoncent. Mais cette décision a le mérite de dissiper une illusion que l’agriculture bio entretient depuis longtemps, à savoir qu’elle serait nécessairement meilleure pour la santé et l’environnement. La fable d’une agriculture saine par essence s’effrite donc.

Aussi, en ce qui concerne l’environnement et la santé, est-il temps d’en finir avec l’opposition entre le naturel et le synthétique. Chaque produit doit être évalué au cas par cas, qu’il soit d’un type ou de l’autre.

Hommage au courage des Ukrainiens

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Funérailles d'un soldat mort à la guerre, Hostomel, Ukraine, 22 novembre 2025 © Evgeniy Maloletka/AP/SIPA

Journaliste colombien farouchement anti-communiste, Eduardo Mackenzie désespère de l’attitude de Donald Trump dans le dossier ukrainien.


L’affirmation récente de Donald Trump selon laquelle l’Ukraine aurait déjà perdu la guerre, compte tenu de la situation sur le terrain, est sans aucun doute une exagération visant à saper la résistance acharnée et héroïque du peuple ukrainien. Le président américain souhaite une capitulation rapide de Kiev afin d’ouvrir en Russie comme en Ukraine un vaste champ d’opportunités aux entreprises et investisseurs de son pays, alors même que son plan de paix, censé constituer la base de négociations, n’est rien d’autre que la condensation des objectifs de Moscou.

Scandaleux Steve Witkoff

Un plan de « reconstruction » de l’Ukraine et de relance des investissements américains en Russie assorti de la levée des sanctions occidentales contre Moscou constituerait un pacte abject, une tache indélébile dans l’histoire des États-Unis, puissance capitaliste et démocratique qui s’était juré d’être le champion de la liberté dans le monde. Le 26 novembre 1988, Ronald Reagan, alors président des États-Unis, faisait à la radio un discours à la nation dont Donald Trump gagnerait à s’inspirer. Écoutons-le : « Le protectionnisme est utilisé par certains politiciens américains comme une forme bon marché de nationalisme, une feuille de vigne pour ceux qui ne sont pas prêts à maintenir la puissance militaire de l’Amérique et qui manquent de la détermination nécessaire pour faire face à de vrais ennemis – des pays qui utiliseraient la violence contre nous ou nos alliés. Nos partenaires commerciaux pacifiques ne sont pas nos ennemis ; ce sont nos alliés. Nous devons nous méfier des démagogues prêts à déclarer une guerre commerciale contre nos amis – affaiblissant ainsi notre économie, notre sécurité nationale et le monde libre tout entier – tout en agitant cyniquement le drapeau américain. »

L’agression et l’invasion de l’Ukraine par la Russie dure depuis trois ans et demi et les objectifs de Vladimir Poutine – la « dénazification » et la démilitarisation de l’Ukraine, l’asphyxie de son économie, la réduction de ses libertés et de ses capacités de défense et la facilitation d’une offensive ultérieure pour annexer l’Ukraine et tous les autres pays européens paraissant naïfs ou faibles-, sont bien visibles dans la proposition qu’il tente d’imposer à Trump, à travers des émissaires américains scandaleusement pro-russes comme Steve Witkoff, le meilleur partenaire du président américain dans ses parties de golf et ses placements en crypto-monnaies.

Les 28 points du plan russo-américain « pour mettre fin à la guerre en Ukraine », diffusé le 21 novembre, ont fait l’unanimité en Europe sur un point : ils ne favorisent que les Russes. Moscou exige que Kiev limite ses forces de défense à 600 000 hommes après la guerre et ne rejoigne pas l’OTAN, et exige également que l’Ukraine lui cède la région du Donbass, à l’est du pays. Evidemment, ce plan a été modifié à Genève par les Ukrainiens, les Américains et les Européens, et Witkoff a présenté une nouvelle mouture à Poutine.

Parallèlement, les préparatifs de Moscou en vue de nouvelles mobilisations stratégiques pour intimider les gouvernements des pays baltes, ainsi que ceux de la Pologne et de l’Allemagne – avec le déploiement flagrant de drones au-dessus de plusieurs aéroports et l’attaque contre une ligne ferroviaire polonaise qui aurait pu faire des centaines de blessés – et ses actions visant à semer la confusion au sein de la société française et à créer des dissensions au sein de l’UE, avancent à doses homéopathiques mais avec une grande constance et une précision chirurgicale. La Norvège et la Suède sont également menacées par Moscou. La première pour avoir interdit aux navires russes de pêcher dans sa zone économique exclusive, et la seconde pour avoir rejoint l’OTAN en mars 2024.

A cela s’ajoute que la propagande triomphaliste russe gagne du terrain en Occident grâce à des analyses faussement neutres sur des questions sensibles telles que les prétendus succès de l’« offensive hivernale russe » en Ukraine et la « reconquête » à court terme de territoires dans l’est du pays. La dernière initiative de Poutine dans ce sens a été sa déclaration du 27 novembre selon laquelle la Russie ne souhaite pas attaquer l’Europe et que, si nécessaire, il signerait une « feuille de papier » en ce sens. Mais cette mascarade ne trompe pas les dirigeants européens.

Il est vrai que la capacité de l’Ukraine à renverser la situation et à expulser les troupes russes à court terme est difficile. Cela peut s’expliquer par le fait que, après avoir stoppé et infligé une lourde défaite aux blindés russes qui avançaient sur Kiev le 24 février 2022, et à la suite de violents combats où les Russes ont intensifié leurs lâches bombardements contre des civils à Kharkiv, Soumy, Marioupol et Tchernihiv, la résistance ukrainienne a stabilisé la situation. Le 24 mars de la même année, malheureusement, les Russes entraient dans Marioupol, mais les soldats ukrainiens ont réussi à préserver leurs positions dans les autres régions.

L’aide de Washington fut pratiquement abandonnée par l’administration Trump à partir de janvier 2025. Dès lors, Trump a soumis le président Zelensky à des humiliations à la Maison-Blanche, devant la presse, prélude à la révélation graduelle que la nouvelle politique américaine consistait à réduire progressivement le soutien militaire et diplomatique à l’Ukraine, hérité de l’administration Biden, afin d’accroître la pression sur Kiev et d’obtenir une capitulation déshonorante devant Poutine.

Pertes énormes

Cependant, le président Zelensky a su résister à la doctrine Trump et, grâce au courage et à l’ingéniosité de son peuple, ainsi qu’au soutien diplomatique et militaire européen, il a empêché une invasion terrestre russe sur Kiev. Il continue d’infliger de lourdes pertes aux forces russes et est parvenu à éviter l’effondrement de son gouvernement et l’épuisement des capacités de résistance ukrainiennes.

Les pertes, tant pour l’Ukraine que pour la Russie, sont énormes. Les Russes ont dû recruter en Corée du Nord et payer des mercenaires sans expérience au combat. Ces supplétifs ont subi de lourdes pertes et ne se sont pas distinguées par leur efficacité sur le terrain.

L’Ukraine n’a pas eu recours à des troupes étrangères et, certes, a perdu des portions de son territoire. Mais plus d’un million de soldats russes ont été tués ou mis hors de combat dans cette guerre, selon le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) de Washington, cité par le New York Times. Cette source ajoute que près de 400 000 soldats ukrainiens ont été tués ou blessés depuis le début de la guerre1.

L’activité urbaine et la structure sociale de l’Ukraine se sont détériorées, mais elles ne se sont pas effondrées. À l’inverse, les sanctions internationales isolent la Russie et fragilisent son économie, l’empêchant de vaincre rapidement l’Ukraine. Les Russes perdent des dépôts de carburant et d’armement, ainsi que la possibilité de naviguer en mer d’Azov. En juillet 2024, la Russie a dû retirer tous ses navires de cette zone, et l’Ukraine a pu de nouveau y faire naviguer ses cargos. Au cours des quatorze derniers mois, les Ukrainiens ont détruit plus d’un millier de véhicules blindés ennemis lors de l’offensive contre Pokrovsk, une offensive que les Russes pensaient pourtant facile.

L’Ukraine dépend de l’aide militaire et du renseignement électronique occidentaux, mais à la fois elle constitue, en fait, un rempart protecteur pour l’Europe continentale. Pourtant, aucune de ces réalités géopolitiques ne semble être prise en compte par les architectes du plan de paix de Trump à Washington. La prise de conscience, parmi les dirigeants et les populations européennes, de ce qu’une défaite de l’Ukraine face aux Russes signifierait pour la liberté du Vieux Continent s’accroît chaque jour. Pour eux, la guerre est désormais, hélas, une possibilité, et ils ne peuvent plus compter, au moins pendant l’administration Trump, sur la protection américaine.

La preuve : la quasi-totalité des gouvernements adoptent, à l’heure actuelle, des lois et des réglementations qui renforceront leurs forces armées et leurs arsenaux dans les années à venir, tant en termes de troupes que d’armements sophistiqués, sur terre comme dans l’espace, en prévision des batailles, hélas, d’un avenir proche. À moins que toute l’Europe ne démontre ses capacités défensives et offensives face à une agression de l’expansionnisme russe, l’obsession de Moscou pour la reconstruction de l’empire soviétique a pris un mauvais départ. Le grand révélateur de cette perspective, et de l’importance de ne pas paniquer ni céder à la lâcheté, a été l’héroïsme et les immenses sacrifices acceptés par l’Ukraine pour sa liberté. Nous n’oublierons jamais cela.


  1. https://www.nytimes.com/es/2025/06/04/espanol/mundo/rusia-ucrania-soldados-muertos-guerra.html ↩︎

Munich, Yalta et Sun Tzu

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Vladimir Poutine et Donald Trump assistent à une conférence de presse conjointe après leur rencontre en Alaska, aux États-Unis, le 15 août 2025 © Sergey Bulkin/SPUTNIK/SIPA

Bourreau de la malheureuse Ukraine, la Russie est depuis des siècles un ogre redouté avec lequel l’Occident doit composer.


Faudra-t-il aller en guerre contre la Russie ou signer un accord de paix avec l’intraitable Vladimir Poutine ? Les deux perspectives effraient l’Europe et divisent l’opinion publique en France. Malgré mille ans d’existence, la Russie demeure pour l’Occident un mystère, et ce paradoxe ne risque pas de disparaître demain.

« On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison, / On ne peut pas la mesurer, / Elle a un caractère particulier, / On ne peut que croire en elle ! ». L’auteur de ces lignes, le diplomate et poète russe du XIXᵉ siècle Fiodor Tiouttchev, a vécu une grande partie de sa vie en Europe, parlait couramment le français et l’allemand, et fut marié à deux reprises à des Allemandes. Il fallait quelqu’un comme lui (Russe, mais doté du recul nécessaire) pour résumer sa patrie dans une strophe qui décrit si bien ce pays qui ne laisse personne indifférent.
La Russie : soit on croit en elle, soit elle nous effraie et alors on la hait. Son territoire, le plus vaste au monde, est démesuré et insaisissable. Son peuple est attachant, généreux, entier, mais aussi sauvage, dominateur, capable de tous les excès et tout d’abord vis-à-vis de lui-même. Son histoire, faite de tsars despotiques, de la révolution bolchevique, des purges staliniennes et du Goulag, en est la preuve flagrante. Depuis des siècles, l’obsession principale de ses dirigeants, qu’ils soient monarques, secrétaires généraux ou présidents, est de conserver l’intégrité de son immense territoire. Ce besoin vital de garder sous contrôle les steppes, les taïgas, les fleuves et les lacs répartis sur onze fuseaux horaires reflète sans doute la grandeur, mais aussi le jusqu’au-boutisme de ce qu’on appelle « l’âme slave ».

Personne n’a réussi à conquérir la Russie en venant de l’Ouest. Il y a huit siècles, le héros militaire russe Alexandre Nevski déclara, après avoir vaincu l’armée suédoise sur la Neva : « Celui qui viendra chez nous avec une épée périra par l’épée. Telle est et sera la loi de la terre russe. » Mais la Russie a bel et bien été vaincue par l’Est, par le tout-puissant Gengis Khan, qui y imposa pendant deux siècles le régime passé à l’histoire sous le nom de « joug mongol ». Plus tard, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 se solda par un fiasco pour le tsar Nicolas II, lui faisant perdre une partie de ses territoires asiatiques et créant surtout les conditions de la colère populaire, qui aboutira une dizaine d’années plus tard à la révolution d’Octobre.

Tout au long de l’histoire, l’Occident a entretenu des relations compliquées avec la Russie, la voyant tantôt comme un allié précieux, notamment lors des deux guerres mondiales, mais beaucoup plus souvent comme un rival dangereux, expansionniste, qu’il fallait neutraliser et, encore mieux, affaiblir autant que possible.

Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président américain Jimmy Carter, fut probablement l’architecte le plus notable de la doctrine occidentale vis-à-vis de la Russie à l’époque de l’après-guerre. Il sut tendre un piège aux vieux apparatchiks du Kremlin en Afghanistan, en fournissant des armes aux moudjahidines pour chasser le régime pro-soviétique d’un pays qu’aucune puissance internationale n’a jamais pu dominer durablement. La guerre épuisante dans les montagnes afghanes entre 1979 et 1989 contribua largement à l’effondrement de l’URSS quelques années plus tard.

Dans son best-seller Le Grand échiquier, publié dans les années 1990 et considéré comme son testament géopolitique, Brzezinski donne sa recette pour maintenir l’hégémonie de l’Amérique: élargir l’OTAN vers l’Est pour refouler et encercler la Russie. Certains passages frappent par leur dimension prémonitoire, bien que peu flatteurs pour les pays européens : « Prévenir la collusion et maintenir la dépendance sécuritaire parmi les vassaux, garder les tributaires dociles et protégés, et empêcher les barbares de se regrouper. »

Le 25 février 2022, soit le lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Los Angeles Times publia une tribune du chercheur américain Jeff Rogg intitulée : « La CIA a déjà soutenu les rebelles ukrainiens par le passé, apprenons de ces erreurs. » Dans un texte riche en références historiques, ce spécialiste des questions de sécurité nationale raconte les nombreuses tentatives des services secrets américains et européens d’arracher l’Ukraine à l’influence russe, en s’appuyant sur les mouvements nationalistes ukrainiens, présents même sous le régime soviétique réputé verrouillé. Mais les plans les plus élaborés de l’Occident furent contrecarrés par la vigilance du KGB, animé par une paranoïa déterministe mais aussi par une réelle finesse géopolitique. Parmi les cinq dirigeants soviétiques de la période de l’après-Staline, quatre ont été liés à l’Ukraine : Brejnev, Tchernenko et Gorbatchev étant ukrainiens au moins par l’un de leurs parents et Khrouchtchev ayant grandi dans le Donbass et qui a fait son ascension politique jusqu’au poste de Premier secrétaire du Parti communiste en Ukraine. Seul Youri Andropov, bâtisseur du KGB et l’un des pères spirituels de Vladimir Poutine, dérogeait à la règle.

Donald Trump a été le premier président américain depuis cinquante ans à tenter de rompre avec la doctrine de Brzezinski et de revenir à la « politique de la détente » pratiquée par certains de ses prédécesseurs tels que John Fitzgerald Kennedy, Richard Nixon ou Gerald Ford. Cette approche, plus nuancée face au grand ours russe armé jusqu’aux dents, fut également longtemps la marque des chefs d’État de la Ve République. Charles de Gaulle résuma cette vision par sa célèbre maxime : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ! »

Hélas, aujourd’hui, ce sont les États-Unis et la Chine qui façonnent le destin du monde et ses enjeux géopolitiques. La Russie, gigantesque, riche en ressources naturelles et sur-militarisée, demeure un partenaire indispensable pour les deux surpuissances. Aller en guerre contre elle, alors que Pékin et Washington recherchent une alliance stratégique avec Moscou, semble pour les Européens non seulement une mission difficilement réalisable, mais aussi contraire aux préoccupations de leurs propres populations, dont la lecture des conflits géopolitiques ne se résume plus aux récits unidimensionnels des médias mainstream.

La Russie n’a jamais été une démocratie et ne le sera probablement jamais, du moins tant que l’obsession de la défense de ses frontières nécessitera un pouvoir rigide et inflexible face aux aspirations de liberté de ses provinces. L’unique dirigeant de son histoire millénaire ayant véritablement prôné une ouverture de la société russe, à l’intérieur comme à l’extérieur, Mikhaïl Gorbatchev, fut rejeté par son peuple et incompris par l’Occident. L’œuvre de Brzezinski en témoigne sans ambiguïté.

Depuis la rencontre, en août dernier en Alaska, entre le locataire de la Maison-Blanche Donald Trump et le maître du Kremlin Vladimir Poutine, certains médias internationaux évoquent un « nouveau Yalta » (en référence aux accords de 1945 entre Staline, Roosevelt et Churchill), tandis que d’autres alertent sur le risque d’un « nouveau Munich ». L’histoire détient souvent des clés pour comprendre le réel, mais assimiler Poutine à Hitler et la Russie d’aujourd’hui à l’Allemagne du Troisième Reich n’aidera ni à comprendre la genèse ni à entrevoir la sortie du terrible conflit fratricide russo-ukrainien. L’Europe, et surtout la France, forte de ses liens historiques avec la Russie, auraient mieux à faire en cherchant, encore et toujours, à mieux connaître ce pays qui se cache derrière son redoutable président. « Connais l’adversaire et surtout connais-toi toi-même, et tu seras invincible. » Tel était le conseil du général chinois Sun Tzu, qui vécut au VIᵉ siècle avant J.-C. La Chine, elle aussi, n’est pas seulement TikTok et Shein…

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