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Une sirène trop voluptueuse

Dans le sud de l’Italie, dans la région des Pouilles et dans une ville nommée Monopoli, une partie de la population semble ne pas avoir apprécié la dernière sculpture d’étudiants en école des arts représentant une sirène. Trop de fesses, trop de seins, trop!


Ah, il est vrai que nous sommes loin de «  la petite sirène » d’Andersen qui inspira une autre statue ; celle que l’on peut voir encore aujourd’hui à Copenhague. Autres temps, autres mœurs ? La sirène n’a jamais cessé d’évoluer. Chez les présocratiques, si mes souvenirs sont bons, ces dames étaient ailées et inspiraient aux hommes capables de les entendre la connaissance suprême. Quand sont-elles exactement tombées dans l’eau ? Je ne saurais le dire. Bien sûr, tout le monde connaît l’aventure d’Ulysse qui boucha les oreilles de ses rameurs avec les boules Quies de l’époque, mais qui, lui, ne résista pas au désir de les entendre tout en prenant soin de ne pas céder à la tentation et, pour ce faire se ficela à son mât.

Il y a quelques années, dans une librairie de Sceaux, la ville bien nommée, je trouvai un livre de Pascal Quignard, intitulé sobrement Boutès. J’ai cru que ce grand écrivain avait inventé ce personnage dont je n’avais jamais entendu parler, puis, je m’aperçus qu’il l’avait, en fait, exhumé. La postérité n’avait donc rien retenu du seul qui avait exécuté le grand saut, et c’est Pascal Quignard qui se chargea de le repêcher.

Il faut voir, du reste, certains tableaux du XIXème siècle qui montrent des marins complètement affolés et reculant d’effroi devant des sirènes échevelées accrochées au bateau. Je les ai toujours trouvés pathétiques et grotesques…

Mais revenons à cette sirène qui fait jaser à défaut de faire chanter pour cause de formes non conformes à la petite fille attendant mélancoliquement sur son rocher. En Italie, elle se trouve, et c’est aussi en Italie, mais plus au sud, en Sicile à vrai dire, que la sirène la plus captivante a été trouvée ; celle que nous devons à Lampédusa:

«  Cette jeune fille, qui devait avoir seize ans, me souriait et ses lèvres pâles, à peine étirées, laissaient entrevoir de petites dents pointues et blanches, pareilles à celles des chiens. Rien de commun cependant avec les sourires que vous échangez, vous autres, toujours abâtardis par une expression accessoire, ironie ou bienveillance, pitié, cruauté ou dieu sait quoi ; ce sourire-là, n’exprimait que lui-même, c’est-à-dire une joie d’exister presque animale, une allégresse quasi divine. »

Je laisse le lecteur découvrir lui-même la suite de cette rencontre fabuleuse qui mènera le futur sénateur, encore jeune à l’époque, à faire le grand plongeon.

En attendant qu’il découvre l’homme qui sauta et la sirène sicilienne, ayons pitié de ceux qui, pourtant Italiens (et ma déception est grande) trouvent à redire aux femmes qui, telle la vague, souvent débordent…


Boutès de P. Quignard, aux éditions Galilée

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Le professeur et la sirène de Lampedusa, collection Points aux éditions du Seuil

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Nous sommes bien trop cléments avec le concours de l’Eurovision!

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Nous nous sommes habitués petit à petit à l’extrême vulgarité de ce show musical annuel, qui oppose des chanteurs de tout le continent. À l’issue de la dernière édition, remportée samedi par la Suédoise Loreen, les commentateurs se demandaient si la représentante de la France avait ou non fait un doigt d’honneur à la caméra après avoir découvert son résultat. Mauvais goût: 12 points! Analyse.


On sait de longue date que l’Eurovision, le concours européen de la chanson, est un rendez-vous annuel du mauvais goût. S’y côtoient souvent une certaine vulgarité esthétique et une pauvreté musicale. D’aucuns soutiennent d’ailleurs que c’est là tout l’intérêt du concours, dont la finale télévisée serait à regarder au second degré pour accéder à la supposée dimension comique du spectacle, ludique et sans prétention. Notre époque étant si hostile à la légèreté, à l’humour et à la joie de vivre, on serait alors tenté d’accorder le bénéfice du doute à ce vieux monument du kitsch télévisuel qu’est la soirée de l’Eurovision. Après tout, une bulle de résistance festive et chaleureuse dans un univers si morose ne peut manquer d’intérêt. Un visionnage du spectacle de samedi soir suffit pourtant à dissiper toute illusion: la mauvaise réputation de l’Eurovision est méritée, voire encore trop clémente. 

Sous-texte féministo-lgbtqiste peu subtil

La chanson et l’interprète choisies pour représenter la France avaient cependant pour elles l’intérêt d’avoir misé sur l’élégance. Un texte soigné en français, un air à la fois classique et moderne, une interprétation maîtrisée inspirée de Piaf, le tout servi par une chanteuse à l’allure très sophistiquée: les agents de France Télévisions qui ont choisi cette prestation pour représenter la France ont opté pour l’affirmation d’une France belle et confiante. Une vidéo de présentation de la candidate, tournée à Fontainebleau, était à ce titre très réussie. Passons sur le sens équivoque des paroles de la chanson: elles ressemblent aux confidences d’une prostituée rêveuse et désabusée (façon « Les hommes qui passent » de Patricia Kaas, elle-même candidate de la France au concours de 2009), mais évoluent ensuite vers une harangue de l’artiste elle-même (« Ai-je réussi à chanter la grande France ? », nous demande-t-elle dans une envolée vocale). L’exégèse des chansons pop est un art périlleux qu’il vaut mieux laisser aux initiés. 

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Outre cette prestation française, il faut d’emblée constater que le reste fut pénible. Mauvais goût et pauvreté artistiques étaient bien là. L’hypothèse du second degré s’est quant à elle vite évaporée: la soif de notoriété des participants et des présentateurs, qui rivalisaient d’artifices et de postures pour s’illustrer à la caméra, donna à voir un spectacle assez laid – et franchement risible – d’orgueil et de fatuité. Le message militant et vindicatif que revêtait la plupart des prestations scéniques, avec un sous-texte féministo-lgbtqistes si peu subtil, doucha tout espoir de passer un moment léger et fédérateur. Enfin, les allusions innombrables au conflit en Ukraine, sans rapport ni propos avec la soirée musicale, cadencées comme le seraient des coupures publicité, étaient d’une lourdeur sans nom. Dans ce temple du narcissisme, les démonstrations de soutien au peuple ukrainien, répétées ad nauseam, manifestaient surtout une prétention morale aussi grotesque qu’indécente. Au lieu de lamentations forcées, la réalité tragique de la guerre appelait plutôt recueillement et retenue.

Uniformisation

Au terme de la soirée, un constat s’impose. L’Eurovision n’est ni une célébration de la chanson, ni une célébration de l’Europe. Plutôt qu’un forum de la diversité et de la créativité musicales européennes, le concours s’avère davantage une vitrine de l’uniformisation anglo-saxonne mâtinée de discours pseudo-engagés et convenus. La plupart des prestations consistent en des morceaux faciles de pop, chantés en anglais. Les prestations sont presque toutes interchangeables. L’influence des codes du divertissement américain y est évidente, avec des mises en scène faussement grandioses, ridiculement grandiloquentes, dans une logique de performance très hollywoodienne. C’est d’ailleurs une sorte de pré-requis tacite du concours: n’ont une chance de gagner que les pays dont la prestation fait le pari clair de l’extravagance. La diversité des styles et des langues européennes ne se manifestent qu’à la marge et sous une forme folklorique. La forme règne sans partage, le fond est dépourvu de propos véritable, de sentiment ou d’émotion authentiques, conséquence logique de l’emploi généralisé d’une langue internationale standardisée et appauvrie. À ce titre, l’acculturation américaine se manifeste aussi dans les paroles et expressions des acteurs de ce spectacle, qu’ils soient participants, présentateurs ou intervenants extérieurs: dans un anglais d’aéroport, les échanges sont ponctués d’expressions faciales exagérées et l’on ne compte plus les « oh my god », « so great » et inévitables « amazing ». 

En bref, le concours de l’Eurovision présente l’image parfaite d’une Europe forcément a-nationale, mais surtout a-culturelle: un élément vide, neutre, indistinct, sans caractère propre, qui ne brille que par réfraction des influences extérieures. Un astre mort.

[VIDEO] Driss Ghali sur la colonisation française: mensonge de gauche et mensonge de droite…

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Entretien avec Driss Ghali, écrivain, conférencier et auteur à Causeur. Il nous présente son dernier livre, Une contre-histoire de la colonisation française (Jean-Cyrille Godefroy éditions).


L’essayiste raconte les faces cachées de la colonisation française d’un point de vue à la fois politique, économique et financier, en dénonçant la désinformation et la pensée unique de la colonisation. Selon lui, les colonisés n’ont pas plus raison de se plaindre de la colonisation que les colonisateurs n’en ont de s’en glorifier.

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Il veut dénoncer la désinformation et la pensée unique de la colonisation. Tout le débat contemporain est caduc et nous empêche d’aller de l’avant.

5 questions à Driss Ghali

Une contre-histoire de la colonisation française

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Démocrature, dictablanda et blablabla?

Avec Cinquante Nuances de dictature, tentations et emprises autoritaires en France et ailleurs, Renée Fregosi échauffe les esprits et c’est avec froideur qu’elle aborde la brûlante question de l’état actuel du pays : « De là à considérer la démocratie française comme une dictature, il y a de la marge », affirme-t-elle.


« Il arrive que des régimes dictatoriaux s’installent dans des sociétés démocratiques… qui ont posé des principes d’égalité entre leurs membres et de liberté d’individus, mais qui en ont perdu le sens », explique la politologue Renée Fregosi. Nous, Français, spécialistes du créneau, avons-nous développé un tel problème de latéralisation ? 

L’essai fait principalement voyager dans les dictatures de l’ailleurs. Du Venezuela à la Russie, de la Chine à l’Arabie Saoudite, en passant par la Libye et l’Allemagne nazie, toutes les aires géographiques sont passées au peigne fin. Toutes les figures des livres d’Histoire, de Pinochet à Kadhafi, sont convoquées. Et, chiffres à l’appui, sont passés au crible les divers critères de démocratisation. 

Tour du monde des réussites autoritaires

Car le néologisme a été fort utile pour définir le degré plus ou moins marginal de la démocratisation d’un régime. Si l’on est habitué aux « dictablanda » ou encore aux « démocratures », l’Economist Intelligence Unit, elle, identifie les « régimes autoritaires » (35,3 % des pays de la planète), les « régimes hybrides » (20,4 %), les « démocraties pleines » (12,6%) et les « démocraties imparfaites (31,7%). Évidemment, « pleut-il ou ne pleut-il pas » est une question moins épineuse… 

Renée Frégosi © BALTEL/SIPA

« Ne serait-il pas plus clair de parler de « régimes autoritaires imparfaits » ou « plus-que-parfaits » plutôt que de régimes hybrides ? » interroge la philosophe. Pourquoi ne pas alors décréter que les deux totalitarismes, nazisme et communisme, sont des « régimes antérieurs » à ce « totalitarisme du troisième type » comme Frégosi nomme le totalitarisme islamique dans son troisième chapitre ? Parce que l’on passerait à côté des émergences néo-nazies ? Pourtant, selon une autre équipe de chercheurs, qui mesure « la qualité de démocratie de chaque régime, en [l’] évaluant sur une échelle de 0 à 10 », Pologne et Hongrie obtiennent respectivement une note de 6,80 et 6,50. 

A relire: Turquie: est-ce la fin du calife Erdoğan?

Alors il en est des régimes comme des hommes, ils changent : « Depuis 2016, et sur les cinq années consécutives, le nombre des pays versant dans l’autoritarisme est approximativement trois fois plus haut que celui de ceux qui progressent vers la démocratie. » Et dans ce tour du monde des tentatives et réussites autoritaires, Fregosi fait remarquer que peu de pays seraient, depuis leur création, identifiés comme « démocratie » et félicités d’une bonne note, ainsi pour le Proche-Orient, seul « Israël, avec ses 7,84, se situe depuis sa fondation en 1948 dans le groupe des démocraties ». 

Les Français menacés par leur servitude volontaire

Alors quid de la France promise dès le titre de l’essai ? Paradoxalement, elle apparaît peu, et les définitions liminaires invitent à se demander si l’analyse de Fregosi n’est pas une habile turquerie — ce processus dont les Lumières ont usé et abusé, et grâce auquel une pièce de Voltaire intitulée Mahomet attaquait la religion catholique. Une turquerie dont les analyses révèlent deux lourdes menaces pour la démocratie française : le frérisme et le wokisme.

Quand elle explique : « Les pouvoirs autoritaires fonctionnent toujours selon le principe de l’imposition de certains sur d’autres, et entravent ou interdisent le libre choix de chacun », ne pense-t-on pas à… Et quand on lit que la « dictature politique survient comme la conséquence d’une dégradation de la société qui n’a pas su se prémunir contre, d’une part, l’atomisation, l’égoïsme et la « servitude volontaire », ne penserait-on pas à… ?

La nuance entre les mots ne tient qu’à un fil, et ignorer celui-ci amène à tous les abus. Dictature, totalitarisme, ou fascisme sont autant de gros mots qui ont envahi façon blitzkrieg la basse-cour politique et les réseaux sociaux. Employés comme des étendards, leur prolifération provient du « flou des mots qui embrouille les esprits [et] fait écho au désintérêt pour l’étude des dictatures contemporaines ». Désintérêt d’une part et complaisance de l’autre : « Quant aux pays du Maghreb, du proche et moyen Orient, ils ont été, et pour nombre d’entre eux sont toujours, l’objet d’une complaisance ahurissante de la part des démocraties occidentales. » Ah bon ?

La « fin de l’histoire », pour l’Occident, n’a pas été l’extension d’une démocratie idyllique mais plutôt une déshistorisation des concepts. L’apprentissage, la projection, la réflexion, bref la nuance, sont hors-jeu dès lors que le buzz et le pathos sont autant de moteurs du discours politique. « Car une pensée extrême se fait par l’évacuation de toute autre idée compensatrice, modératrice ou contradictoire avec l’idée première. » Mais il y a bien des sujets de pathos en France, et les régimes peuvent tomber. « Les dictatures comme les démocraties » conclut l’auteur dans Corse Matin (Fregosi est née à Ajaccio), et l’on se demande bien de quel côté va tomber la France. 

Renée Fregosi, Cinquante nuances de dictature : tentations et emprises autoritaires en France et ailleurs, Editions de l’aube, avril 2023, 191 p.

Vous avez dit Gringoire?

Vexé par une couverture de Valeurs actuelles, le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye compare l’hebdomadaire à Gringoire


En même temps qu’il s’emploie à mettre à mal l’enseignement de notre corpus civilisationnel français à l’école, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale s’aventure à exhumer des archives médiatiques l’hebdomadaire satirique Gringoire. Ceux qui n’ignoraient pas son existence l’avaient probablement oubliée. On saura donc gré au ministre de l’effort de restitution historique auquel il a bien voulu sacrifier en la circonstance. Nous sommes soulagés : voilà cette publication des heures sombres de notre passé sauvée de l’épuration wokiste si ardemment ourdie par ledit ministre. Profitons-en donc pour pousser un peu plus loin le bouchon de la réminiscence historique.  Ce qui a fait le renom et assuré la postérité de cette publication est le rôle qu’elle a joué dans l’affaire Salengro. Nous sommes en 1936. Avènement du Front Populaire. Roger Salengro, député-maire de Lille devient ministre de l’Intérieur. Quelques mois plus tard, en novembre, l’homme se suicide au gaz dans son appartement de Lille. Depuis pratiquement son entrée au gouvernement, il faisait l’objet d’accusations graves, mettant sérieusement en cause son honneur. On le soupçonnait d’avoir déserté pendant la Grande Guerre. Rien de moins. Les journaux d’opposition, la presse d’extrême droite, Gringoire en première ligne, s’en donnent cœur joie. On en fait des tonnes. Le scandale est énorme. Pour tenter d’éteindre l’incendie, on décide la tenue d’un débat parlementaire dont on espère qu’il apportera sinon toute la lumière, du moins l’apaisement. Le débat a lieu, suivi d’un vote. Vote favorable au mis en cause. Cela paraît bel et bon, sauf que, dans la foulée, le lendemain même, Gringoire sort la formule qui tue : « On a blanchi Salengro, le voilà propre en gros ». Le jeu de mots, aussi facile que douteux d’ailleurs, fait florès. L’opinion ne veut retenir que ce trait. Le vote de l’Assemblée demeure donc sans aucun effet. Quelques jours plus tard, survient le drame. Roger Salengro se donne la mort. Il faut un coupable. Ce sera la presse de droite, d’extrême-droite, surtout Gringoire, bien sûr. L’humanité du 17 novembre titre en Une: « À la suite des attaques de journaux infâmes le ministre de l’Intérieur s’est tué. » Suit un chapeau: « Cruellement atteint par les coups répétés de la haine fasciste du Gringoire de Chiappe et des organes hitlériens, Roger Salengro a été trouvé asphyxié au gaz dans son appartement de Lille. »


C’est alors que nous devons nous faire un devoir – doublé d’un vif plaisir – d’apporter à la connaissance de notre ministre de l’Éducation nationale quelques précisions historiques complaisamment passées sous silence hier et encore aujourd’hui. Tout d’abord, les premières accusations journalistiques de désertion face à l’ennemi à l’encontre de Salengro ne sont pas à chercher du côté de Gringoire ou des journaux d’extrême droite, mais – et cela dès les années 1920 – dans les colonnes du Prolétaire, publication communiste du Nord. Accusation reprise en 1931 par le même organe. Selon l’article publié, « le 7 octobre 1915, le soldat Salengro, cycliste (autrement dit estafette) – au 233 eme d’Infanterie, 51eme division, serait passé à l’ennemi après avoir quitté ses lignes sous prétexte d’aller récupérer le corps ou les papiers d’un compagnon d’armes tombé la veille. » On notera au passage que dans cet article, la désertion se trouve aggravée du crime de trahison. Quand on manie la faucille et le marteau, autant ne pas y aller de main morte, n’est-ce pas ! Quant au pesant jeu de mots Proprengro, c’est également sous une plume communiste qu’il apparaît en premier, également en 1931. Gringoire ne fait donc que le reprendre.

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Il y a mieux. Nous avons évoqué le vote positif de l’Assemblée. Au vu des chiffres, la cause paraît entendue: 530 votants. 427 favorables. 103 contre. Mais à l’examen du texte sur lequel les députés ont été appelés à se prononcer, l’affaire est beaucoup moins claire: « La Chambre, constatant l’inanité des accusations apportées contre un membre du gouvernement, flétrit les campagnes d’outrages et de calomnies qui ne peuvent qu’énerver (sic) l’opinion publique, exaspérer les passions partisanes, propager les méthodes de violence et déconsidérer notre pays aux yeux de l’étranger, fait confiance au gouvernement pour soumettre sans délai au parlement un projet de loi qui, tout en sauvegardant la liberté de la presse permette à tous les citoyens de défendre efficacement leur honneur contre la calomnie et la diffamation. » Voilà donc la résolution proposée et votée le vendredi 13 novembre 1936 à l’Assemblée. Le premier intéressé, Roger Salengro, n’est même pas nommé. On s’en tient au très impersonnel « un membre du gouvernement ». Les faits pourtant fort graves qui lui sont reprochés et sur lesquels il s’agit de se prononcer ne sont nullement exposés. Là où on s’attendrait à trouver en termes précis l’affirmation vigoureuse que le soldat Salengro est innocent de ce dont on l’accuse, qu’il doit être blanchi une fois pour toutes hic et nunc, on se contente de quelques mots en ouverture pour dévier aussitôt sur l’énoncé de bonnes intentions législatives exprimées avec toute l’emphatique lourdeur de l’immortelle langue de bois. S’en retournant chez lui à Lille, Roger Salengro peut-il se convaincre qu’il est soutenu par son propre camp avec la vigueur qu’il pouvait en attendre ? Certes, la violence des attaques ad hominem de Gringoire, l’effet qu’elles ont eu dans l’opinion, sont à condamner avec la dernière fermeté en regard de l’issue dramatique de l’affaire. Mais que ce constat d’évidence ne nous interdise pas de considérer que, de retour chez lui, à Lille, le ministre Salengro, de surcroît veuf depuis peu, ait pu se sentir bien seul.

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LR contre-attaque: Ciotti présente son « shadow cabinet »

Mais un contre-gouvernement, ça ne suffit pas…


La Première ministre a du caractère: plus elle se sent menacée, plus elle provoque le président de la République. De la même manière que je me doutais que celui-ci n’apprécierait pas Fugue américaine de Bruno Le Maire à cause de l’image que cela donnerait d’un ministre se gardant du temps pour écrire un long roman, je suis persuadé qu’Emmanuel Macron, jaloux de son pouvoir comme il l’est, n’aura pas goûté qu’Elisabeth Borne affirme au JDD: « Je veux continuer à relever les défis du pays ». Comme si elle amplifiait sa liberté et se créditait d’une durée dépendant de sa seule initiative…

Si j’étais Premier ministre…

Au même moment, Eric Ciotti, pour LR, dévoile son « shadow cabinet » promis depuis plusieurs semaines, un contre-gouvernement composé de douze personnalités, auxquelles il convient d’ajouter une coordinatrice, Annie Genevard. Le président Ciotti ne m’en voudra pas mais je continue à regretter que, selon un mauvais sort trop fréquent, l’homme le plus fait pour occuper ce poste, Bruno Retailleau, ne l’ait pas emporté. Sa rigueur, son intelligence et sa détermination, démontrées par exemple encore une fois dans un entretien au Parisien – « Emmanuel Macron est ligoté par ses contradictions » – auraient sans doute fait souffler sur ce parti un autre air.


Il n’empêche que ce contre-gouvernement a belle allure avec notamment deux cracks, Philippe Juvin chargé du Travail et Jean-Louis Thiériot de la Défense. Frédéric Péchenard à l’Intérieur ne serait pas dépaysé. Nadine Morano, à l’Immigration, serait à son aise et ne pourrait pas être taxée de faiblesse. Et à la Justice, le sénateur François-Noël Buffet, président de la Commission des Lois.

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Je voudrais m’attacher à ce dernier ministère virtuel parce que la pensée de la droite, au sujet de la Justice et de tout ce qui dépend d’elle, doit être révisée. Surtout décapée de tout ce qui, subtilement, la gangrène avec des poncifs et un conformisme hérités de la gauche et jamais battus en brèche. Notamment sur les prisons, la récidive, l’obligation de remettre en chantier de nouvelles peines planchers, de favoriser les procédures rapides (par exemple pourquoi ne pas redonner vie à la saisine directe, datant d’Alain Peyrefitte et permettant de juger immédiatement des faits incontestables, même anciens ?) et, avant tout, de rendre efficient un système d’exécution des peines mis à mal par l’abus des sursis trop rarement révoqués et les contradictions entre peines d’emprisonnement mais aménagements immédiats…

Quatre longues années avant 2027

Il y aurait une voie royale pour une droite voulant rénover la Justice, à condition que plus aucun tabou ni interdit venant d’ailleurs ne pèsent sur l’élaboration de son projet. Un contre-gouvernement ne suffit évidemment pas pour redresser LR. Des noms, même fiables et brillants, ne pourront pas à eux seuls offrir des chances et de l’avenir à une droite authentiquement et solidement conservatrice. Il conviendra d’élaborer, pour chacun des secteurs concernés, un programme suffisamment précis, mais pas trop pour que la réalité, venu le temps du pouvoir, puisse s’y engouffrer. Et il n’y aura que ce dernier détail à régler: l’emporter en 2027. Ce pas d’aujourd’hui n’est que le premier mais il ouvrira le chemin si la droite cesse enfin d’aspirer à une identité si molle et si peu fiable qu’elle lui est en réalité imposée par ses adversaires.

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Sexe et genre, place à la haine

Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des mœurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident ?


Nid à névroses, la famille est aussi un refuge. La mère, le père, l’Œdipe, et l’amour comme ciment. Il en va ainsi pour la plupart des gens en Occident depuis l’invention de la famille moderne au xviiie siècle, avec des variantes, des ambivalences. Que s’est-il donc passé pour qu’aujourd’hui des essaims de guêpes survoltées attaquent en piqué la figure paternelle ? Elle est étrange, tout de même, cette obsession du grand démon blanc hétéro-patriarcal. Je m’étonne qu’on n’aille pas fouiller ce qui se passe là-dessous, dans ce brasier de rage en fusion.

La librairie Mollat prise pour cible

À des degrés divers, tout ce qui se rapporte au sexe et, par extension, au genre, contient de la violence. Pour le féminisme radical, comme pour son versant woke, la figure paternelle, entourée de ses rejetons mâles, incarne cette violence – image de la domination à tous crins, symbole de la tyrannie sans frein. La réaction à cette violence fantasmatique, quoique trop souvent réelle, est également une violence, mais de nature différente. Si vindicatifs soient-ils, le néoféminisme comme le wokisme restent dans les limites du respect de l’intégrité physique. Ils aspirent à une emprise de type totalitaire sans recourir aux pratiques meurtrières des révolutions rouges ou brunes. Ils n’en restent pas moins des violences.

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Récemment invité à Bordeaux par la librairie Mollat pour présenter son dernier roman, Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, Frédéric Beigbeder suscite la colère des gardes roses de la révolution morale, qui manifestent devant la librairie préalablement taguée. Parmi ces tags, celui-ci : «Tu as un discours de violeur. » Toujours cette rengaine absurde.

La vénérable Sorbonne n’échappe pas à la déglingue, cette fois dans le cadre des études de genre. Fin mars, dans une vidéo, Emmanuelle Hénin, professeur de littérature comparée, condamne les impostures du déconstructionnisme, décrit leur influence au sein de l’université, et pour finir dénonce « l’avènement d’un crétinarcat » où se repère évidemment la critique d’un patriarcat mis à toutes les sauces. Des propos polémiques mais argumentés, sans aucune attaque ad hominem. Or voilà que deux de ses collègues, responsables de l’« Initiative genre » de Sorbonne-Université, postent sur leur site et envoient à une large liste de diffusion un « billet d’humeur », en écriture inclusive, qui se veut une « réponse aux insultes » intitulé « Sainte Bécassine », et dont voici le premier paragraphe : « Dans une vidéo récente diffusée sur Twitter par Le Figaro, une professeure des universités se permet d’insulter des collègues proches, certes non nommé.e.s, mais identifiables de manière implicite : celles et ceux qui utilisent les outils des études de genre, de la déconstruction, ou encore de l’intersectionnalité, installeraient un “crétinarcat” au cœur de l’institution. Ces mauvaises manières sont-elles nouvelles ? Que nenni. Cette dame et ses sombres acolytes sont coutumiers du fait. »

Démolir la figure paternelle

Rien de bien méchant, direz-vous. À ceci près que la suite déborde d’injures d’une telle violence qu’une citation s’impose, hautement révélatrice du dogmatisme woke : « Comment la chose pourrait-elle dès lors penser avant de parler ? Il ne lui reste effectivement que l’invective pour toute panoplie. D’ailleurs, la chose parle-t-elle seulement ? Non, la chose est parlée. En elle, ça parle, et c’est bien en cela qu’elle n’est que métaphore, ou symptôme, d’un phénomène d’une tout autre ampleur. C’est quoi, ça ? Un mélange infâme, de ressentiment, de peur, de fantasme, et même d’idéologie douteuse, puisque l’on renifle dans son infect potage les relents de haines recuites. Notre prophète de pacotille n’est en vérité qu’une pauvre marionnette qui ânonne son gloubi-boulga. Vous savez ? Cette ragougnasse dont seuls raffolent les dinosaures bipèdes de l’espèce des Casimirus. Dans un grand saladier, vous mélangez de la confiture de fraises, du chocolat en poudre, de la banane écrasée, de la moutarde très forte et de la saucisse de Toulouse. Sans doute commencez-vous à concevoir quelque idée de ce que nous sert cette fripouille. » Diatribe telle quelle, que je cite un peu longuement parce qu’elle trahit la projection repérable à l’emploi des termes jetés comme un aveu caché, « ressentiment », « peur », « fantasme », « idéologie douteuse », « relents de haines recuites », tout ce qui caractérise justement la démarche woke et l’agressivité dont elle se nourrit.

Déconstruire le patriarcat, c’est-à-dire démolir la figure paternelle sans se soucier des conséquences sociales et sociétales à terme, ne prend pas nécessairement des formes brutales. Prenez l’idée de l’invisibilité des femmes. Par exemple, dans MGEN Actus du 8 mars, la mutuelle proclame : « On s’engage pour les droits des femmes. » Et de préciser, au sujet de la question du genre, placée au cœur de la crise du Covid : « Cette crise a aussi mis en lumière des secteurs dits “féminins” : ceux de la santé, de la grande distribution, du commerce de détail… invisibilisés en période ordinaire et pourtant vitaux en période extraordinaire ! » Difficile de trouver mutuelle plus humaniste que la MGEN. Pourtant l’accent porté sur l’invisibilité des secteurs dits féminins constitue une forme de violence, dès lors qu’elle passe sous silence, et de facto exclut, l’invisibilité des secteurs masculins qui devraient également être mis en lumière, infirmiers, éboueurs, chauffeurs routiers, ouvriers dans les métiers soumis aux trois-huit, etc., secteurs non moins « invisibilisés en période ordinaire et pourtant vitaux en période extraordinaire ». Ce deux poids, deux mesures est problématique. En Occident, notamment en France, les femmes ne sont pas plus invisibles que les hommes, ou plutôt ne le sont plus. L’élection de Sophie Binet à la tête de la CGT, la désignation de Marylise Léon pour succéder à Laurent Berger et diriger la CFDT valent confirmation d’un véritable renversement dans le champ des pouvoirs, et ce ne sont pas les seuls, tant s’en faut. On peut se réjouir de cette évolution. Mais l’insatiable surenchère du néoféminisme, comme l’expansion du wokisme au sein de l’Université et de l’Éducation nationale, n’en deviennent que plus intolérables.

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Docteur Greta

C’est la consécration pour Greta Thunberg, laquelle a déjà reçu deux doctorats honoris causa.


L’université de Helsinki vient d’annoncer que, le 9 juin, Greta Thunberg recevra le titre de docteur honoris causa pour récompenser son activité de militante écologique.

Les diplômes honorifiques ont été inventés par les universités médiévales afin de reconnaître et de récompenser l’érudition de certains individus sans les obliger à passer des examens. Aujourd’hui, ces diplômes sont devenus des marques de distinction décernées à des personnalités éminentes sans grand lien avec le travail académique.

Dans le cas de Greta Thunberg, ce lien est particulièrement ténu et paradoxal. Il semble que, non seulement la jeune femme de 20 ans n’a pas encore commencé d’études universitaires, mais qu’elle n’a pas passé l’équivalent d’un baccalauréat. En 2019-2020, elle a pris une « année sabbatique » pour voyager, en faisant notamment deux traversées « décarbonées » de l’Atlantique à bord d’un voilier et d’un catamaran – sauf que le déplacement en voilier aurait nécessité six billets d’avion entre l’Europe et les États-Unis pour des membres de l’équipe. En 2018, elle avait refusé d’aller à l’école et a encouragé tous les enfants autour de la planète à faire une « grève scolaire pour le climat ». Malgré cette façon de ne pas rendre service à l’éducation, elle a déjà reçu deux doctorats honoris causa, un de l’université de Mons, en Belgique, en 2019, et un autre de l’université de la Colombie-Britannique Okanagan, en 2021. Curieusement, ce dernier doctorat était en droit. Plus bizarrement encore, celui qui lui sera décerné par Helsinki sera en théologie. Est-ce reconnaître que le changement climatique ne relève plus de la science, mais est hissé au rang de religion?

L’écrivain québécois Réjean Ducharme: tous ses romans en pays de neige

Un volume Quarto est consacré au romancier québécois Réjean Ducharme (1941-2017). Une manière de découvrir Ducharme, un écrivain secret, jamais apparu dans les médias…


Réjean Ducharme, c’est d’abord quatre livres, « achevés pratiquement en même temps, au début de la vingtaine, en quelques années de fécondité créatrice exceptionnelle ». Gallimard sera son éditeur historique, avec des lecteurs comme Raymond Queneau et Dominique Aury, excusez du peu. « À prendre sans hésiter », écrivent-ils tous les deux, fascinés par le jeune génie. Pour son premier roman, paru en 1966, L’Avalée des avalés (Ducharme est très fort pour les titres), Queneau va même essayer de lui faire obtenir le prix Goncourt, hélas en vain, même si le livre est un succès immédiat, et durable.

Émule rajeuni de Léautaud

Aujourd’hui, quelques années après sa mort, on connaît davantage d’éléments sur la vie de Réjean Ducharme. Le monde universitaire, surtout québécois, s’est beaucoup intéressé à lui. Certains aspects de sa vie privée sont venus confirmer l’étrangeté de ses livres. Ne serait-ce, pour l’anecdote, que sa manière de s’habiller, qui en fait un émule rajeuni de Léautaud: « blouson, tee-shirt ou pull à col rond, jeans en velours côtelé, baskets délacées, tête nue ». Mais arrêtons-nous un instant sur ses lectures, car Ducharme était un lecteur passionné. Il lisait beaucoup Céline, Queneau, mais aussi Tolstoï, ainsi que Le Clézio, dont il deviendra l’ami (« Je crois, lui écrit Le Clézio, que vous êtes […] le seul poète que j’ai jamais rencontré »). Il se met par ailleurs au Bruit et à la fureur de Faulkner, mais sans succès: « Comprends pas. N’aime pas », écrit-il dans son Journal. Il faut savoir également que Ducharme s’est intéressé à Lacan.

« L’absolu de l’amour »

La vraie inspiration de ses romans, néanmoins, réside en lui-même, dans son cœur et sa propre humanité. Comme l’observe la préfacière: « Partout, l’absolu de l’amour, de l’amitié et de la liberté, incarnés dans une enfance dure dont le deuil ne veut surtout pas finir… » Le Nez qui voque, en 1966, fait penser, selon les critiques, à la fois à L’Attrape-cœurs de Salinger et à Lautréamont. Quand Ducharme propose Les Gros Mots à Antoine Gallimard, en 1998, celui-ci, décontenancé par le manuscrit, lui fait une réponse hésitante, faisant valoir qu’il ne retrouve pas ce dont il avait l’habitude chez lui: la « richesse du style » digne de Rimbaud, l’« inventivité verbale », avec ses jeux de mots et ses pitreries coutumières, et la « verve » de l’écrivain, point central de son absolue sincérité. Le roman, heureusement, paraîtra quand même. Ce sera son chant du cygne.

L’esprit du Nord

Tous les romans de Ducharme sont porteurs de cette nostalgie très reconnaissable des années soixante-dix, décennie inoubliable pour ceux qui l’ont vécue, et peut-être aussi pour ceux qui sont nés après. Une œuvre de 1973, que contient également ce « Quarto », L’Hiver de force, le plus lu de ses ouvrages au Québec après L’Avalée des avalés, nous présente le fonds de cet imaginaire propre à Ducharme. C’est un récit, cette fois, et non un roman. La notice le dit: « Comme une capsule de l’air du temps des années soixante-dix, le livre saisit les discours de l’époque du point de vue d’une marge artistique, intellectuelle et politique contestataire dont il emprunte la langue. » Nous sommes ici peut-être proches de certains romans de Thomas Pynchon, mais avec davantage d’esprit du Nord, comme dans l’abbaye glaciale de L’Avalée des avalés qu’habite la petite Bérénice, qui rêve de soleil et de chaleur humaine.

La France a adopté depuis le début ce cousin de la lointaine province. Les éditions Gallimard en ont fait un de leurs auteurs fétiches, lui apportant aide et encouragement. Ducharme a reçu plusieurs prix, chez nous, dont, en 1999, le grand prix national des Lettres. C’est le moment, grâce à ce « Quarto », de revenir sur les romans de Réjean Ducharme, et d’en apprécier la suprême nécessité.

Réjean Ducharme, Romans. Édition établie et présentée par Élisabeth Nardout-Lafarge. Éd. Gallimard, collection « Quarto ».

Romans

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Pourquoi, toujours revenir dans la «ville éternelle»?

Pascal Bonafoux publie un guide anachronique de Rome qui s’écarte des sites touristiques et des réflexions convenues


Aujourd’hui, si le livre sort du cadre marchand, sa viabilité ne sera plus assurée, on ne donnera pas cher de sa peau. Il doit se plier au pitch, à la bouillie intellectuelle du moment et aux facilités de langage. Oubliez le style et l’étrangeté, l’hybridation et le cocasse, la phrase sauvage et l’érudition primesautière, misez plutôt sur l’argumentaire mâchonné et les idées molles dans le vent pour sa réussite commerciale.

Pascal Bonafoux, historien de l’art, déjoue les mécanismes fainéants de notre époque en proposant un Guide anachronique de Rome à l’usage de ceux qui se demandent pourquoi elle est la seule ville éternelle aux éditions arléa.


À la fois manuel savant hautement historique, réflexions littéraires qui décrassent la tête, goût du paradoxe et du saute-mouton chronologique, ce guide ne déroule pas une fatuité linéaire et n’enfile pas les poncifs. Il surprend par sa charge poétique, ses références précieuses et son dilettantisme souverain, une forme de détachement qui sied aux meilleurs universitaires de notre pays.

A lire aussi, du même auteur: Nous n’irons pas à Valparaíso!

Un livre qui ne suit aucune trace préétablie, qui ne s’inscrit dans aucune mode factice, qui promène seulement son lecteur entre Nicolas Gogol et Fellini, Dickens et Joachim du Bellay, Nicolas Poussin et Charles Dupaty, qui passe de la louve à Alberto Moravia, d’un pape oublié aux indulgences de Boniface VIII, d’un trait de plume facétieux et inspiré. Sur les conseils de Stendhal qui écrivait: « Je dirais aux voyageurs: en arrivant à Rome, ne vous laissez pas empoissonner par aucun avis; n’achetez aucun livre, l’époque de la curiosité et de la science ne remplacera que trop tôt celle des émotions », Pascal Bonafoux estime lui aussi qu’un tel guide aussi riche qu’ennuyeux « désorienterait » le visiteur, serait même un frein à la communion. Un tue-l’amour. « Car il (vous) priverait du dialogue singulier qu’est, à Rome, celui des ruines et du faste. D’un faste qui ne serait pas ce qu’il est sans les ruines » conclut-il. A Rome, les ruines sont un manteau d’hermine souvent trop encombrant, trop chaud, trop solennel, trop aveuglant et cependant nécessaire à une forme de désœuvrement, voire de découragement intérieur. La « ville éternelle », poussiéreuse et pesante, déploie une langueur qui s’infiltre en vous et ne vous quitte plus. Malgré ses millions de touristes qui se déversent chaque année dans son centre-ville, elle ne lâche rien, impénétrable et indolente, hiératique, elle se moque, elle vous nargue, elle vous capture à votre insu. Elle m’inspire un sentiment d’épuisement à force de vouloir toucher son absolu. Elle sent le ragoût et les tripes, les entrailles du monde civilisé.

Le Tibre et sa couleur douteuse perturberont longtemps vos songes. « Il y a peu d’autres villes qui, comme Rome, peuvent prétendre être une cité palimpseste: un parchemin manuscrit dont on a effacé la première écriture pour pourvoir écrire un nouveau texte, telle en est la définition. Et elle aura été la première à l’être » souligne l’auteur. Alors, nous continuons à l’explorer, en s’exilant jusqu’à Garbatella ou en se promenant du côté de Testaccio, avec le guide Bonafoux sous le bras, comme un acte de résistance à la pensée unique.

Guide anachronique de Rome de Pascal Bonafoux – arléa

Une sirène trop voluptueuse

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D.R.

Dans le sud de l’Italie, dans la région des Pouilles et dans une ville nommée Monopoli, une partie de la population semble ne pas avoir apprécié la dernière sculpture d’étudiants en école des arts représentant une sirène. Trop de fesses, trop de seins, trop!


Ah, il est vrai que nous sommes loin de «  la petite sirène » d’Andersen qui inspira une autre statue ; celle que l’on peut voir encore aujourd’hui à Copenhague. Autres temps, autres mœurs ? La sirène n’a jamais cessé d’évoluer. Chez les présocratiques, si mes souvenirs sont bons, ces dames étaient ailées et inspiraient aux hommes capables de les entendre la connaissance suprême. Quand sont-elles exactement tombées dans l’eau ? Je ne saurais le dire. Bien sûr, tout le monde connaît l’aventure d’Ulysse qui boucha les oreilles de ses rameurs avec les boules Quies de l’époque, mais qui, lui, ne résista pas au désir de les entendre tout en prenant soin de ne pas céder à la tentation et, pour ce faire se ficela à son mât.

Il y a quelques années, dans une librairie de Sceaux, la ville bien nommée, je trouvai un livre de Pascal Quignard, intitulé sobrement Boutès. J’ai cru que ce grand écrivain avait inventé ce personnage dont je n’avais jamais entendu parler, puis, je m’aperçus qu’il l’avait, en fait, exhumé. La postérité n’avait donc rien retenu du seul qui avait exécuté le grand saut, et c’est Pascal Quignard qui se chargea de le repêcher.

Il faut voir, du reste, certains tableaux du XIXème siècle qui montrent des marins complètement affolés et reculant d’effroi devant des sirènes échevelées accrochées au bateau. Je les ai toujours trouvés pathétiques et grotesques…

Mais revenons à cette sirène qui fait jaser à défaut de faire chanter pour cause de formes non conformes à la petite fille attendant mélancoliquement sur son rocher. En Italie, elle se trouve, et c’est aussi en Italie, mais plus au sud, en Sicile à vrai dire, que la sirène la plus captivante a été trouvée ; celle que nous devons à Lampédusa:

«  Cette jeune fille, qui devait avoir seize ans, me souriait et ses lèvres pâles, à peine étirées, laissaient entrevoir de petites dents pointues et blanches, pareilles à celles des chiens. Rien de commun cependant avec les sourires que vous échangez, vous autres, toujours abâtardis par une expression accessoire, ironie ou bienveillance, pitié, cruauté ou dieu sait quoi ; ce sourire-là, n’exprimait que lui-même, c’est-à-dire une joie d’exister presque animale, une allégresse quasi divine. »

Je laisse le lecteur découvrir lui-même la suite de cette rencontre fabuleuse qui mènera le futur sénateur, encore jeune à l’époque, à faire le grand plongeon.

En attendant qu’il découvre l’homme qui sauta et la sirène sicilienne, ayons pitié de ceux qui, pourtant Italiens (et ma déception est grande) trouvent à redire aux femmes qui, telle la vague, souvent débordent…


Boutès de P. Quignard, aux éditions Galilée

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Le professeur et la sirène de Lampedusa, collection Points aux éditions du Seuil

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Nous sommes bien trop cléments avec le concours de l’Eurovision!

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Kaarija, le hip hop finlandais, s'est classé second, Liverpool, 13 mai 2023 © Graham Finney/Cover ImagesCOVER/SIPA

Nous nous sommes habitués petit à petit à l’extrême vulgarité de ce show musical annuel, qui oppose des chanteurs de tout le continent. À l’issue de la dernière édition, remportée samedi par la Suédoise Loreen, les commentateurs se demandaient si la représentante de la France avait ou non fait un doigt d’honneur à la caméra après avoir découvert son résultat. Mauvais goût: 12 points! Analyse.


On sait de longue date que l’Eurovision, le concours européen de la chanson, est un rendez-vous annuel du mauvais goût. S’y côtoient souvent une certaine vulgarité esthétique et une pauvreté musicale. D’aucuns soutiennent d’ailleurs que c’est là tout l’intérêt du concours, dont la finale télévisée serait à regarder au second degré pour accéder à la supposée dimension comique du spectacle, ludique et sans prétention. Notre époque étant si hostile à la légèreté, à l’humour et à la joie de vivre, on serait alors tenté d’accorder le bénéfice du doute à ce vieux monument du kitsch télévisuel qu’est la soirée de l’Eurovision. Après tout, une bulle de résistance festive et chaleureuse dans un univers si morose ne peut manquer d’intérêt. Un visionnage du spectacle de samedi soir suffit pourtant à dissiper toute illusion: la mauvaise réputation de l’Eurovision est méritée, voire encore trop clémente. 

Sous-texte féministo-lgbtqiste peu subtil

La chanson et l’interprète choisies pour représenter la France avaient cependant pour elles l’intérêt d’avoir misé sur l’élégance. Un texte soigné en français, un air à la fois classique et moderne, une interprétation maîtrisée inspirée de Piaf, le tout servi par une chanteuse à l’allure très sophistiquée: les agents de France Télévisions qui ont choisi cette prestation pour représenter la France ont opté pour l’affirmation d’une France belle et confiante. Une vidéo de présentation de la candidate, tournée à Fontainebleau, était à ce titre très réussie. Passons sur le sens équivoque des paroles de la chanson: elles ressemblent aux confidences d’une prostituée rêveuse et désabusée (façon « Les hommes qui passent » de Patricia Kaas, elle-même candidate de la France au concours de 2009), mais évoluent ensuite vers une harangue de l’artiste elle-même (« Ai-je réussi à chanter la grande France ? », nous demande-t-elle dans une envolée vocale). L’exégèse des chansons pop est un art périlleux qu’il vaut mieux laisser aux initiés. 

A lire aussi, Didier Desrimais: Mort de rire!

Outre cette prestation française, il faut d’emblée constater que le reste fut pénible. Mauvais goût et pauvreté artistiques étaient bien là. L’hypothèse du second degré s’est quant à elle vite évaporée: la soif de notoriété des participants et des présentateurs, qui rivalisaient d’artifices et de postures pour s’illustrer à la caméra, donna à voir un spectacle assez laid – et franchement risible – d’orgueil et de fatuité. Le message militant et vindicatif que revêtait la plupart des prestations scéniques, avec un sous-texte féministo-lgbtqistes si peu subtil, doucha tout espoir de passer un moment léger et fédérateur. Enfin, les allusions innombrables au conflit en Ukraine, sans rapport ni propos avec la soirée musicale, cadencées comme le seraient des coupures publicité, étaient d’une lourdeur sans nom. Dans ce temple du narcissisme, les démonstrations de soutien au peuple ukrainien, répétées ad nauseam, manifestaient surtout une prétention morale aussi grotesque qu’indécente. Au lieu de lamentations forcées, la réalité tragique de la guerre appelait plutôt recueillement et retenue.

Uniformisation

Au terme de la soirée, un constat s’impose. L’Eurovision n’est ni une célébration de la chanson, ni une célébration de l’Europe. Plutôt qu’un forum de la diversité et de la créativité musicales européennes, le concours s’avère davantage une vitrine de l’uniformisation anglo-saxonne mâtinée de discours pseudo-engagés et convenus. La plupart des prestations consistent en des morceaux faciles de pop, chantés en anglais. Les prestations sont presque toutes interchangeables. L’influence des codes du divertissement américain y est évidente, avec des mises en scène faussement grandioses, ridiculement grandiloquentes, dans une logique de performance très hollywoodienne. C’est d’ailleurs une sorte de pré-requis tacite du concours: n’ont une chance de gagner que les pays dont la prestation fait le pari clair de l’extravagance. La diversité des styles et des langues européennes ne se manifestent qu’à la marge et sous une forme folklorique. La forme règne sans partage, le fond est dépourvu de propos véritable, de sentiment ou d’émotion authentiques, conséquence logique de l’emploi généralisé d’une langue internationale standardisée et appauvrie. À ce titre, l’acculturation américaine se manifeste aussi dans les paroles et expressions des acteurs de ce spectacle, qu’ils soient participants, présentateurs ou intervenants extérieurs: dans un anglais d’aéroport, les échanges sont ponctués d’expressions faciales exagérées et l’on ne compte plus les « oh my god », « so great » et inévitables « amazing ». 

En bref, le concours de l’Eurovision présente l’image parfaite d’une Europe forcément a-nationale, mais surtout a-culturelle: un élément vide, neutre, indistinct, sans caractère propre, qui ne brille que par réfraction des influences extérieures. Un astre mort.

[VIDEO] Driss Ghali sur la colonisation française: mensonge de gauche et mensonge de droite…

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Entretien avec Driss Ghali, écrivain, conférencier et auteur à Causeur. Il nous présente son dernier livre, Une contre-histoire de la colonisation française (Jean-Cyrille Godefroy éditions).


L’essayiste raconte les faces cachées de la colonisation française d’un point de vue à la fois politique, économique et financier, en dénonçant la désinformation et la pensée unique de la colonisation. Selon lui, les colonisés n’ont pas plus raison de se plaindre de la colonisation que les colonisateurs n’en ont de s’en glorifier.

A lire aussi, Alexis Brunet: La colonisation, histoire d’un échec

Il veut dénoncer la désinformation et la pensée unique de la colonisation. Tout le débat contemporain est caduc et nous empêche d’aller de l’avant.

5 questions à Driss Ghali

Une contre-histoire de la colonisation française

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Démocrature, dictablanda et blablabla?

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Recep Tayyip Erdogan dans un bureau de vote à Istanbul, accompagné de son épouse Emine, 14 mai 2023 © Umit Bektas/AP/SIPA

Avec Cinquante Nuances de dictature, tentations et emprises autoritaires en France et ailleurs, Renée Fregosi échauffe les esprits et c’est avec froideur qu’elle aborde la brûlante question de l’état actuel du pays : « De là à considérer la démocratie française comme une dictature, il y a de la marge », affirme-t-elle.


« Il arrive que des régimes dictatoriaux s’installent dans des sociétés démocratiques… qui ont posé des principes d’égalité entre leurs membres et de liberté d’individus, mais qui en ont perdu le sens », explique la politologue Renée Fregosi. Nous, Français, spécialistes du créneau, avons-nous développé un tel problème de latéralisation ? 

L’essai fait principalement voyager dans les dictatures de l’ailleurs. Du Venezuela à la Russie, de la Chine à l’Arabie Saoudite, en passant par la Libye et l’Allemagne nazie, toutes les aires géographiques sont passées au peigne fin. Toutes les figures des livres d’Histoire, de Pinochet à Kadhafi, sont convoquées. Et, chiffres à l’appui, sont passés au crible les divers critères de démocratisation. 

Tour du monde des réussites autoritaires

Car le néologisme a été fort utile pour définir le degré plus ou moins marginal de la démocratisation d’un régime. Si l’on est habitué aux « dictablanda » ou encore aux « démocratures », l’Economist Intelligence Unit, elle, identifie les « régimes autoritaires » (35,3 % des pays de la planète), les « régimes hybrides » (20,4 %), les « démocraties pleines » (12,6%) et les « démocraties imparfaites (31,7%). Évidemment, « pleut-il ou ne pleut-il pas » est une question moins épineuse… 

Renée Frégosi © BALTEL/SIPA

« Ne serait-il pas plus clair de parler de « régimes autoritaires imparfaits » ou « plus-que-parfaits » plutôt que de régimes hybrides ? » interroge la philosophe. Pourquoi ne pas alors décréter que les deux totalitarismes, nazisme et communisme, sont des « régimes antérieurs » à ce « totalitarisme du troisième type » comme Frégosi nomme le totalitarisme islamique dans son troisième chapitre ? Parce que l’on passerait à côté des émergences néo-nazies ? Pourtant, selon une autre équipe de chercheurs, qui mesure « la qualité de démocratie de chaque régime, en [l’] évaluant sur une échelle de 0 à 10 », Pologne et Hongrie obtiennent respectivement une note de 6,80 et 6,50. 

A relire: Turquie: est-ce la fin du calife Erdoğan?

Alors il en est des régimes comme des hommes, ils changent : « Depuis 2016, et sur les cinq années consécutives, le nombre des pays versant dans l’autoritarisme est approximativement trois fois plus haut que celui de ceux qui progressent vers la démocratie. » Et dans ce tour du monde des tentatives et réussites autoritaires, Fregosi fait remarquer que peu de pays seraient, depuis leur création, identifiés comme « démocratie » et félicités d’une bonne note, ainsi pour le Proche-Orient, seul « Israël, avec ses 7,84, se situe depuis sa fondation en 1948 dans le groupe des démocraties ». 

Les Français menacés par leur servitude volontaire

Alors quid de la France promise dès le titre de l’essai ? Paradoxalement, elle apparaît peu, et les définitions liminaires invitent à se demander si l’analyse de Fregosi n’est pas une habile turquerie — ce processus dont les Lumières ont usé et abusé, et grâce auquel une pièce de Voltaire intitulée Mahomet attaquait la religion catholique. Une turquerie dont les analyses révèlent deux lourdes menaces pour la démocratie française : le frérisme et le wokisme.

Quand elle explique : « Les pouvoirs autoritaires fonctionnent toujours selon le principe de l’imposition de certains sur d’autres, et entravent ou interdisent le libre choix de chacun », ne pense-t-on pas à… Et quand on lit que la « dictature politique survient comme la conséquence d’une dégradation de la société qui n’a pas su se prémunir contre, d’une part, l’atomisation, l’égoïsme et la « servitude volontaire », ne penserait-on pas à… ?

La nuance entre les mots ne tient qu’à un fil, et ignorer celui-ci amène à tous les abus. Dictature, totalitarisme, ou fascisme sont autant de gros mots qui ont envahi façon blitzkrieg la basse-cour politique et les réseaux sociaux. Employés comme des étendards, leur prolifération provient du « flou des mots qui embrouille les esprits [et] fait écho au désintérêt pour l’étude des dictatures contemporaines ». Désintérêt d’une part et complaisance de l’autre : « Quant aux pays du Maghreb, du proche et moyen Orient, ils ont été, et pour nombre d’entre eux sont toujours, l’objet d’une complaisance ahurissante de la part des démocraties occidentales. » Ah bon ?

La « fin de l’histoire », pour l’Occident, n’a pas été l’extension d’une démocratie idyllique mais plutôt une déshistorisation des concepts. L’apprentissage, la projection, la réflexion, bref la nuance, sont hors-jeu dès lors que le buzz et le pathos sont autant de moteurs du discours politique. « Car une pensée extrême se fait par l’évacuation de toute autre idée compensatrice, modératrice ou contradictoire avec l’idée première. » Mais il y a bien des sujets de pathos en France, et les régimes peuvent tomber. « Les dictatures comme les démocraties » conclut l’auteur dans Corse Matin (Fregosi est née à Ajaccio), et l’on se demande bien de quel côté va tomber la France. 

Renée Fregosi, Cinquante nuances de dictature : tentations et emprises autoritaires en France et ailleurs, Editions de l’aube, avril 2023, 191 p.

Vous avez dit Gringoire?

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Pap Ndiaye sur le plateau de France 3, 7 mai 2023. Image: capture d'écran France 3.

Vexé par une couverture de Valeurs actuelles, le ministre de l’Éducation nationale Pap Ndiaye compare l’hebdomadaire à Gringoire


En même temps qu’il s’emploie à mettre à mal l’enseignement de notre corpus civilisationnel français à l’école, Monsieur le ministre de l’Éducation nationale s’aventure à exhumer des archives médiatiques l’hebdomadaire satirique Gringoire. Ceux qui n’ignoraient pas son existence l’avaient probablement oubliée. On saura donc gré au ministre de l’effort de restitution historique auquel il a bien voulu sacrifier en la circonstance. Nous sommes soulagés : voilà cette publication des heures sombres de notre passé sauvée de l’épuration wokiste si ardemment ourdie par ledit ministre. Profitons-en donc pour pousser un peu plus loin le bouchon de la réminiscence historique.  Ce qui a fait le renom et assuré la postérité de cette publication est le rôle qu’elle a joué dans l’affaire Salengro. Nous sommes en 1936. Avènement du Front Populaire. Roger Salengro, député-maire de Lille devient ministre de l’Intérieur. Quelques mois plus tard, en novembre, l’homme se suicide au gaz dans son appartement de Lille. Depuis pratiquement son entrée au gouvernement, il faisait l’objet d’accusations graves, mettant sérieusement en cause son honneur. On le soupçonnait d’avoir déserté pendant la Grande Guerre. Rien de moins. Les journaux d’opposition, la presse d’extrême droite, Gringoire en première ligne, s’en donnent cœur joie. On en fait des tonnes. Le scandale est énorme. Pour tenter d’éteindre l’incendie, on décide la tenue d’un débat parlementaire dont on espère qu’il apportera sinon toute la lumière, du moins l’apaisement. Le débat a lieu, suivi d’un vote. Vote favorable au mis en cause. Cela paraît bel et bon, sauf que, dans la foulée, le lendemain même, Gringoire sort la formule qui tue : « On a blanchi Salengro, le voilà propre en gros ». Le jeu de mots, aussi facile que douteux d’ailleurs, fait florès. L’opinion ne veut retenir que ce trait. Le vote de l’Assemblée demeure donc sans aucun effet. Quelques jours plus tard, survient le drame. Roger Salengro se donne la mort. Il faut un coupable. Ce sera la presse de droite, d’extrême-droite, surtout Gringoire, bien sûr. L’humanité du 17 novembre titre en Une: « À la suite des attaques de journaux infâmes le ministre de l’Intérieur s’est tué. » Suit un chapeau: « Cruellement atteint par les coups répétés de la haine fasciste du Gringoire de Chiappe et des organes hitlériens, Roger Salengro a été trouvé asphyxié au gaz dans son appartement de Lille. »


C’est alors que nous devons nous faire un devoir – doublé d’un vif plaisir – d’apporter à la connaissance de notre ministre de l’Éducation nationale quelques précisions historiques complaisamment passées sous silence hier et encore aujourd’hui. Tout d’abord, les premières accusations journalistiques de désertion face à l’ennemi à l’encontre de Salengro ne sont pas à chercher du côté de Gringoire ou des journaux d’extrême droite, mais – et cela dès les années 1920 – dans les colonnes du Prolétaire, publication communiste du Nord. Accusation reprise en 1931 par le même organe. Selon l’article publié, « le 7 octobre 1915, le soldat Salengro, cycliste (autrement dit estafette) – au 233 eme d’Infanterie, 51eme division, serait passé à l’ennemi après avoir quitté ses lignes sous prétexte d’aller récupérer le corps ou les papiers d’un compagnon d’armes tombé la veille. » On notera au passage que dans cet article, la désertion se trouve aggravée du crime de trahison. Quand on manie la faucille et le marteau, autant ne pas y aller de main morte, n’est-ce pas ! Quant au pesant jeu de mots Proprengro, c’est également sous une plume communiste qu’il apparaît en premier, également en 1931. Gringoire ne fait donc que le reprendre.

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Il y a mieux. Nous avons évoqué le vote positif de l’Assemblée. Au vu des chiffres, la cause paraît entendue: 530 votants. 427 favorables. 103 contre. Mais à l’examen du texte sur lequel les députés ont été appelés à se prononcer, l’affaire est beaucoup moins claire: « La Chambre, constatant l’inanité des accusations apportées contre un membre du gouvernement, flétrit les campagnes d’outrages et de calomnies qui ne peuvent qu’énerver (sic) l’opinion publique, exaspérer les passions partisanes, propager les méthodes de violence et déconsidérer notre pays aux yeux de l’étranger, fait confiance au gouvernement pour soumettre sans délai au parlement un projet de loi qui, tout en sauvegardant la liberté de la presse permette à tous les citoyens de défendre efficacement leur honneur contre la calomnie et la diffamation. » Voilà donc la résolution proposée et votée le vendredi 13 novembre 1936 à l’Assemblée. Le premier intéressé, Roger Salengro, n’est même pas nommé. On s’en tient au très impersonnel « un membre du gouvernement ». Les faits pourtant fort graves qui lui sont reprochés et sur lesquels il s’agit de se prononcer ne sont nullement exposés. Là où on s’attendrait à trouver en termes précis l’affirmation vigoureuse que le soldat Salengro est innocent de ce dont on l’accuse, qu’il doit être blanchi une fois pour toutes hic et nunc, on se contente de quelques mots en ouverture pour dévier aussitôt sur l’énoncé de bonnes intentions législatives exprimées avec toute l’emphatique lourdeur de l’immortelle langue de bois. S’en retournant chez lui à Lille, Roger Salengro peut-il se convaincre qu’il est soutenu par son propre camp avec la vigueur qu’il pouvait en attendre ? Certes, la violence des attaques ad hominem de Gringoire, l’effet qu’elles ont eu dans l’opinion, sont à condamner avec la dernière fermeté en regard de l’issue dramatique de l’affaire. Mais que ce constat d’évidence ne nous interdise pas de considérer que, de retour chez lui, à Lille, le ministre Salengro, de surcroît veuf depuis peu, ait pu se sentir bien seul.

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LR contre-attaque: Ciotti présente son « shadow cabinet »

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Eric Ciotti, Olivier Marleix et Bruno Retailleau sortent après leur entretien avec Elisabeth Borne, en avril 2023 © Lyam Bourrouilhou/SIPA

Mais un contre-gouvernement, ça ne suffit pas…


La Première ministre a du caractère: plus elle se sent menacée, plus elle provoque le président de la République. De la même manière que je me doutais que celui-ci n’apprécierait pas Fugue américaine de Bruno Le Maire à cause de l’image que cela donnerait d’un ministre se gardant du temps pour écrire un long roman, je suis persuadé qu’Emmanuel Macron, jaloux de son pouvoir comme il l’est, n’aura pas goûté qu’Elisabeth Borne affirme au JDD: « Je veux continuer à relever les défis du pays ». Comme si elle amplifiait sa liberté et se créditait d’une durée dépendant de sa seule initiative…

Si j’étais Premier ministre…

Au même moment, Eric Ciotti, pour LR, dévoile son « shadow cabinet » promis depuis plusieurs semaines, un contre-gouvernement composé de douze personnalités, auxquelles il convient d’ajouter une coordinatrice, Annie Genevard. Le président Ciotti ne m’en voudra pas mais je continue à regretter que, selon un mauvais sort trop fréquent, l’homme le plus fait pour occuper ce poste, Bruno Retailleau, ne l’ait pas emporté. Sa rigueur, son intelligence et sa détermination, démontrées par exemple encore une fois dans un entretien au Parisien – « Emmanuel Macron est ligoté par ses contradictions » – auraient sans doute fait souffler sur ce parti un autre air.


Il n’empêche que ce contre-gouvernement a belle allure avec notamment deux cracks, Philippe Juvin chargé du Travail et Jean-Louis Thiériot de la Défense. Frédéric Péchenard à l’Intérieur ne serait pas dépaysé. Nadine Morano, à l’Immigration, serait à son aise et ne pourrait pas être taxée de faiblesse. Et à la Justice, le sénateur François-Noël Buffet, président de la Commission des Lois.

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Je voudrais m’attacher à ce dernier ministère virtuel parce que la pensée de la droite, au sujet de la Justice et de tout ce qui dépend d’elle, doit être révisée. Surtout décapée de tout ce qui, subtilement, la gangrène avec des poncifs et un conformisme hérités de la gauche et jamais battus en brèche. Notamment sur les prisons, la récidive, l’obligation de remettre en chantier de nouvelles peines planchers, de favoriser les procédures rapides (par exemple pourquoi ne pas redonner vie à la saisine directe, datant d’Alain Peyrefitte et permettant de juger immédiatement des faits incontestables, même anciens ?) et, avant tout, de rendre efficient un système d’exécution des peines mis à mal par l’abus des sursis trop rarement révoqués et les contradictions entre peines d’emprisonnement mais aménagements immédiats…

Quatre longues années avant 2027

Il y aurait une voie royale pour une droite voulant rénover la Justice, à condition que plus aucun tabou ni interdit venant d’ailleurs ne pèsent sur l’élaboration de son projet. Un contre-gouvernement ne suffit évidemment pas pour redresser LR. Des noms, même fiables et brillants, ne pourront pas à eux seuls offrir des chances et de l’avenir à une droite authentiquement et solidement conservatrice. Il conviendra d’élaborer, pour chacun des secteurs concernés, un programme suffisamment précis, mais pas trop pour que la réalité, venu le temps du pouvoir, puisse s’y engouffrer. Et il n’y aura que ce dernier détail à régler: l’emporter en 2027. Ce pas d’aujourd’hui n’est que le premier mais il ouvrira le chemin si la droite cesse enfin d’aspirer à une identité si molle et si peu fiable qu’elle lui est en réalité imposée par ses adversaires.

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Sexe et genre, place à la haine

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L'écrivain Frédéric Beigbeder. © LAURENT BENHAMOU/SIPA

Que deviennent les hommes à l’heure où la révolution des mœurs – la révolution morale – souffle en tempête sur l’Occident ?


Nid à névroses, la famille est aussi un refuge. La mère, le père, l’Œdipe, et l’amour comme ciment. Il en va ainsi pour la plupart des gens en Occident depuis l’invention de la famille moderne au xviiie siècle, avec des variantes, des ambivalences. Que s’est-il donc passé pour qu’aujourd’hui des essaims de guêpes survoltées attaquent en piqué la figure paternelle ? Elle est étrange, tout de même, cette obsession du grand démon blanc hétéro-patriarcal. Je m’étonne qu’on n’aille pas fouiller ce qui se passe là-dessous, dans ce brasier de rage en fusion.

La librairie Mollat prise pour cible

À des degrés divers, tout ce qui se rapporte au sexe et, par extension, au genre, contient de la violence. Pour le féminisme radical, comme pour son versant woke, la figure paternelle, entourée de ses rejetons mâles, incarne cette violence – image de la domination à tous crins, symbole de la tyrannie sans frein. La réaction à cette violence fantasmatique, quoique trop souvent réelle, est également une violence, mais de nature différente. Si vindicatifs soient-ils, le néoféminisme comme le wokisme restent dans les limites du respect de l’intégrité physique. Ils aspirent à une emprise de type totalitaire sans recourir aux pratiques meurtrières des révolutions rouges ou brunes. Ils n’en restent pas moins des violences.

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Récemment invité à Bordeaux par la librairie Mollat pour présenter son dernier roman, Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé, Frédéric Beigbeder suscite la colère des gardes roses de la révolution morale, qui manifestent devant la librairie préalablement taguée. Parmi ces tags, celui-ci : «Tu as un discours de violeur. » Toujours cette rengaine absurde.

La vénérable Sorbonne n’échappe pas à la déglingue, cette fois dans le cadre des études de genre. Fin mars, dans une vidéo, Emmanuelle Hénin, professeur de littérature comparée, condamne les impostures du déconstructionnisme, décrit leur influence au sein de l’université, et pour finir dénonce « l’avènement d’un crétinarcat » où se repère évidemment la critique d’un patriarcat mis à toutes les sauces. Des propos polémiques mais argumentés, sans aucune attaque ad hominem. Or voilà que deux de ses collègues, responsables de l’« Initiative genre » de Sorbonne-Université, postent sur leur site et envoient à une large liste de diffusion un « billet d’humeur », en écriture inclusive, qui se veut une « réponse aux insultes » intitulé « Sainte Bécassine », et dont voici le premier paragraphe : « Dans une vidéo récente diffusée sur Twitter par Le Figaro, une professeure des universités se permet d’insulter des collègues proches, certes non nommé.e.s, mais identifiables de manière implicite : celles et ceux qui utilisent les outils des études de genre, de la déconstruction, ou encore de l’intersectionnalité, installeraient un “crétinarcat” au cœur de l’institution. Ces mauvaises manières sont-elles nouvelles ? Que nenni. Cette dame et ses sombres acolytes sont coutumiers du fait. »

Démolir la figure paternelle

Rien de bien méchant, direz-vous. À ceci près que la suite déborde d’injures d’une telle violence qu’une citation s’impose, hautement révélatrice du dogmatisme woke : « Comment la chose pourrait-elle dès lors penser avant de parler ? Il ne lui reste effectivement que l’invective pour toute panoplie. D’ailleurs, la chose parle-t-elle seulement ? Non, la chose est parlée. En elle, ça parle, et c’est bien en cela qu’elle n’est que métaphore, ou symptôme, d’un phénomène d’une tout autre ampleur. C’est quoi, ça ? Un mélange infâme, de ressentiment, de peur, de fantasme, et même d’idéologie douteuse, puisque l’on renifle dans son infect potage les relents de haines recuites. Notre prophète de pacotille n’est en vérité qu’une pauvre marionnette qui ânonne son gloubi-boulga. Vous savez ? Cette ragougnasse dont seuls raffolent les dinosaures bipèdes de l’espèce des Casimirus. Dans un grand saladier, vous mélangez de la confiture de fraises, du chocolat en poudre, de la banane écrasée, de la moutarde très forte et de la saucisse de Toulouse. Sans doute commencez-vous à concevoir quelque idée de ce que nous sert cette fripouille. » Diatribe telle quelle, que je cite un peu longuement parce qu’elle trahit la projection repérable à l’emploi des termes jetés comme un aveu caché, « ressentiment », « peur », « fantasme », « idéologie douteuse », « relents de haines recuites », tout ce qui caractérise justement la démarche woke et l’agressivité dont elle se nourrit.

Déconstruire le patriarcat, c’est-à-dire démolir la figure paternelle sans se soucier des conséquences sociales et sociétales à terme, ne prend pas nécessairement des formes brutales. Prenez l’idée de l’invisibilité des femmes. Par exemple, dans MGEN Actus du 8 mars, la mutuelle proclame : « On s’engage pour les droits des femmes. » Et de préciser, au sujet de la question du genre, placée au cœur de la crise du Covid : « Cette crise a aussi mis en lumière des secteurs dits “féminins” : ceux de la santé, de la grande distribution, du commerce de détail… invisibilisés en période ordinaire et pourtant vitaux en période extraordinaire ! » Difficile de trouver mutuelle plus humaniste que la MGEN. Pourtant l’accent porté sur l’invisibilité des secteurs dits féminins constitue une forme de violence, dès lors qu’elle passe sous silence, et de facto exclut, l’invisibilité des secteurs masculins qui devraient également être mis en lumière, infirmiers, éboueurs, chauffeurs routiers, ouvriers dans les métiers soumis aux trois-huit, etc., secteurs non moins « invisibilisés en période ordinaire et pourtant vitaux en période extraordinaire ». Ce deux poids, deux mesures est problématique. En Occident, notamment en France, les femmes ne sont pas plus invisibles que les hommes, ou plutôt ne le sont plus. L’élection de Sophie Binet à la tête de la CGT, la désignation de Marylise Léon pour succéder à Laurent Berger et diriger la CFDT valent confirmation d’un véritable renversement dans le champ des pouvoirs, et ce ne sont pas les seuls, tant s’en faut. On peut se réjouir de cette évolution. Mais l’insatiable surenchère du néoféminisme, comme l’expansion du wokisme au sein de l’Université et de l’Éducation nationale, n’en deviennent que plus intolérables.

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Docteur Greta

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© D.R.

C’est la consécration pour Greta Thunberg, laquelle a déjà reçu deux doctorats honoris causa.


L’université de Helsinki vient d’annoncer que, le 9 juin, Greta Thunberg recevra le titre de docteur honoris causa pour récompenser son activité de militante écologique.

Les diplômes honorifiques ont été inventés par les universités médiévales afin de reconnaître et de récompenser l’érudition de certains individus sans les obliger à passer des examens. Aujourd’hui, ces diplômes sont devenus des marques de distinction décernées à des personnalités éminentes sans grand lien avec le travail académique.

Dans le cas de Greta Thunberg, ce lien est particulièrement ténu et paradoxal. Il semble que, non seulement la jeune femme de 20 ans n’a pas encore commencé d’études universitaires, mais qu’elle n’a pas passé l’équivalent d’un baccalauréat. En 2019-2020, elle a pris une « année sabbatique » pour voyager, en faisant notamment deux traversées « décarbonées » de l’Atlantique à bord d’un voilier et d’un catamaran – sauf que le déplacement en voilier aurait nécessité six billets d’avion entre l’Europe et les États-Unis pour des membres de l’équipe. En 2018, elle avait refusé d’aller à l’école et a encouragé tous les enfants autour de la planète à faire une « grève scolaire pour le climat ». Malgré cette façon de ne pas rendre service à l’éducation, elle a déjà reçu deux doctorats honoris causa, un de l’université de Mons, en Belgique, en 2019, et un autre de l’université de la Colombie-Britannique Okanagan, en 2021. Curieusement, ce dernier doctorat était en droit. Plus bizarrement encore, celui qui lui sera décerné par Helsinki sera en théologie. Est-ce reconnaître que le changement climatique ne relève plus de la science, mais est hissé au rang de religion?

L’écrivain québécois Réjean Ducharme: tous ses romans en pays de neige

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L'écrivain québecois Réjean Ducharme (1941-2017) D.R.

Un volume Quarto est consacré au romancier québécois Réjean Ducharme (1941-2017). Une manière de découvrir Ducharme, un écrivain secret, jamais apparu dans les médias…


Réjean Ducharme, c’est d’abord quatre livres, « achevés pratiquement en même temps, au début de la vingtaine, en quelques années de fécondité créatrice exceptionnelle ». Gallimard sera son éditeur historique, avec des lecteurs comme Raymond Queneau et Dominique Aury, excusez du peu. « À prendre sans hésiter », écrivent-ils tous les deux, fascinés par le jeune génie. Pour son premier roman, paru en 1966, L’Avalée des avalés (Ducharme est très fort pour les titres), Queneau va même essayer de lui faire obtenir le prix Goncourt, hélas en vain, même si le livre est un succès immédiat, et durable.

Émule rajeuni de Léautaud

Aujourd’hui, quelques années après sa mort, on connaît davantage d’éléments sur la vie de Réjean Ducharme. Le monde universitaire, surtout québécois, s’est beaucoup intéressé à lui. Certains aspects de sa vie privée sont venus confirmer l’étrangeté de ses livres. Ne serait-ce, pour l’anecdote, que sa manière de s’habiller, qui en fait un émule rajeuni de Léautaud: « blouson, tee-shirt ou pull à col rond, jeans en velours côtelé, baskets délacées, tête nue ». Mais arrêtons-nous un instant sur ses lectures, car Ducharme était un lecteur passionné. Il lisait beaucoup Céline, Queneau, mais aussi Tolstoï, ainsi que Le Clézio, dont il deviendra l’ami (« Je crois, lui écrit Le Clézio, que vous êtes […] le seul poète que j’ai jamais rencontré »). Il se met par ailleurs au Bruit et à la fureur de Faulkner, mais sans succès: « Comprends pas. N’aime pas », écrit-il dans son Journal. Il faut savoir également que Ducharme s’est intéressé à Lacan.

« L’absolu de l’amour »

La vraie inspiration de ses romans, néanmoins, réside en lui-même, dans son cœur et sa propre humanité. Comme l’observe la préfacière: « Partout, l’absolu de l’amour, de l’amitié et de la liberté, incarnés dans une enfance dure dont le deuil ne veut surtout pas finir… » Le Nez qui voque, en 1966, fait penser, selon les critiques, à la fois à L’Attrape-cœurs de Salinger et à Lautréamont. Quand Ducharme propose Les Gros Mots à Antoine Gallimard, en 1998, celui-ci, décontenancé par le manuscrit, lui fait une réponse hésitante, faisant valoir qu’il ne retrouve pas ce dont il avait l’habitude chez lui: la « richesse du style » digne de Rimbaud, l’« inventivité verbale », avec ses jeux de mots et ses pitreries coutumières, et la « verve » de l’écrivain, point central de son absolue sincérité. Le roman, heureusement, paraîtra quand même. Ce sera son chant du cygne.

L’esprit du Nord

Tous les romans de Ducharme sont porteurs de cette nostalgie très reconnaissable des années soixante-dix, décennie inoubliable pour ceux qui l’ont vécue, et peut-être aussi pour ceux qui sont nés après. Une œuvre de 1973, que contient également ce « Quarto », L’Hiver de force, le plus lu de ses ouvrages au Québec après L’Avalée des avalés, nous présente le fonds de cet imaginaire propre à Ducharme. C’est un récit, cette fois, et non un roman. La notice le dit: « Comme une capsule de l’air du temps des années soixante-dix, le livre saisit les discours de l’époque du point de vue d’une marge artistique, intellectuelle et politique contestataire dont il emprunte la langue. » Nous sommes ici peut-être proches de certains romans de Thomas Pynchon, mais avec davantage d’esprit du Nord, comme dans l’abbaye glaciale de L’Avalée des avalés qu’habite la petite Bérénice, qui rêve de soleil et de chaleur humaine.

La France a adopté depuis le début ce cousin de la lointaine province. Les éditions Gallimard en ont fait un de leurs auteurs fétiches, lui apportant aide et encouragement. Ducharme a reçu plusieurs prix, chez nous, dont, en 1999, le grand prix national des Lettres. C’est le moment, grâce à ce « Quarto », de revenir sur les romans de Réjean Ducharme, et d’en apprécier la suprême nécessité.

Réjean Ducharme, Romans. Édition établie et présentée par Élisabeth Nardout-Lafarge. Éd. Gallimard, collection « Quarto ».

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Pourquoi, toujours revenir dans la «ville éternelle»?

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Pascal Bonafoux publie un guide anachronique de Rome qui s’écarte des sites touristiques et des réflexions convenues


Aujourd’hui, si le livre sort du cadre marchand, sa viabilité ne sera plus assurée, on ne donnera pas cher de sa peau. Il doit se plier au pitch, à la bouillie intellectuelle du moment et aux facilités de langage. Oubliez le style et l’étrangeté, l’hybridation et le cocasse, la phrase sauvage et l’érudition primesautière, misez plutôt sur l’argumentaire mâchonné et les idées molles dans le vent pour sa réussite commerciale.

Pascal Bonafoux, historien de l’art, déjoue les mécanismes fainéants de notre époque en proposant un Guide anachronique de Rome à l’usage de ceux qui se demandent pourquoi elle est la seule ville éternelle aux éditions arléa.


À la fois manuel savant hautement historique, réflexions littéraires qui décrassent la tête, goût du paradoxe et du saute-mouton chronologique, ce guide ne déroule pas une fatuité linéaire et n’enfile pas les poncifs. Il surprend par sa charge poétique, ses références précieuses et son dilettantisme souverain, une forme de détachement qui sied aux meilleurs universitaires de notre pays.

A lire aussi, du même auteur: Nous n’irons pas à Valparaíso!

Un livre qui ne suit aucune trace préétablie, qui ne s’inscrit dans aucune mode factice, qui promène seulement son lecteur entre Nicolas Gogol et Fellini, Dickens et Joachim du Bellay, Nicolas Poussin et Charles Dupaty, qui passe de la louve à Alberto Moravia, d’un pape oublié aux indulgences de Boniface VIII, d’un trait de plume facétieux et inspiré. Sur les conseils de Stendhal qui écrivait: « Je dirais aux voyageurs: en arrivant à Rome, ne vous laissez pas empoissonner par aucun avis; n’achetez aucun livre, l’époque de la curiosité et de la science ne remplacera que trop tôt celle des émotions », Pascal Bonafoux estime lui aussi qu’un tel guide aussi riche qu’ennuyeux « désorienterait » le visiteur, serait même un frein à la communion. Un tue-l’amour. « Car il (vous) priverait du dialogue singulier qu’est, à Rome, celui des ruines et du faste. D’un faste qui ne serait pas ce qu’il est sans les ruines » conclut-il. A Rome, les ruines sont un manteau d’hermine souvent trop encombrant, trop chaud, trop solennel, trop aveuglant et cependant nécessaire à une forme de désœuvrement, voire de découragement intérieur. La « ville éternelle », poussiéreuse et pesante, déploie une langueur qui s’infiltre en vous et ne vous quitte plus. Malgré ses millions de touristes qui se déversent chaque année dans son centre-ville, elle ne lâche rien, impénétrable et indolente, hiératique, elle se moque, elle vous nargue, elle vous capture à votre insu. Elle m’inspire un sentiment d’épuisement à force de vouloir toucher son absolu. Elle sent le ragoût et les tripes, les entrailles du monde civilisé.

Le Tibre et sa couleur douteuse perturberont longtemps vos songes. « Il y a peu d’autres villes qui, comme Rome, peuvent prétendre être une cité palimpseste: un parchemin manuscrit dont on a effacé la première écriture pour pourvoir écrire un nouveau texte, telle en est la définition. Et elle aura été la première à l’être » souligne l’auteur. Alors, nous continuons à l’explorer, en s’exilant jusqu’à Garbatella ou en se promenant du côté de Testaccio, avec le guide Bonafoux sous le bras, comme un acte de résistance à la pensée unique.

Guide anachronique de Rome de Pascal Bonafoux – arléa