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Bonnamy/Vermeren: Islamo-gauchisme, bilan d’étape

Pierre Vermeren cosigne une étude magistrale sur les Frères musulmans. Jean-Loup Bonnamy publie de son côté une critique implacable de la pensée décoloniale contemporaine. Rencontre avec ces deux normaliens pour brosser le portrait de l’islamo-gauchisme.


Voici deux normaliens hors des sentiers battus. Deux esprits libres qui n’écrivent ni pour se repentir, ni pour se victimiser, ni pour annuler un quelconque mâle hétérosexuel blanc. Chacun vient de sortir un livre stimulant. L’historien Pierre Vermeren codirige avec Sarah Ben Nefissa un ouvrage sur les partis islamistes qui, en Égypte et en Tunisie, ont accédé au pouvoir à la faveur du Printemps arabe ; une enquête de terrain menée avec une dizaine de chercheurs égyptiens, français et tunisiens. Le géopolitologue Jean-Loup Bonnamy quant à lui se penche, dans un essai plus personnel et synthétique, sur la fièvre woke telle qu’elle sévit sous nos latitudes. L’air de rien, les deux publications se font écho. Car elles racontent l’une et l’autre comment, au nord comme au sud de la Méditerranée, de nouvelles doxas destructrices – et arrivistes – ont pu s’épanouir grâce à notre naïveté.


Causeur. Premier point commun entre vos écrits : vous faites le même constat que la France est devenue une économie de type colonial…

Jean-Loup Bonnamy. À l’époque coloniale, deux modèles économiques coexistaient en France. En métropole : un modèle industriel. Dans l’empire : un modèle marchand. Comme la France n’a plus d’empire colonial, elle a reconstitué le modèle colonial-marchand… sur le sol hexagonal ! Cela s’est traduit par une liquidation de notre activité productive et son remplacement par un système consumériste, peu productif, faiblement qualitatif, typique des pays colonisés. L’immigration joue ici un rôle central : les patrons qui réclament davantage d’immigration, par exemple de livreurs UberEats à exploiter, sont comme les colons qui faisaient suer le burnous.

Pierre Vermeren. La France vit en effet à présent sous un régime mixte, avec d’une part nos fleurons du CAC 40 qui prospèrent sur les marchés étrangers, en excellant dans des métiers à haute valeur ajoutée, et d’autre part une économie domestique reposant sur la consommation de biens importés et la venue en masse d’une immigration peu qualifiée. Une économie de pauvres pour ainsi dire, en rupture avec la recette classique de la croissance occidentale, à savoir le triptyque science-production-innovation, que l’on peut encore voir à l’œuvre aux États-Unis et au Japon.

Autre point commun : dans vos livres respectifs, vous racontez tous les deux l’histoire d’un enfer pavé de bonnes intentions, prenant dans un cas la forme de l’islamisme et dans l’autre, celle du décolonialisme.

Pierre Vermeren. Il y a quand même une différence entre les deux. Contrairement aux militants intersectionnels occidentaux, les Frères musulmans ont un logiciel très ancien, datant des années 1920-1930, et ont effectué un travail idéologique, social et politique en profondeur avant de s’emparer démocratiquement du pouvoir en Égypte et en Tunisie. Ensuite, il est vrai que de nombreux intellectuels de gauche occidentaux ont applaudi cette ascension, soit par illusion, soit par mécompréhension du fait religieux, en y voyant un nouveau substitut révolutionnaire aux forces du marxisme-léninisme, voire du maoïsme. Mais, les Frères musulmans méprisent ces soutiens venus du Nord, même s’ils savent s’en servir à l’occasion. Pour eux, notre continent est de toute manière coupable d’avoir remplacé Dieu par l’État-nation et la démocratie conflictuelle.

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Jean-Loup Bonnamy. J’ajouterai que l’alliance islamo-gauchiste entre des naïfs gauchistes et des malins islamistes a toujours très mal fini pour les gauchistes. En Iran, à peine parvenus au pouvoir, les islamistes firent massacrer leurs ex-alliés de gauche.

Pierre Vermeren. En Tunisie, deux chefs de la gauche socialiste et syndicale ont été abattus devant chez eux à bout portant par des militants de l’islam politique. Il n’y a pas alors eu beaucoup de commentaires dans les milieux progressistes en France, où l’on s’est contenté de pleurer, sans se demander si les Frères musulmans n’avaient pas pour projet de continuer le travail dans l’ensemble du Maghreb et du Machrek. Les États arabes ne leur en ont pas laissé le temps, mais le chantier avait commencé.

La violence islamiste est-elle seulement endogène ? N’a-t-elle pas aussi subi une influence occidentale ?

Jean-Loup Bonnamy. Des centaines de leaders islamistes pourchassés dans leur pays se sont réfugiés en Europe, notamment en Suisse et en Grande-Bretagne, où ils ont fréquenté le gratin tiers-mondiste. Je pense notamment à Tariq Ramadan, qui est le fils d’un exilé du régime nassérien.

Pierre Vermeren. En Europe, ils ont trouvé un terreau très favorable. Si en France, les islamistes sont surveillés, parfois expulsés, les autorités sont beaucoup plus laxistes avec eux ailleurs sur le continent. En Belgique, c’est carrément open bar, car l’État est très impuissant et la classe politique paralysée. La Grande-Bretagne se montre également très faible, car elle dépend beaucoup des capitaux du Golfe, ce qui n’est pas encore le cas de la France, même si nous avons hélas déjà tissé des liaisons très dangereuses avec le Qatar.

Recep Tayyip Erdogan rencontre le président du Conseil européen, Charles Michels, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, au palais présidentiel à Ankara, 6 août 2021. ©Handou T/ Turkish presidency press office/AFP

Comment expliquez-vous que les élites bruxelloises soient carrément devenues islamo-gauchistes ?

Jean-Loup Bonnamy. Je ne parlerais pas dans leur cas d’islamo-gauchisme, mais d’islamo-centrisme, car Ursula von der Leyen est plus une centriste libérale bon teint qu’une gauchiste anticapitaliste. Il y a effectivement au sein des institutions européennes une faiblesse coupable envers les Frères musulmans. Déjà, parce que l’UE est un projet qui par définition méprise les États-nations : donc tout ce qui peut les affaiblir au nom du multiculturalisme est considéré comme bienvenu à la Commission. On a tendance à oublier en France que notre modèle d’intégration républicaine et laïque est tout à fait minoritaire sur le continent. Il est d’ailleurs piquant que nos écoles arborent des drapeaux européens à leur fronton tout en interdisant le port de l’abaya. C’est contradictoire. La plupart de nos voisins européens ne partagent pas notre modèle. Et les instances bureaucratiques de l’UE plébiscitent une vision communautariste.

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Pierre Vermeren. Je nuancerais un peu quand même. En Italie, la médiation passe encore par le catholicisme, me semble-t-il. Et en Grèce, il y a la place centrale de l’Église orthodoxe. Mais au nord de l’Europe, Jean-Loup a raison, c’est assurément une idéologie communautariste qui règne à présent. Cela résulte de l’effondrement du protestantisme.

Dans le nord de l’Europe, il faut aussi prendre en compte une autre force de déstabilisation : la Turquie, qui pèse très lourd en Belgique, mais aussi en Allemagne, en Autriche et dans l’est de la France. Or la Turquie est présidée par le chef mondial des Frères musulmans, Erdogan, qui a accueilli dans son pays tout l’état-major égyptien du mouvement, chassé du Caire en 2013. Il paraît qu’il est en train de se débarrasser d’eux et qu’il nous les envoie… Bref Erdogan est à la manœuvre. Et l’Union européenne, en retour, se laisse faire, parce qu’elle aimerait tellement ne pas être un club chrétien. Les négociations d’adhésion avec Ankara ont d’ailleurs repris cet hiver.

Comment expliquer que, contrairement à la Turquie, où Erdogan a été réélu, les Frères musulmans aient échoué dans les pays arabes ?

Pierre Vermeren. Les populations arabes voulaient plus d’État, plus d’aides sociales, plus de protection contre le chômage. Or les islamistes n’ont apporté aucune réponse à cela, au contraire ils ont accentué le chaos. Une fois arrivés au pouvoir, ils ont prorogé la corruption, en blanchissant les affairistes qui magouillaient avec Ben Ali voire Moubarak (mais le temps leur a manqué en Égypte), et même en s’associant à eux. Ils ont commencé à trafiquer avec les États du Golfe, à négocier des accords de monopole avec la Turquie. Ils ont fini par dégoûter leurs électeurs, qui les ont chassés. Mais en Turquie, l’islamisme est plus plastique, et Erdogan, plus habile, peut combiner les références aux Frères musulmans, à l’État d’Atatürk et à l’héritage ottoman. Récemment, il a encore signé un décret pour faciliter l’importation d’alcool. Et à la télévision, il y a des présentatrices progouvernementales qui ne sont pas voilées. Pour autant, sa base électorale semble rétrécir après vingt ans au pouvoir…

Mais alors faut-il désespérer des Arabes ? À tout prendre, n’est-il pas préférable qu’ils soient gouvernés par des nationalistes autocratiques, mais plus ou moins laïques, que par des islamistes ?

Pierre Vermeren. Pas forcément. Le nationalisme arabe a hélas perdu de sa noblesse. Le système a dérapé avec la mondialisation. Les nouvelles générations de leaders sont moins morales. Nasser est mort dans son modeste trois pièces, alors que Moubarak, qui lui a succédé, a accumulé une fortune personnelle de 40 milliards de dollars. En Tunisie même chose, Ben Ali était un homme d’affaires, quand Bourguiba était un homme d’État. Les populations se sont révoltées contre cela. D’ailleurs, c’est ce que leur vendaient les Frères musulmans : la lutte contre la corruption. Mais faute de résultats, ce sont des régimes autoritaires qui ont repris la main partout. Résultat, jamais les Égyptiens n’ont été aussi peu libres qu’aujourd’hui, et ils commencent à en avoir assez, surtout que le régime n’est pas capable de leur assurer le pain quotidien. Pareil en Tunisie : files d’attente, pénurie, inflation, tout cela pour avoir des journalistes et des hommes politiques en prison. On ne sait pas ce qui va en sortir. Mais en Europe, les islamo-gauchistes semblent aveugles à ces réalités : l’ancien colonisé serait vertueux en soi. Mais l’ancien colonisé en a par-dessus la tête…

Ils le voient comme un bon sauvage…

Jean-Loup Bonnamy. C’est la thèse de mon livre. On a souvent pointé, à raison, le racisme anti-Blancs des décoloniaux. Mais ce que l’on relève moins, c’est la dimension profondément méprisante, paternaliste et narcissique de leur pensée.

Pourquoi narcissique ?

Jean-Loup Bonnamy. Au XIXe siècle, lors de la colonisation, l’Occident prétendait, avec sa soi-disant mission civilisatrice, être le centre du monde pour le meilleur. Maintenant, avec la repentance, il veut inconsciemment rester le centre du monde, mais pour le pire. Il ne prête aucune attention aux crimes qui pourraient être commis par d’autres. Cela se manifeste dans le débat sur l’esclavage, où l’on parle essentiellement du commerce triangulaire, qui a été une horreur, mais en oubliant les deux autres grandes traites : la traite arabo-musulmane qui a duré douze siècles et fut encore plus cruelle, notamment avec la pratique systématique de la castration, et la traite intra-africaine où des Noirs réduisaient en esclavage d’autres Noirs.

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Pierre Vermeren. On oublie aussi qu’il y a encore aujourd’hui 50 millions d’esclaves dans le monde. Et pas à cause des Occidentaux.

Jean-Loup Bonnamy. Oui, par exemple 300 000 rien qu’au Mali. Mais ces esclaves-là n’intéressent pas les décoloniaux. Les décoloniaux ne s’intéressent à la vie des Noirs que quand ils sont tués ou réduits en esclavage par les Blancs. L’indignation sélective n’est pas un phénomène nouveau à gauche. Après-guerre, les intellectuels marxistes ne voyaient pas l’horreur du système soviétique. Mais le marxisme était un système philosophique autrement plus solide et structuré que la soupe décoloniale actuelle, dont les principaux ingrédients sont l’inculture et la bêtise numérique.

Pierre Vermeren. C’est pour cela qu’on a intérêt à casser le thermomètre : ainsi ont été supprimés le concours d’entrée et la culture générale à Sciences-Po.

Jean-Loup Bonnamy. Sachant que l’on se sert d’arguments de plus en plus woke pour faire baisser le niveau. Aux États-Unis, certains n’hésitent plus à affirmer que les mathématiques seraient une discipline raciste au motif que les Afro-Américains y réussissent moins bien. Ils ont donc imposé des programmes moins exigeants. Résultat, le niveau des écoles publiques s’est effondré et les parents blancs en ont retiré leurs enfants… au grand détriment des élèves noirs qui y sont restés.

Pierre Vermeren. À quoi il convient d’ajouter les clichés messianiques, issus du protestantisme américain, qui structurent les représentations des wokes, le plus souvent à leur insu. Sans oublier leur ethos petit-bourgeois. Ils travaillent en réalité à remplacer une génération de clercs par une autre. Il est de nos jours difficile de faire son trou à l’Université, dans la recherche, dans le journalisme. Le décolonialisme est une table rase qui permet aux nouveaux venus de casser les règles du jeu pour s’autopromouvoir.

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A Madrid, Marine Le Pen dénonce l’Europe « contrefaçon »

Marine Le Pen revient d’Espagne où elle était invitée par le parti Vox de Santiago Abascal. Lors d’un grand raout politique ibérique, elle a dénoncé le tropisme fédéraliste du duo Emmanuel Macron / Ursula von der Leyen et témoigné de la situation de « séparatisme migratoire » touchant la France. Devant un public de 10000 personnes, celle qui ne veut pas (complètement) se faire éclipser par Jordan Bardella a appelé à faire du 9 juin un jour de délivrance et d’espérance.


En 1975, dans son bastion landais de Latche, François Mitterrand recevait l’Italien Bettino Craxi, l’Espagnol Felipe Gonzalez et le Portugais Mario Soares. Alors que les socio-démocrates dominaient l’Europe du Nord et ne voulaient pas entendre parler d’alliance avec les communistes, les socialistes de l’Europe du Sud se réunissaient en catimini pas très loin de la frontière espagnole…

Marine Le Pen, une gauchiste à côté du président argentin !

C’était presque un Latche des droites nationales qui se réunissait ce week-end à Madrid ! À trois semaines des élections européennes, le président du parti Vox recevait Marine Le Pen pour le Rassemblement national et Andre Ventura, dont le parti Chega a créé la surprise aux élections législatives portugaises de mars. Des messages vidéo de Giorgia Meloni et Victor Orban ont été diffusés, dans un meeting qui réunissait 11 000 personnes au Palacio de Vistalegre. Sur place, se trouvaient également, le ministre israélien de la Diaspora, Amichai Chikli, ainsi que le président argentin Javier Milei, qui a été la star (sud-)américaine de l’événement, créant un incident diplomatique avec le gouvernement espagnol sur son passage. Marine Le Pen a reconnu que sa vision politique était « différente » de celle du très libéral leader argentin mais qu’il était nécessaire d’entretenir « les meilleures relations possibles » avec l’Argentine.

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À la tribune, Marine Le Pen a salué l’amitié entre les deux partis et les deux nations. Elle a dénoncé le tropisme fédéraliste du duo Emmanuel Macron/Ursula von der Leyen, et mis en garde le public ibérique contre les menaces woke et islamiste. Annoncé à plus de 30% dans les sondages depuis plusieurs semaines, le Rassemblement national pourrait faire pâlir ses hôtes du jour, en net reflux depuis l’échec des législatives de juillet 2023. Dans l’Europe du Sud, la situation migratoire de la France et le climat de tensions ethniques font figure de repoussoir puissant. « Des zones entières de mon pays, la France, sont livrées à la submersion migratoire et échappent aujourd’hui à l’autorité de l’État », a indiqué l’ancienne présidente du RN.

Bardellamania

En apparaissant aux côtés des leaders populistes espagnols et portugais, Marine Le Pen s’offre un bol d’air international et évite de disparaître des radars, en pleine bardellamania. Depuis le début de la campagne européenne, il est difficile d’exister dans l’ombre de la coqueluche Jordan Bardella. Pour ne pas être victime de la malédiction des numéros 2 du FN (de Duprat à Philippot en passant pat Stirbois et Mégret), Marine Le Pen s’est montrée favorable à un débat avec Emmanuel Macron. Une piste qui intéresse le chef de l’État pour relancer sa propre liste, peu avant les Européennes ; Marine Le Pen préférerait qu’il ait lieu en septembre, ce qui arrange évidemment beaucoup moins le camp adverse…

A Madrid, le rassemblement des droites européennes était œcuménique. Si les députés européens de Chega siègeront à Strasbourg au sein du groupe Identité et Démocratie (ID), celui du Rassemblement National, les élus de Vox et de Fratelli Italia siégeront, pour leur part, parmi les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) avec… ceux de Reconquête. Refusée par Marine Le Pen lors des législatives de juin 2022, l’union des droites se fera peut-être grâce au Parlement de Strasbourg. En attendant, Ursula von der Leyen a déjà manifesté son souhait de s’appuyer sur les élus de l’ECR, tandis qu’elle trouve l’ID trop pro-russe.

Écrans de fumée

Nos jeunes ne lisent plus, mais il y aurait motif à se réjouir du temps qu’ils passent devant leur écran


Une étude IFOP menée pour le compte d’un marchand de godemichés a révélé, le 6 février 2024, l’apathie sexuelle d’une jeunesse qui préfère les écrans à la gaudriole. Le 9 avril 2024, c’est un autre sondage pour le Centre national du livre (CNL) qui nous apprenait une baisse drastique de la lecture chez les jeunes en raison, toujours, de leur addiction à l’écran. Il y a de quoi s’alarmer ! Les 16-18 ans lisent 1 h 25 par semaine, mais consacrent 5 h 10 par jour à des activités numériques.

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Si la situation est grave, pour Nicolas Demorand elle n’est pas désespérée. Sur France Inter, dans « Les 80” » du 17 avril 2024, il a tenu à opposer à ce rapport sur la lecture une autre étude, de novembre 2023, qui porte sur l’écriture et incite davantage à l’optimisme : les jeunes lisent moins, certes, mais ils « écrivent intensément ». Quelle bonne nouvelle ! Cette enquête a été réalisée pour l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, qui dépend du ministère de l’Éducation nationale. Les auteurs, Christine Mongenot et Anne Cordier, l’affirment : les 14/18 ans passent beaucoup de temps sur écran, mais n’en écrivent pas moins par le truchement dudit écran. La prescription de Pline l’Ancien : « Nulla dies sine linea. » (« Pas de jour sans une ligne ») reste donc d’actualité. On s’en réjouit. Quant au dispositif numérique, il est pour nos femmes savantes « une véritable prothèse cognitive qui vient soutenir l’activité scripturale » d’une jeunesse mal à l’aise avec l’orthographe et la syntaxe, parfois même dysgraphique. Nos scientifiques déplorent que la norme scolaire invisibilise voire illégitime ces nouvelles modalités d’une écriture spontanée et foisonnante (mails, SMS, mémos, messages privés en lignes…). Quant à l’écriture manuscrite, qu’on se rassure, elle se pratique encore, d’après nos scientifiques, dans « les grandes occasions ». Cet encouragement à l’écriture numérique tombe comme un cheveu sur la soupe alors qu’on se propose de revaloriser l’écriture manuscrite à l’école et d’en bannir les écrans. Elle seule fixe l’orthographe dans la mémoire et c’est avec la plume qu’on affine pensée et expression. C’est Gabriel Attal lui-même qui a déclaré : « Je crois aux forces de l’écrit. »

Faye, dernière reine de la Croisette

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Le film documentaire « Faye » de Laurent Bouzereau sera présenté dans la sélection Cannes Classics qui fête ses 20 ans en présence de l’actrice américaine.


Dans un monde qui confond vedette et star, homme d’État et technocrate, artiste et pleurnicheur, qui attribue le qualificatif d’« icone » au premier quidam venu, qui fait d’une actrice de série télé l’égérie d’une marque de luxe, le public a perdu le sens des référencements naturels. Des ordres de préséance. Il crie au chef d’œuvre devant un manuscrit épileptique, il encense la nouveauté comme si elle était seule garante du talent, il s’enthousiasme devant le souillon orchestré et perd ses moyens devant le premier paltoquet des studios.

Les gobeurs ne se reposent jamais

À force d’ingurgiter des produits calibrés, un peu fades et spongieux, notre vue s’est collectivement brouillée. Nous avalons sans regarder. Nous absorbons sans réfléchir. Qu’il est doux aussi de s’abandonner au gavage et de laisser son libre-arbitre au vestiaire. D’être le réceptacle innocent heureux de ce grand lessivage. Les esprits les plus vigilants désespèrent de cet abandon généralisé mais à quoi bon se révolter, à quoi bon braquer sa plume encore sur des vieilleries, à s’enkyster dans le passé, à faire miroiter les reines d’antan pour quelques nostalgiques émotifs réfractaires au cinéma-déclamatoire ? Seulement, parfois, rarement, dans cette société si prévisible, si sectaire, il y a comme des sursauts imprévisibles, comme des illuminations qu’aucun esprit chagrin ne peut rater. Des évidences. La certitude d’être là, précisément, en présence de quelque chose d’unique par sa portée, de dramatique par sa beauté et d’ensorceleur par son mystère. Il ne suffit pas de posséder un physique avantageux, des traits réguliers et une gueule d’ange pour terrasser l’Homme moderne, le troubler au plus profond de son cœur, le faire vaciller dans ses rêveries les plus intimes. Faye Dunaway entre dans ces exceptions-là, son visage reconnu planétairement n’a pas encore dévoilé tout son décalque. Son attraction est sujette aux troubles et aux emballements. Son irréalité a sédimenté notre imaginaire. Elle est d’ailleurs. Elle sera même à Cannes durant le festival afin d’accompagner Laurent Bouzereau qui a réalisé « FAYE ».

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Il s’agit du « premier long métrage documentaire sur l’icône du cinéma Faye Dunaway, l’actrice à l’Oscar parle avec sincérité des triomphes de son illustre carrière, avec des rôles marquants dans Bonnie & Clyde, Chinatown et Network, tout en reflétant sur le film qu’elle regarde même aujourd’hui comme sa chute, Maman Très Chère. À travers ces réflexions, elle explore courageusement de nouvelles découvertes personnelles : ses luttes contre le trouble bipolaire, l’historique de sa famille et comment l’intensité des personnages qu’elle incarne a toujours un impact sur qui elle est dans sa vraie vie. Se joignent à Faye, son fils Liam, collègues et amis tels que Sharon Stone, Mickey Rourke, James Gray et bien d’autres ». Ces quelques lignes de présentation officielle aussi brumeuses qu’ennuyeuses ne valent pas l’affiche de Cannes Classics 2024 du photographe anglais Terry O’ Neill (père de son fils unique) où l’on voit Faye sur le bord d’une piscine, son oscar sur une table, pensive dans une robe de chambre en soie fendue laissant découvrir les plus belles jambes du Nouvel Hollywood.

Une star. Une vraie

Lorsque l’on croise une véritable star, Faye en est l’incarnation la plus complète, la plus totale, la plus viscérale, on dévisse carrément. Il faut la revoir répondre en français au journaliste d’Antenne 2 en 1987 pour la sortie de « Barfly », film de Barbet Schroeder avec Mickey Rourke. Dans la puissance érotique de sa quarantaine et un sourire qui annihile tous les emmerdements, elle dit sobrement : « J’aime beaucoup la poésie de Bukowski ». Nous savons que ces mots-là vont s’implanter dans notre cortex pour de longues années. S’y fossiliser même. Je me souviens du jour où sa beauté apnéique m’est apparue. C’était sur une plage, dans un buggy rouge à moteur Corvair conduit par Steve, elle portait cet après-midi-là un pantalon blanc, un col roulé couleur crème aux manches retroussées et un carré à pois blancs sur la tête. Depuis, je ne peux me défaire de cette image…

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Quand Eric Dupond-Moretti fait de l’obstruction parlementaire…

Obstruction, amateurisme, fatigue, dégoût aussi : tel est le quotidien de l’Assemblée nationale. Et puis, de temps en temps, une petite victoire qui donne envie de repartir à l’assaut et de changer le monde. Finalement, c’est à ça que devrait servir la politique…


La République qui perd

28 février 2024, nouvelle onde de choc : le proviseur du lycée Maurice-Ravel (Paris) demande à trois élèves de retirer leur voile dans l’enceinte de son établissement. L’une d’elles refuse, provoquant une altercation. S’ensuivent des menaces de mort proférées à l’encontre du proviseur. Un triste et inquiétant goût de « déjà-vu ». Quelques jours plus tard, le proviseur quitte ses fonctions, « pour des raisons de sécurité » selon son entourage. Pour « convenances personnelles » selon le rectorat. Un terrible échec doublé d’un aveu d’impuissance…

Le 5 avril suivant, je suis invitée à fêter les dix ans du lycée Marc-Bloch à Sérignan, un village de ma circonscription à quelques kilomètres de Béziers. Les discours se suivent, mais peu abordent ce « djihadisme d’atmosphère » qui a causé le retrait du proviseur parisien. Tout juste si le nom de Samuel Paty est évoqué… Pourtant, quelques mois plus tôt, quelques jours après l’assassinat de Dominique Bernard, un professeur du lycée Marc-Bloch avait lui aussi été menacé de mort par un de ses élèves. Qui avait ensuite osé parler de « plaisanterie ». Drôle de plaisanterie, vous l’avouerez !

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Je ne peux m’empêcher de le rappeler, quitte à jouer les rabat-joie en ce jour d’anniversaire : « Nous vivons aujourd’hui dans un pays où Samuel Paty a été décapité pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet à ses élèves. Nous vivons dans un pays où Dominique Bernard a été égorgé pour avoir tenté de protéger ses élèves. Nous vivons dans un pays où un proviseur a dû se mettre en retrait après des menaces de mort parce qu’il avait simplement, uniquement demandé à une élève de respecter la loi. Et malheureusement, chaque fois, c’est la République qui a perdu. » Certains, gênés, regardent ailleurs…

Amateurisme

Mardi 2 avril, Gérald Darmanin annonce sur X : « Tôt ce matin, trois nouvelles opérations antidrogue “Place nette XXL” ont été lancées à Toulouse, Strasbourg et Nantes : des dizaines d’interpellations judiciaires seront effectuées. Notre détermination à lutter contre la drogue, ses réseaux et son argent sale est totale, loin des discours défaitistes. » Petit hic ou grosse bourde, l’opération de Strasbourg n’est prévue que pour… le lendemain ! Le syndicat Unité SGP Police évoque un gros couac : « Annoncer une opération avant qu’elle ait commencé sur Strasbourg inquiète les collègues, car ils seront attendus lors de leurs opérations à venir »… Heureusement, les dealers ne semblent pas fréquenter les mêmes réseaux sociaux que le ministère de l’Intérieur qui a pu annoncer dès le lendemain que « les six interpellations prévues ce matin [mercredi] ont bien eu lieu. L’opération n’a été en rien perturbée par l’annonce du ministre. » Emmanuel Macron disait à ses députés : « Soyez fiers d’être des amateurs ! » Il a visiblement été entendu.

Prison

Mardi 2 avril, mon tour est venu de poser une question au gouvernement. L’exercice n’est pas toujours facile. Il faut savoir « doser » son attaque. Si vous êtes trop agressif envers le ministre que vous interrogez, vous avez peu de chance d’obtenir une réponse et encore moins gain de cause. D’un autre côté, les questions « cire-pompes » des députés de la majorité sont des plus agaçantes…

Ce jour-là, ma question s’adresse à Éric Dupond-Moretti, le garde des Sceaux. Cela fait deux ans que j’essaie d’obtenir, pour la prison de Béziers, un système de brouillage antidrones. En effet, le quotidien des agents pénitentiaires comme celui de nos polices – municipale et nationale – est pollué par les trafics incessants de colis livrés chaque jour par drone au-dessus des murs du centre pénitentiaire. Pour le seul mois de septembre 2023, près d’une trentaine de colis ont été récupérés, dont un contenait plus de 100 grammes de cocaïne. Plus de 700 grammes de cannabis ont également été saisis, ainsi que de nombreux téléphones, cigarettes, victuailles et même un couteau en céramique. Les quantités non interceptées seraient en réalité entre deux et quatre fois plus importantes, si l’on en croit les gardiens.

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La réponse du ministre est positive ! Eurêka ! Il m’annonce que la visite technique d’implantation du système de brouillage est fixée au 30 avril 2024. Ce sont des victoires comme celles-là qui vous réconcilient avec la politique. Et on en a besoin.

Obstruction

Ce jeudi 4 avril 2024, c’est le jour de la « niche » écologiste. Pour mémoire, une « niche » parlementaire est une journée réservée aux groupes minoritaires ou d’opposition pour défendre leurs propositions de loi à l’Assemblée. La niche commence le matin à 9 heures et s’achève obligatoirement à minuit. Ce jour-là, deux textes sont adoptés : le premier sur les risques liés aux polluants éternels et le second sur les prix planchers pour les agriculteurs. L’examen du troisième texte peut commencer : une proposition de loi « pour un article 49 respectueux de la représentation nationale ». L’idée pour les écologistes est tout simplement de supprimer le désormais célèbre article 49.3… On ne saura malheureusement jamais ce que les uns et les autres pensent de cette réforme, le garde des Sceaux ayant monopolisé le temps restant en parlant plus de trente minutes à la tribune. Provoquant du même coup l’ire du couple Corbière-Garrido. Quelques noms d’oiseaux ont volé… Il n’y a pas que les parlementaires qui peuvent faire de l’obstruction !

Non-inscrits

Et de sept ! Il ne l’a pas ébruité, mais je m’en doutais… Julien Bayou (écologiste) vient de rejoindre le cercle très restreint des députés non-inscrits. Nous avions démarré le mandat à quatre mais, peu à peu, pour des raisons plus ou moins honorables, d’autres nous ont rejoints. Et découvrent le prix de la liberté. Celle des non-encartés, qui demande plus d’assiduité, plus de travail, plus de responsabilités aussi, puisque nous votons selon notre conscience et nos convictions, et non comme le président d’un groupe pourrait nous l’intimer. Pas sûr que cela mette Julien Bayou à l’abri des foudres de ses ex-collègues, lui qui a démissionné à la fois de son parti et de son groupe parlementaire. Il se dit « épuisé », « à bout » et dénonce « une pression psychologique insoutenable », lui qui est accusé de « violences psychologiques » par son ex-compagne. Une justice parallèle interne chez les écolos qui fait froid dans le dos…

L’Éthique de Spinoza en son temps: un passionnant périple européen

Dans son dernier livre, Mériam Korichi nous raconte le périlleux voyage de Ehrenfried Walther von Tschirnhaus dans une Europe encore superstitieuse. Il est alors muni de L’Éthique, de Spinoza, un manuscrit encore secret qui va changer le monde…


La philosophie du XVIIe siècle en Europe reste cette initiative majeure dans la pensée, en direction de la connaissance. C’est le moment où des savants d’exception se sont donné les moyens d’une révolution dans l’esprit, faisant vaciller la métaphysique sur ses bases, pour tenter d’octroyer à l’homme une place souveraine dans un monde nouveau. Il est certain que le Discours de la Méthode de Descartes, publié en 1637, fut fondateur, et ouvrit, dans la foulée, la possibilité à tant de grands noms de s’illustrer dans cette recherche. Citons seulement Pascal, à la génération suivante, lecteur assidu de Descartes (et de Montaigne) ‒ et bien sûr Spinoza, que l’histoire de la philosophie n’a pas bien traité jusqu’à il y a peu, mais qui est en passe de revenir au premier plan, notamment en France.

Les découvreurs de vérité

C’est dans ce climat de redécouverte de Spinoza que Mériam Korichi, philosophe et écrivain polygraphe, publie un passionnant ouvrage, Spinoza Code. Elle centre son propos sur l’Éthique, que Spinoza écrivit à la fin de sa vie, et qu’il n’osa pas publier de son vivant, du fait du règne de la superstition religieuse qui sévissait alors et qui pouvait vous faire jeter en prison en un rien de temps.

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Mériam Korichi décrit ce petit monde européen des savants et des philosophes qui, d’Amsterdam à Londres, et de Paris à Rome, s’envoyait force lettres avec la fébrilité des découvreurs de vérités. Pour ce qui est de Spinoza, sa correspondance illustre sa prodigieuse activité intellectuelle. La plupart de ses correspondants appartenaient à des aréopages distingués, comme la Royal Society à Londres ou encore l’Académie royale des sciences à Paris.

Tschirnhaus

Évoluaient dans cet univers très fermé des individus certes fascinants, mais parfois un peu troubles, comme Nicolas Sténon, né au Danemark, fixé d’abord à Florence, et qui, lui, étudiait la structure de la matière. Il se convertira plus tard au catholicisme romain et préférera poursuivre une carrière dans l’Église. Il y a surtout, pour ce qui nous intéresse, Tschirnhaus, jeune baron natif de Haute-Lutace, « un fief germanique en terres slaves ». Il a fait ses études à Leyde, lit Descartes avec passion et se présente comme mathématicien. Il a décidé de consacrer sa vie à la recherche. « Il ne veut pas prendre en charge, écrit Mériam Korichi, les affaires du domaine familial, et ne veut pas se marier, contrairement aux souhaits de sa famille. » Et d’ailleurs : « Il vient tout juste de faire parvenir à Spinoza une lettre sur le libre arbitre. » Un échange s’établit entre les deux hommes, dans lequel Spinoza entreprend de réfuter le cartésianisme de Tschirnhaus. Il cherche à lui faire admettre « la puissances des principes de sa philosophie nouvelle ».

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Spinoza a fait lire à Tschirnhaus le manuscrit de l’Éthique, « un texte vivant, comme le décrit Mériam Korichi, dans un état à la fois fini et transitoire, à la structure stable, solide, et cependant toujours susceptible d’être raturé ou reformulé ici ou là ». Cela tombe bien, car Tschirnhaus a réussi à persuader son père de lui laisser assez d’argent pour entreprendre le Grand Tour en Europe. Tschirnhaus compte visiter les principales capitales et y rencontrer les plus fameux philosophes et savants. En même temps, il pourra tâter le terrain, à propos de Spinoza, et voir s’il peut soumettre le manuscrit explosif de l’Éthique à tel ou tel de ses interlocuteurs.

Un mal sans remède ?

Tschirnhaus arrive à Rome en mars 1677 et s’installe Piazza Navona. Il y apprend la mort de Spinoza, survenue en février, ce qui change considérablement la donne. Les amis du philosophe, en Hollande, vont procéder à la publication anonyme de toutes ses œuvres, y compris de l’Éthique. Ce qui ne veut pas dire que le manuscrit que porte encore sur lui Tschirnhaus n’est plus dangereux, surtout à Rome. Tschirnhaus décide donc de s’en débarrasser, et le confie aurécemment converti Nicolas Sténon, en août 1677. La réaction de celui-ci est immédiate, nous dit Mériam Korichi, « il va prévenir sans délai toute diffusion épidémique de ce mal, qui serait sans remède s’il venait à se répandre. Tout juste chargé de sa nouvelle mission apostolique, il semble à la fois avoir reçu un coup très rude et paradoxalement se ressource à l’idée de cette mission providentielle et impossible. »

L’ouvrage de Mériam Korichi nous plonge avec beaucoup de talent dans cette période privilégiée de l’histoire européenne. Y revenir procure à chaque fois une même sensation de fraîcheur, une même « joie », pour parler comme Spinoza. Car nous sommes issus de ce monde classique cartésien, y compris dans sa variante spinoziste. Face au choc d’une modernité faite de ténèbres, ils sont désormais nombreux ceux qui l’affirment : l’Éthique de Spinoza restera notre salut !

Mériam Korichi, Spinoza Code. Éd. Grasset, 2024.

Spinoza Code

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La veuve et l’écrivain

Richard Millet nous reparle notamment du monde paysan français tombant dans l’oubli avec son nouveau et très sombre livre…


Richard Millet redonne vie à son double littéraire Pascal Bugeaud, né de père inconnu et non désiré par sa mère. Nous avions appris à le connaître dans le roman sombre et sublime, Ma vie parmi les ombres (Folio 4225) dont il convient, ici, de rappeler l’incipit : « Après moi la langue ne sera plus tout à fait la même. Elle entrera dans une nuit remuante. Elle se confondra avec le bruit d’une terre désormais sans légendes. Les langues s’oublient plus vite que les morts. » Nous étions en 2003, et découvrions le style puissant, avec sa phrase ductile, son mot efficace, comme le clou planté dans le cercueil, de l’écrivain Richard Millet. Le temps d’une nuit noire propice à l’angoisse, comme il en existe si souvent, l’hiver en particulier, sur les hautes terres limousines, Bugeaud, pour sa jeune amante, évoquait le passé de la terre de ses ancêtres, des lieux et un monde disparu, ajoutant, précision poignante : « puisqu’ils n’existent que dans la mesure où on parle d’eux ».

Un monde et des valeurs qui disparaissent

Dans son nouveau récit, Ozanges, Pascal Bugeaud, donc, confirme la dilution du monde paysan, de ses valeurs liées à l’effort, à la modestie, et au silence. Il n’est pas même question de remplacement ; ou alors il faudrait considérer les éoliennes qui ruinent le paysage de son enfance, comme les remplaçants du peuple des ombres. Nous le retrouvons sur le quai d’une gare limousine ; il fait « un froid de gueux », comme aurait pu dire ma mère, les flocons de neige tournent sur eux-mêmes avant de se poser sur la boue ; il est attendu par une jeune femme en long manteau de vison et gants rouges qui lui donnent « quelque ressemblance avec Delphine Seyrig, dans l’Année dernière à Marienbad ». Elle possède de beaux « yeux tantôt noir ou vert sombre ». Elle est veuve, apprend-on, mère d’un fils, semble-t-il, mutique. Elle est d’origine tchèque, de Moravie précisément ; elle se prénomme Milanka, son rire est clair comme celui des femmes vives. Son mari est mort accidentellement ; le château d’Ozanges lui appartenait ; bientôt il reviendra à sa famille.

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Ce sont les livres de Bugeaud qui ont réuni ces deux solitudes déracinées, dans un décor médiéval, oserais-je écrire anachronique, comme sorti d’un roman d’Alain Robbe-Grillet, même si l’écrivain nous affirme que Milanka est davantage une créature nervalienne, une « fille de feu », absolument pas figée par le froid. Ne cherchez pas le château d’Ozanges aux neuf chambres, dont trois seulement sont occupées par la veuve, sans cave, car construit le long de la Sarsonne bordée de grands hêtres : il n’existe pas sous ce nom. Mais Bugeaud est bien le double de Richard Millet. On retrouve les thèmes de l’auteur de La confession négative : le français, langue morte ; la fatigue du sens ; l’enfermement du sujet dans une citadelle intérieure ; la mélancolie transmise par la mère ; l’obsolescence désormais de tout écrivain. Extrait : « Je me terrais au plus silencieux de moi-même – j’étais ma propre taupe, avec dans le museau l’avant-goût de la terre où gésir, faute d’être la cantatrice d’un peuple de souris ni un artiste de la faim, que mon ventre tendît à m’en persuader, à cette heure de la journée, et encore moins un joueur de flûte guidant des hordes de rats hors de Hameln pour les noyer dans la Weser : je n’avais, moi, que la Vézère, et rien d’autre à noyer que ma propre personne. »

Seul et insomniaque

Pascal Bugeaud se retrouve seul dans le château, Milanka allant dormir dans la maison de sa mère, accompagnée de son fils, à quelques kilomètres de la forteresse inexpugnable. Bugeaud ne trouve pas le sommeil. Il va allumer toutes les pièces ; la demeure devient hantée par l’écrivain en sursis. Nous sommes le témoin de la revisitation fantômale de son passé, sorte de miroir des limbes, dépourvue d’héroïsme, l’époque étant à la déconstruction et au renoncement. L’anéantissement du narrateur est à craindre, une fois arrivé devant la porte de la neuvième chambre. Nous sommes dans la nuit du vendredi au samedi, une nuit pascalienne inversée, où le cortège des spectres avance inexorablement sur une musique de Jean Sibelius. Il faut alors s’imaginer le château éclairé de l’intérieur, phare de la pensée cerné par le lait noir qu’il convient de nommer nihilisme, un Port-Royal granitique, où soliloque le dernier humaniste qui attend, sans la craindre, la marée montante du meurtre.


Richard Millet, Ozanges, EST-Samuel Tastet Éditeur.

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À noter que Richard Millet publie, chez le même éditeur, un recueil de poèmes, L’entrée du Christ dans la langue française.

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Surprise: la gauche et Madame Taubira dénoncent le «Grand remplacement» !

Une partie de la presse et de la classe politique de gauche se met à parler comme Renaud Camus…


La Nouvelle-Calédonie s’embrase ; la réforme constitutionnelle proposant l’élargissement du corps électoral pour les élections provinciales à tous les citoyens résidant sur place depuis au moins dix ans est contestée par les indépendantistes, dans la violence et les exactions. Ils redoutent que celle-ci ne cause l’affaiblissement de leur poids électoral et ne minorise le peuple autochtone kanak au profit des Caldoches (issus de l’immigration européenne).

Quand la gauche perd ses repères

En ces tristes circonstances nous découvrons avec stupeur qu’une certaine partie de la gauche se met subitement à raisonner comme « l’essstrême droite ». On n’est pas rendu ; s’il nous restait quelques repères, fragiles, nous voilà sur le point de dévisser. À gauche, à propos des Kanaks (Français, au demeurant), on se met à penser en termes de nation, de culture, de peuple à part entière pour les définir de manière ethno-culturelle, quasiment raciale. La gauche accrédite ainsi, parce que ça l’arrange, la thèse sulfureuse du Grand remplacement.

Florilège : Marine Tondelier, la Secrétaire nationale des écologistes a dénoncé mardi, sur Franceinfo : « une humiliation » des Kanaks par « l’État colonial ». Elle a ensuite précisé : « l’orientation de cette réforme, c’était que les Kanaks aient moins de poids électoral (…) »   Andrée Taurinya, députée LFI, s’est aussi exprimée : « Tout le monde savait que mettre le peuple kanak en minorité sur ses terres conduirait à sa colère. » Fichtre ! Daniel Schneidermann, de Libération a posté sur X : « Un peuple vivait paisible sur une terre. Survint d’au-delà des mers un autre peuple, qui avait la légitimité du malheur et la force des armes. Kanaky, Palestine : colons bagnards, colons rescapés, ttes les différences du monde. Mais tant d’accents communs. » Bigre ! Renaud Camus, sortez de ces corps.

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Le plus comique de cette tragique histoire, c’est que la gauche tient sa poétesse du Grand Remplacement en la personne de Madame Taubira. Remise de sa piteuse campagne électorale pour les présidentielles, elle vient de ressortir la lyre pour la mettre au service des Kanaks. L’aède du Maroni avait, on s’en souvient, confié à Augustin Trapenard avoir recours à la poésie pour convaincre, « quand ça tire de partout. » « Ce qui me vient alors, ça n’est pas une théorie philosophique, politique ou doctrinale, ce sont des vers cinglants ou attendrissants… En tout cas, c’est une parole de poète ou de poétesse, une image dessinée par les mots qui résume la situation ou qui éclaire ce que j’essaie de dire. » Ainsi, notre mâche-laurier n’a pu s’empêcher de rimailler, touchée au cœur par la sujétion des Kanaks qui n’est pas sans lui rappeler celle des Guyanais. En 2007, on s’en souvient, la dame avait déclaré à propos de la Guyane : « Nous sommes à un tournant identitaire : les Guyanais de souche sont devenus minoritaires sur leurs propres terres. » Madame Taubira ne s’oppose donc pas à une définition ethnoculturelle de la Guyane, définition qui vaut aussi pour la Nouvelle-Calédonie. Elle ne condamne cette définition que quand il est question de la France métropolitaine.

Poésie « décoloniale » sur les réseaux sociaux

L’Inspirée s’est donc fendue sur X d’un poème en prose à la fois enfantin et pontifiant. L’objet littéraire, pompeusement intitulé : « Mon communiqué sur la situation en Nouvelle-Calédonie », expose tout d’abord la légitimité des Kanaks à ne pas vouloir se laisser envahir.

« Un peuple en ces lieux refuse de décliner, de dépérir, de s’éteindre.
Ou simplement de se faner, de renoncer à lui-même.
Ils sont ainsi, les peuples : attachés à leurs racines, leurs cultures, leurs mythes, leurs histoires, leur géographie (…) »

La poétesse aurait-elle été maraboutée par Éric Zemmour ? Puis la dame dont on sait qu’elle aimait Césaire ajoute, certainement pour apaiser la situation :

« On ne sort de l’histoire coloniale, de l’empire colonial, des séquelles coloniales, des vestiges coloniaux, des mécanismes et des engrenages, on n’en sort que par la rupture. »

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La pythonisse avisée poursuit, n’oubliant pas au passage, d’écornifler le gouvernement :

« La dénégation, candide ou lâche, n’est pas une voie. Les forfanteries d’État sont stérile provocation et infantilisme. Et dans ces cas-là, l’amateurisme est un cynisme. »

Et notre chantreresse conclut sa tirade d’élève de quatrième sur une véhémente affirmation de la solidarité universelle avec des kanaks en lutte contre le Grand remplacement.

« De partout nous sommes solidaires de toutes celles et ceux qui, là, maintenant, sur cette terre kanake en ébullition, envers et contre tout, refusent l’injustice et les inégalités, récusent ce destin de désespoir et de violence. Refusent de le subir. Refusent de l’infliger. Égalité et fraternité ?
Responsabilité. »

La gauche, pour le Bien de la France, pense donc comme « l’essstrême droite ». À condition, bien sûr, qu’il ne soit pas question de la Métropole.

Benoît Rayski, à l’affiche pour toujours

Le journaliste et écrivain Benoît Rayski est mort le 20 mars. Fils d’Adam Rayski, chef politique de l’Affiche rouge, il a entretenu la mémoire de la Résistance communiste. Mais nombre de ses confrères ne lui ont pas pardonné d’avoir « viré à droite ».


Du dernier « grand » France-Soir, sous Lazareff, au Matin de Paris de la Belle Époque, celle de Théret, puis de Max Gallo, pour qui il nourrissait une étonnante tendresse, de Passage, où il fut mon rédac’ chef, à Globe, où il avala quelques couleuvres du nom de Duras ou d’Arafat, de Causeur à Atlantico, Benoît Rayski fut un journaliste impénitent, obstiné, incapable d’indifférence à l’actualité et donc au monde.

Il fut aussi l’auteur de quelques beaux livres. Livres brefs, denses, utiles. Je crains qu’on les oublie comme déjà son auteur : L’Enfant juif et l’Enfant ukrainien, son premier ouvrage paru en 2001 – qu’il serait urgent de relire ces temps-ci ; L’Affiche rouge – témoignage de ce lourd héritage que fut le groupe Manouchian; J’ai pour la France une étrange passion – hommage que ce petit juif toujours un peu polonais, et pas mal contrarié, ne cessa de rendre à sa patrie. Ou encore cet ouvrage tardif, Fils d’Adam : nostalgies communistes, qui révéla les ultimes vérités sur son père et, par son truchement, dévoila un pan de l’histoire du XXe siècle, vue côté coulisses, ou, pour parler comme lui, quand il se moquait des tailleurs juifs du 11e arrondissement, « côté doublure ».

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Graphomane entêté, Benoît avait le sens de la formule et écrivait sans bavure. Il vivait en écrivant. Écrire ou vivre, pour lui, il n’y avait aucune différence.

Que sa mort ait pu passer inaperçue moins d’un mois après que la République a accueilli en grande pompe, au Panthéon, Manouchian et ses camarades, dit quelque chose de ce pays hémiplégique. Manouchian était le chef militaire du groupe dit de « l’Affiche rouge », tandis qu’Adam Rayski, le père de Benoît, en était le chef politique. Benoît a grandi dans leur ombre. Faux immigré mais toujours un peu exilé, il a fait revivre dans son livre L’Affiche rouge chacun de ces résistants, personnellement, filialement, précisément. C’était sa famille assassinée. Et personne, même dans Le Monde, même dans L’Huma, et ne citons pas Libé, ne lui a tressé l’éloge qu’il méritait.

Des amis, des compagnons, des collègues, des femmes, il en a eu bien sûr, mais surtout, des enfants. Je n’ai jamais connu un homme qui adorait à ce point ses petits. Il m’a confié un jour qu’il aurait aimé les faire lui-même et, faute de le pouvoir, au moins les récupérer à la naissance et les garder pour lui tout seul ! Un type bizarre, l’ami Benoît ; mais aussi une capacité d’analyse politique et humaine peu commune.

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Il a été inhumé au Père-Lachaise, dans le caveau de son père, pas loin du mur des Fédérés, chez lui en somme, dans l’arrondissement où tout a commencé avec la Naïe Presse, cet incroyable journal de l’entre-deux-guerres, composé en yiddish et lu exclusivement par les juifs-polonais-communistes-du-onzième-arrondissement, dont Adam fut l’un des rédacteurs en chef.

Benoît était un ami fidèle jusqu’au bout du cœur qui n’oubliait jamais de se manifester.

Il ne le fera plus.

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Emprise virile


Les impressionnantes murailles de l’architecture castrale aztèque sont la toile de fond ultra-photogénique de Heroico, film dont le prologue rappelle irrésistiblement la fameuse séquence de Full Metal Jacket (Stanley Kubrick), mais transposée dans le Mexique contemporain. Eugenio, l’adjudant chargé du dressage de ces fraîches recrues incorporées au Collège militaire de Mexico, pour en faire de futurs officiers, revêt ici les traits juvéniles et les mines faussement doucereuses d’un parfait sadique. L’excellente interprétation de Fernando Cuautle, comédien de 28 ans au visage glabre, d’une féminité ambigüe, lui confère une dimension authentiquement inquiétante, liée à l’inavouable lubricité d’un personnage dont les péripéties du film nous dévoileront le caractère pour le moins névrotique…

Ces cadets promis à toutes les brimades possibles, les gradés les désignent du sobriquet potros (poulains). Parmi ces futurs purs-sangs de la grande muette, Luis, indigène et fils de militaire, ne s’est engagé que pour subvenir aux besoins de sa mère, esseulée, pauvre et diabétique. Campé avec retenue par le très beau Santiago Sandoval Carbajal, Luis, dont la vulnérabilité est vite repérée par Eugenio, devient son « protégé », privilège qui ne va pas sans contreparties. Contraint de prêter main forte, malgré lui, à de violentes extorsions aux domiciles de bourgeois terrorisés (voire davantage), expéditions organisées en secret par une brochette de soldats-voyous dont l’addiction collective aux snuff movies ne suffit pas à calmer les ardeurs, le garçon, entre deux permes de plus en plus angoissées, tentera en pure perte d’alerter la plus haute hiérarchie du camp, en la personne du général lui-même. En vain : l’armée, église hermétique, a sa propre loi.

Plans fixes, image soignée, rétention de musique : Heroico, deuxième long métrage de David Zomana, gros succès en salle au Mexique puis sur Amazon Prime, ne manque ni de qualités formelles, ni d’efficacité narrative. La gradation dans l’horreur, jusqu’aux terribles séquences du dénouement, ne laissent pas de marbre. Cela dit, pour nous prouver quoi ? Qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Mexique ? Sans doute, mais est-ce que cibler l’appareil militaire est vraiment la priorité ? Le régime de terreur dans lequel sont entrées désormais des régions entières du pays a partie liée avec le narcotrafic international. C’est là, pour ce qu’on en sait, une réalité autrement corruptrice. 


Heroico. Film de David Zomana. Mexique, couleur, 2023.
Durée : 1h28. En salles le 22 mai 2024

Bonnamy/Vermeren: Islamo-gauchisme, bilan d’étape

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Jean-Loup Bonnamy et Pierre Vermeren. © Hannah Assouline

Pierre Vermeren cosigne une étude magistrale sur les Frères musulmans. Jean-Loup Bonnamy publie de son côté une critique implacable de la pensée décoloniale contemporaine. Rencontre avec ces deux normaliens pour brosser le portrait de l’islamo-gauchisme.


Voici deux normaliens hors des sentiers battus. Deux esprits libres qui n’écrivent ni pour se repentir, ni pour se victimiser, ni pour annuler un quelconque mâle hétérosexuel blanc. Chacun vient de sortir un livre stimulant. L’historien Pierre Vermeren codirige avec Sarah Ben Nefissa un ouvrage sur les partis islamistes qui, en Égypte et en Tunisie, ont accédé au pouvoir à la faveur du Printemps arabe ; une enquête de terrain menée avec une dizaine de chercheurs égyptiens, français et tunisiens. Le géopolitologue Jean-Loup Bonnamy quant à lui se penche, dans un essai plus personnel et synthétique, sur la fièvre woke telle qu’elle sévit sous nos latitudes. L’air de rien, les deux publications se font écho. Car elles racontent l’une et l’autre comment, au nord comme au sud de la Méditerranée, de nouvelles doxas destructrices – et arrivistes – ont pu s’épanouir grâce à notre naïveté.


Causeur. Premier point commun entre vos écrits : vous faites le même constat que la France est devenue une économie de type colonial…

Jean-Loup Bonnamy. À l’époque coloniale, deux modèles économiques coexistaient en France. En métropole : un modèle industriel. Dans l’empire : un modèle marchand. Comme la France n’a plus d’empire colonial, elle a reconstitué le modèle colonial-marchand… sur le sol hexagonal ! Cela s’est traduit par une liquidation de notre activité productive et son remplacement par un système consumériste, peu productif, faiblement qualitatif, typique des pays colonisés. L’immigration joue ici un rôle central : les patrons qui réclament davantage d’immigration, par exemple de livreurs UberEats à exploiter, sont comme les colons qui faisaient suer le burnous.

Pierre Vermeren. La France vit en effet à présent sous un régime mixte, avec d’une part nos fleurons du CAC 40 qui prospèrent sur les marchés étrangers, en excellant dans des métiers à haute valeur ajoutée, et d’autre part une économie domestique reposant sur la consommation de biens importés et la venue en masse d’une immigration peu qualifiée. Une économie de pauvres pour ainsi dire, en rupture avec la recette classique de la croissance occidentale, à savoir le triptyque science-production-innovation, que l’on peut encore voir à l’œuvre aux États-Unis et au Japon.

Autre point commun : dans vos livres respectifs, vous racontez tous les deux l’histoire d’un enfer pavé de bonnes intentions, prenant dans un cas la forme de l’islamisme et dans l’autre, celle du décolonialisme.

Pierre Vermeren. Il y a quand même une différence entre les deux. Contrairement aux militants intersectionnels occidentaux, les Frères musulmans ont un logiciel très ancien, datant des années 1920-1930, et ont effectué un travail idéologique, social et politique en profondeur avant de s’emparer démocratiquement du pouvoir en Égypte et en Tunisie. Ensuite, il est vrai que de nombreux intellectuels de gauche occidentaux ont applaudi cette ascension, soit par illusion, soit par mécompréhension du fait religieux, en y voyant un nouveau substitut révolutionnaire aux forces du marxisme-léninisme, voire du maoïsme. Mais, les Frères musulmans méprisent ces soutiens venus du Nord, même s’ils savent s’en servir à l’occasion. Pour eux, notre continent est de toute manière coupable d’avoir remplacé Dieu par l’État-nation et la démocratie conflictuelle.

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Jean-Loup Bonnamy. J’ajouterai que l’alliance islamo-gauchiste entre des naïfs gauchistes et des malins islamistes a toujours très mal fini pour les gauchistes. En Iran, à peine parvenus au pouvoir, les islamistes firent massacrer leurs ex-alliés de gauche.

Pierre Vermeren. En Tunisie, deux chefs de la gauche socialiste et syndicale ont été abattus devant chez eux à bout portant par des militants de l’islam politique. Il n’y a pas alors eu beaucoup de commentaires dans les milieux progressistes en France, où l’on s’est contenté de pleurer, sans se demander si les Frères musulmans n’avaient pas pour projet de continuer le travail dans l’ensemble du Maghreb et du Machrek. Les États arabes ne leur en ont pas laissé le temps, mais le chantier avait commencé.

La violence islamiste est-elle seulement endogène ? N’a-t-elle pas aussi subi une influence occidentale ?

Jean-Loup Bonnamy. Des centaines de leaders islamistes pourchassés dans leur pays se sont réfugiés en Europe, notamment en Suisse et en Grande-Bretagne, où ils ont fréquenté le gratin tiers-mondiste. Je pense notamment à Tariq Ramadan, qui est le fils d’un exilé du régime nassérien.

Pierre Vermeren. En Europe, ils ont trouvé un terreau très favorable. Si en France, les islamistes sont surveillés, parfois expulsés, les autorités sont beaucoup plus laxistes avec eux ailleurs sur le continent. En Belgique, c’est carrément open bar, car l’État est très impuissant et la classe politique paralysée. La Grande-Bretagne se montre également très faible, car elle dépend beaucoup des capitaux du Golfe, ce qui n’est pas encore le cas de la France, même si nous avons hélas déjà tissé des liaisons très dangereuses avec le Qatar.

Recep Tayyip Erdogan rencontre le président du Conseil européen, Charles Michels, et la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, au palais présidentiel à Ankara, 6 août 2021. ©Handou T/ Turkish presidency press office/AFP

Comment expliquez-vous que les élites bruxelloises soient carrément devenues islamo-gauchistes ?

Jean-Loup Bonnamy. Je ne parlerais pas dans leur cas d’islamo-gauchisme, mais d’islamo-centrisme, car Ursula von der Leyen est plus une centriste libérale bon teint qu’une gauchiste anticapitaliste. Il y a effectivement au sein des institutions européennes une faiblesse coupable envers les Frères musulmans. Déjà, parce que l’UE est un projet qui par définition méprise les États-nations : donc tout ce qui peut les affaiblir au nom du multiculturalisme est considéré comme bienvenu à la Commission. On a tendance à oublier en France que notre modèle d’intégration républicaine et laïque est tout à fait minoritaire sur le continent. Il est d’ailleurs piquant que nos écoles arborent des drapeaux européens à leur fronton tout en interdisant le port de l’abaya. C’est contradictoire. La plupart de nos voisins européens ne partagent pas notre modèle. Et les instances bureaucratiques de l’UE plébiscitent une vision communautariste.

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Pierre Vermeren. Je nuancerais un peu quand même. En Italie, la médiation passe encore par le catholicisme, me semble-t-il. Et en Grèce, il y a la place centrale de l’Église orthodoxe. Mais au nord de l’Europe, Jean-Loup a raison, c’est assurément une idéologie communautariste qui règne à présent. Cela résulte de l’effondrement du protestantisme.

Dans le nord de l’Europe, il faut aussi prendre en compte une autre force de déstabilisation : la Turquie, qui pèse très lourd en Belgique, mais aussi en Allemagne, en Autriche et dans l’est de la France. Or la Turquie est présidée par le chef mondial des Frères musulmans, Erdogan, qui a accueilli dans son pays tout l’état-major égyptien du mouvement, chassé du Caire en 2013. Il paraît qu’il est en train de se débarrasser d’eux et qu’il nous les envoie… Bref Erdogan est à la manœuvre. Et l’Union européenne, en retour, se laisse faire, parce qu’elle aimerait tellement ne pas être un club chrétien. Les négociations d’adhésion avec Ankara ont d’ailleurs repris cet hiver.

Comment expliquer que, contrairement à la Turquie, où Erdogan a été réélu, les Frères musulmans aient échoué dans les pays arabes ?

Pierre Vermeren. Les populations arabes voulaient plus d’État, plus d’aides sociales, plus de protection contre le chômage. Or les islamistes n’ont apporté aucune réponse à cela, au contraire ils ont accentué le chaos. Une fois arrivés au pouvoir, ils ont prorogé la corruption, en blanchissant les affairistes qui magouillaient avec Ben Ali voire Moubarak (mais le temps leur a manqué en Égypte), et même en s’associant à eux. Ils ont commencé à trafiquer avec les États du Golfe, à négocier des accords de monopole avec la Turquie. Ils ont fini par dégoûter leurs électeurs, qui les ont chassés. Mais en Turquie, l’islamisme est plus plastique, et Erdogan, plus habile, peut combiner les références aux Frères musulmans, à l’État d’Atatürk et à l’héritage ottoman. Récemment, il a encore signé un décret pour faciliter l’importation d’alcool. Et à la télévision, il y a des présentatrices progouvernementales qui ne sont pas voilées. Pour autant, sa base électorale semble rétrécir après vingt ans au pouvoir…

Mais alors faut-il désespérer des Arabes ? À tout prendre, n’est-il pas préférable qu’ils soient gouvernés par des nationalistes autocratiques, mais plus ou moins laïques, que par des islamistes ?

Pierre Vermeren. Pas forcément. Le nationalisme arabe a hélas perdu de sa noblesse. Le système a dérapé avec la mondialisation. Les nouvelles générations de leaders sont moins morales. Nasser est mort dans son modeste trois pièces, alors que Moubarak, qui lui a succédé, a accumulé une fortune personnelle de 40 milliards de dollars. En Tunisie même chose, Ben Ali était un homme d’affaires, quand Bourguiba était un homme d’État. Les populations se sont révoltées contre cela. D’ailleurs, c’est ce que leur vendaient les Frères musulmans : la lutte contre la corruption. Mais faute de résultats, ce sont des régimes autoritaires qui ont repris la main partout. Résultat, jamais les Égyptiens n’ont été aussi peu libres qu’aujourd’hui, et ils commencent à en avoir assez, surtout que le régime n’est pas capable de leur assurer le pain quotidien. Pareil en Tunisie : files d’attente, pénurie, inflation, tout cela pour avoir des journalistes et des hommes politiques en prison. On ne sait pas ce qui va en sortir. Mais en Europe, les islamo-gauchistes semblent aveugles à ces réalités : l’ancien colonisé serait vertueux en soi. Mais l’ancien colonisé en a par-dessus la tête…

Ils le voient comme un bon sauvage…

Jean-Loup Bonnamy. C’est la thèse de mon livre. On a souvent pointé, à raison, le racisme anti-Blancs des décoloniaux. Mais ce que l’on relève moins, c’est la dimension profondément méprisante, paternaliste et narcissique de leur pensée.

Pourquoi narcissique ?

Jean-Loup Bonnamy. Au XIXe siècle, lors de la colonisation, l’Occident prétendait, avec sa soi-disant mission civilisatrice, être le centre du monde pour le meilleur. Maintenant, avec la repentance, il veut inconsciemment rester le centre du monde, mais pour le pire. Il ne prête aucune attention aux crimes qui pourraient être commis par d’autres. Cela se manifeste dans le débat sur l’esclavage, où l’on parle essentiellement du commerce triangulaire, qui a été une horreur, mais en oubliant les deux autres grandes traites : la traite arabo-musulmane qui a duré douze siècles et fut encore plus cruelle, notamment avec la pratique systématique de la castration, et la traite intra-africaine où des Noirs réduisaient en esclavage d’autres Noirs.

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Pierre Vermeren. On oublie aussi qu’il y a encore aujourd’hui 50 millions d’esclaves dans le monde. Et pas à cause des Occidentaux.

Jean-Loup Bonnamy. Oui, par exemple 300 000 rien qu’au Mali. Mais ces esclaves-là n’intéressent pas les décoloniaux. Les décoloniaux ne s’intéressent à la vie des Noirs que quand ils sont tués ou réduits en esclavage par les Blancs. L’indignation sélective n’est pas un phénomène nouveau à gauche. Après-guerre, les intellectuels marxistes ne voyaient pas l’horreur du système soviétique. Mais le marxisme était un système philosophique autrement plus solide et structuré que la soupe décoloniale actuelle, dont les principaux ingrédients sont l’inculture et la bêtise numérique.

Pierre Vermeren. C’est pour cela qu’on a intérêt à casser le thermomètre : ainsi ont été supprimés le concours d’entrée et la culture générale à Sciences-Po.

Jean-Loup Bonnamy. Sachant que l’on se sert d’arguments de plus en plus woke pour faire baisser le niveau. Aux États-Unis, certains n’hésitent plus à affirmer que les mathématiques seraient une discipline raciste au motif que les Afro-Américains y réussissent moins bien. Ils ont donc imposé des programmes moins exigeants. Résultat, le niveau des écoles publiques s’est effondré et les parents blancs en ont retiré leurs enfants… au grand détriment des élèves noirs qui y sont restés.

Pierre Vermeren. À quoi il convient d’ajouter les clichés messianiques, issus du protestantisme américain, qui structurent les représentations des wokes, le plus souvent à leur insu. Sans oublier leur ethos petit-bourgeois. Ils travaillent en réalité à remplacer une génération de clercs par une autre. Il est de nos jours difficile de faire son trou à l’Université, dans la recherche, dans le journalisme. Le décolonialisme est une table rase qui permet aux nouveaux venus de casser les règles du jeu pour s’autopromouvoir.

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A Madrid, Marine Le Pen dénonce l’Europe « contrefaçon »

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Madrid, 20 mai 2024 © GTRES/SIPA

Marine Le Pen revient d’Espagne où elle était invitée par le parti Vox de Santiago Abascal. Lors d’un grand raout politique ibérique, elle a dénoncé le tropisme fédéraliste du duo Emmanuel Macron / Ursula von der Leyen et témoigné de la situation de « séparatisme migratoire » touchant la France. Devant un public de 10000 personnes, celle qui ne veut pas (complètement) se faire éclipser par Jordan Bardella a appelé à faire du 9 juin un jour de délivrance et d’espérance.


En 1975, dans son bastion landais de Latche, François Mitterrand recevait l’Italien Bettino Craxi, l’Espagnol Felipe Gonzalez et le Portugais Mario Soares. Alors que les socio-démocrates dominaient l’Europe du Nord et ne voulaient pas entendre parler d’alliance avec les communistes, les socialistes de l’Europe du Sud se réunissaient en catimini pas très loin de la frontière espagnole…

Marine Le Pen, une gauchiste à côté du président argentin !

C’était presque un Latche des droites nationales qui se réunissait ce week-end à Madrid ! À trois semaines des élections européennes, le président du parti Vox recevait Marine Le Pen pour le Rassemblement national et Andre Ventura, dont le parti Chega a créé la surprise aux élections législatives portugaises de mars. Des messages vidéo de Giorgia Meloni et Victor Orban ont été diffusés, dans un meeting qui réunissait 11 000 personnes au Palacio de Vistalegre. Sur place, se trouvaient également, le ministre israélien de la Diaspora, Amichai Chikli, ainsi que le président argentin Javier Milei, qui a été la star (sud-)américaine de l’événement, créant un incident diplomatique avec le gouvernement espagnol sur son passage. Marine Le Pen a reconnu que sa vision politique était « différente » de celle du très libéral leader argentin mais qu’il était nécessaire d’entretenir « les meilleures relations possibles » avec l’Argentine.

A lire aussi: Les Pays-Bas n’ont toujours pas de Premier ministre, mais enfin une feuille de route

À la tribune, Marine Le Pen a salué l’amitié entre les deux partis et les deux nations. Elle a dénoncé le tropisme fédéraliste du duo Emmanuel Macron/Ursula von der Leyen, et mis en garde le public ibérique contre les menaces woke et islamiste. Annoncé à plus de 30% dans les sondages depuis plusieurs semaines, le Rassemblement national pourrait faire pâlir ses hôtes du jour, en net reflux depuis l’échec des législatives de juillet 2023. Dans l’Europe du Sud, la situation migratoire de la France et le climat de tensions ethniques font figure de repoussoir puissant. « Des zones entières de mon pays, la France, sont livrées à la submersion migratoire et échappent aujourd’hui à l’autorité de l’État », a indiqué l’ancienne présidente du RN.

Bardellamania

En apparaissant aux côtés des leaders populistes espagnols et portugais, Marine Le Pen s’offre un bol d’air international et évite de disparaître des radars, en pleine bardellamania. Depuis le début de la campagne européenne, il est difficile d’exister dans l’ombre de la coqueluche Jordan Bardella. Pour ne pas être victime de la malédiction des numéros 2 du FN (de Duprat à Philippot en passant pat Stirbois et Mégret), Marine Le Pen s’est montrée favorable à un débat avec Emmanuel Macron. Une piste qui intéresse le chef de l’État pour relancer sa propre liste, peu avant les Européennes ; Marine Le Pen préférerait qu’il ait lieu en septembre, ce qui arrange évidemment beaucoup moins le camp adverse…

A Madrid, le rassemblement des droites européennes était œcuménique. Si les députés européens de Chega siègeront à Strasbourg au sein du groupe Identité et Démocratie (ID), celui du Rassemblement National, les élus de Vox et de Fratelli Italia siégeront, pour leur part, parmi les Conservateurs et Réformistes européens (ECR) avec… ceux de Reconquête. Refusée par Marine Le Pen lors des législatives de juin 2022, l’union des droites se fera peut-être grâce au Parlement de Strasbourg. En attendant, Ursula von der Leyen a déjà manifesté son souhait de s’appuyer sur les élus de l’ECR, tandis qu’elle trouve l’ID trop pro-russe.

Écrans de fumée

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D.R

Nos jeunes ne lisent plus, mais il y aurait motif à se réjouir du temps qu’ils passent devant leur écran


Une étude IFOP menée pour le compte d’un marchand de godemichés a révélé, le 6 février 2024, l’apathie sexuelle d’une jeunesse qui préfère les écrans à la gaudriole. Le 9 avril 2024, c’est un autre sondage pour le Centre national du livre (CNL) qui nous apprenait une baisse drastique de la lecture chez les jeunes en raison, toujours, de leur addiction à l’écran. Il y a de quoi s’alarmer ! Les 16-18 ans lisent 1 h 25 par semaine, mais consacrent 5 h 10 par jour à des activités numériques.

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Si la situation est grave, pour Nicolas Demorand elle n’est pas désespérée. Sur France Inter, dans « Les 80” » du 17 avril 2024, il a tenu à opposer à ce rapport sur la lecture une autre étude, de novembre 2023, qui porte sur l’écriture et incite davantage à l’optimisme : les jeunes lisent moins, certes, mais ils « écrivent intensément ». Quelle bonne nouvelle ! Cette enquête a été réalisée pour l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, qui dépend du ministère de l’Éducation nationale. Les auteurs, Christine Mongenot et Anne Cordier, l’affirment : les 14/18 ans passent beaucoup de temps sur écran, mais n’en écrivent pas moins par le truchement dudit écran. La prescription de Pline l’Ancien : « Nulla dies sine linea. » (« Pas de jour sans une ligne ») reste donc d’actualité. On s’en réjouit. Quant au dispositif numérique, il est pour nos femmes savantes « une véritable prothèse cognitive qui vient soutenir l’activité scripturale » d’une jeunesse mal à l’aise avec l’orthographe et la syntaxe, parfois même dysgraphique. Nos scientifiques déplorent que la norme scolaire invisibilise voire illégitime ces nouvelles modalités d’une écriture spontanée et foisonnante (mails, SMS, mémos, messages privés en lignes…). Quant à l’écriture manuscrite, qu’on se rassure, elle se pratique encore, d’après nos scientifiques, dans « les grandes occasions ». Cet encouragement à l’écriture numérique tombe comme un cheveu sur la soupe alors qu’on se propose de revaloriser l’écriture manuscrite à l’école et d’en bannir les écrans. Elle seule fixe l’orthographe dans la mémoire et c’est avec la plume qu’on affine pensée et expression. C’est Gabriel Attal lui-même qui a déclaré : « Je crois aux forces de l’écrit. »

Faye, dernière reine de la Croisette

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Faye Dunaway "Bonnie é Clyde" (1967) © REX FEATURES/SIPA

Le film documentaire « Faye » de Laurent Bouzereau sera présenté dans la sélection Cannes Classics qui fête ses 20 ans en présence de l’actrice américaine.


Dans un monde qui confond vedette et star, homme d’État et technocrate, artiste et pleurnicheur, qui attribue le qualificatif d’« icone » au premier quidam venu, qui fait d’une actrice de série télé l’égérie d’une marque de luxe, le public a perdu le sens des référencements naturels. Des ordres de préséance. Il crie au chef d’œuvre devant un manuscrit épileptique, il encense la nouveauté comme si elle était seule garante du talent, il s’enthousiasme devant le souillon orchestré et perd ses moyens devant le premier paltoquet des studios.

Les gobeurs ne se reposent jamais

À force d’ingurgiter des produits calibrés, un peu fades et spongieux, notre vue s’est collectivement brouillée. Nous avalons sans regarder. Nous absorbons sans réfléchir. Qu’il est doux aussi de s’abandonner au gavage et de laisser son libre-arbitre au vestiaire. D’être le réceptacle innocent heureux de ce grand lessivage. Les esprits les plus vigilants désespèrent de cet abandon généralisé mais à quoi bon se révolter, à quoi bon braquer sa plume encore sur des vieilleries, à s’enkyster dans le passé, à faire miroiter les reines d’antan pour quelques nostalgiques émotifs réfractaires au cinéma-déclamatoire ? Seulement, parfois, rarement, dans cette société si prévisible, si sectaire, il y a comme des sursauts imprévisibles, comme des illuminations qu’aucun esprit chagrin ne peut rater. Des évidences. La certitude d’être là, précisément, en présence de quelque chose d’unique par sa portée, de dramatique par sa beauté et d’ensorceleur par son mystère. Il ne suffit pas de posséder un physique avantageux, des traits réguliers et une gueule d’ange pour terrasser l’Homme moderne, le troubler au plus profond de son cœur, le faire vaciller dans ses rêveries les plus intimes. Faye Dunaway entre dans ces exceptions-là, son visage reconnu planétairement n’a pas encore dévoilé tout son décalque. Son attraction est sujette aux troubles et aux emballements. Son irréalité a sédimenté notre imaginaire. Elle est d’ailleurs. Elle sera même à Cannes durant le festival afin d’accompagner Laurent Bouzereau qui a réalisé « FAYE ».

A lire aussi, du même auteur: Ça balance pas mal dans la comédie!

Il s’agit du « premier long métrage documentaire sur l’icône du cinéma Faye Dunaway, l’actrice à l’Oscar parle avec sincérité des triomphes de son illustre carrière, avec des rôles marquants dans Bonnie & Clyde, Chinatown et Network, tout en reflétant sur le film qu’elle regarde même aujourd’hui comme sa chute, Maman Très Chère. À travers ces réflexions, elle explore courageusement de nouvelles découvertes personnelles : ses luttes contre le trouble bipolaire, l’historique de sa famille et comment l’intensité des personnages qu’elle incarne a toujours un impact sur qui elle est dans sa vraie vie. Se joignent à Faye, son fils Liam, collègues et amis tels que Sharon Stone, Mickey Rourke, James Gray et bien d’autres ». Ces quelques lignes de présentation officielle aussi brumeuses qu’ennuyeuses ne valent pas l’affiche de Cannes Classics 2024 du photographe anglais Terry O’ Neill (père de son fils unique) où l’on voit Faye sur le bord d’une piscine, son oscar sur une table, pensive dans une robe de chambre en soie fendue laissant découvrir les plus belles jambes du Nouvel Hollywood.

Une star. Une vraie

Lorsque l’on croise une véritable star, Faye en est l’incarnation la plus complète, la plus totale, la plus viscérale, on dévisse carrément. Il faut la revoir répondre en français au journaliste d’Antenne 2 en 1987 pour la sortie de « Barfly », film de Barbet Schroeder avec Mickey Rourke. Dans la puissance érotique de sa quarantaine et un sourire qui annihile tous les emmerdements, elle dit sobrement : « J’aime beaucoup la poésie de Bukowski ». Nous savons que ces mots-là vont s’implanter dans notre cortex pour de longues années. S’y fossiliser même. Je me souviens du jour où sa beauté apnéique m’est apparue. C’était sur une plage, dans un buggy rouge à moteur Corvair conduit par Steve, elle portait cet après-midi-là un pantalon blanc, un col roulé couleur crème aux manches retroussées et un carré à pois blancs sur la tête. Depuis, je ne peux me défaire de cette image…

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Quand Eric Dupond-Moretti fait de l’obstruction parlementaire…

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Alain Robert/SIPA

Obstruction, amateurisme, fatigue, dégoût aussi : tel est le quotidien de l’Assemblée nationale. Et puis, de temps en temps, une petite victoire qui donne envie de repartir à l’assaut et de changer le monde. Finalement, c’est à ça que devrait servir la politique…


La République qui perd

28 février 2024, nouvelle onde de choc : le proviseur du lycée Maurice-Ravel (Paris) demande à trois élèves de retirer leur voile dans l’enceinte de son établissement. L’une d’elles refuse, provoquant une altercation. S’ensuivent des menaces de mort proférées à l’encontre du proviseur. Un triste et inquiétant goût de « déjà-vu ». Quelques jours plus tard, le proviseur quitte ses fonctions, « pour des raisons de sécurité » selon son entourage. Pour « convenances personnelles » selon le rectorat. Un terrible échec doublé d’un aveu d’impuissance…

Le 5 avril suivant, je suis invitée à fêter les dix ans du lycée Marc-Bloch à Sérignan, un village de ma circonscription à quelques kilomètres de Béziers. Les discours se suivent, mais peu abordent ce « djihadisme d’atmosphère » qui a causé le retrait du proviseur parisien. Tout juste si le nom de Samuel Paty est évoqué… Pourtant, quelques mois plus tôt, quelques jours après l’assassinat de Dominique Bernard, un professeur du lycée Marc-Bloch avait lui aussi été menacé de mort par un de ses élèves. Qui avait ensuite osé parler de « plaisanterie ». Drôle de plaisanterie, vous l’avouerez !

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Je ne peux m’empêcher de le rappeler, quitte à jouer les rabat-joie en ce jour d’anniversaire : « Nous vivons aujourd’hui dans un pays où Samuel Paty a été décapité pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet à ses élèves. Nous vivons dans un pays où Dominique Bernard a été égorgé pour avoir tenté de protéger ses élèves. Nous vivons dans un pays où un proviseur a dû se mettre en retrait après des menaces de mort parce qu’il avait simplement, uniquement demandé à une élève de respecter la loi. Et malheureusement, chaque fois, c’est la République qui a perdu. » Certains, gênés, regardent ailleurs…

Amateurisme

Mardi 2 avril, Gérald Darmanin annonce sur X : « Tôt ce matin, trois nouvelles opérations antidrogue “Place nette XXL” ont été lancées à Toulouse, Strasbourg et Nantes : des dizaines d’interpellations judiciaires seront effectuées. Notre détermination à lutter contre la drogue, ses réseaux et son argent sale est totale, loin des discours défaitistes. » Petit hic ou grosse bourde, l’opération de Strasbourg n’est prévue que pour… le lendemain ! Le syndicat Unité SGP Police évoque un gros couac : « Annoncer une opération avant qu’elle ait commencé sur Strasbourg inquiète les collègues, car ils seront attendus lors de leurs opérations à venir »… Heureusement, les dealers ne semblent pas fréquenter les mêmes réseaux sociaux que le ministère de l’Intérieur qui a pu annoncer dès le lendemain que « les six interpellations prévues ce matin [mercredi] ont bien eu lieu. L’opération n’a été en rien perturbée par l’annonce du ministre. » Emmanuel Macron disait à ses députés : « Soyez fiers d’être des amateurs ! » Il a visiblement été entendu.

Prison

Mardi 2 avril, mon tour est venu de poser une question au gouvernement. L’exercice n’est pas toujours facile. Il faut savoir « doser » son attaque. Si vous êtes trop agressif envers le ministre que vous interrogez, vous avez peu de chance d’obtenir une réponse et encore moins gain de cause. D’un autre côté, les questions « cire-pompes » des députés de la majorité sont des plus agaçantes…

Ce jour-là, ma question s’adresse à Éric Dupond-Moretti, le garde des Sceaux. Cela fait deux ans que j’essaie d’obtenir, pour la prison de Béziers, un système de brouillage antidrones. En effet, le quotidien des agents pénitentiaires comme celui de nos polices – municipale et nationale – est pollué par les trafics incessants de colis livrés chaque jour par drone au-dessus des murs du centre pénitentiaire. Pour le seul mois de septembre 2023, près d’une trentaine de colis ont été récupérés, dont un contenait plus de 100 grammes de cocaïne. Plus de 700 grammes de cannabis ont également été saisis, ainsi que de nombreux téléphones, cigarettes, victuailles et même un couteau en céramique. Les quantités non interceptées seraient en réalité entre deux et quatre fois plus importantes, si l’on en croit les gardiens.

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La réponse du ministre est positive ! Eurêka ! Il m’annonce que la visite technique d’implantation du système de brouillage est fixée au 30 avril 2024. Ce sont des victoires comme celles-là qui vous réconcilient avec la politique. Et on en a besoin.

Obstruction

Ce jeudi 4 avril 2024, c’est le jour de la « niche » écologiste. Pour mémoire, une « niche » parlementaire est une journée réservée aux groupes minoritaires ou d’opposition pour défendre leurs propositions de loi à l’Assemblée. La niche commence le matin à 9 heures et s’achève obligatoirement à minuit. Ce jour-là, deux textes sont adoptés : le premier sur les risques liés aux polluants éternels et le second sur les prix planchers pour les agriculteurs. L’examen du troisième texte peut commencer : une proposition de loi « pour un article 49 respectueux de la représentation nationale ». L’idée pour les écologistes est tout simplement de supprimer le désormais célèbre article 49.3… On ne saura malheureusement jamais ce que les uns et les autres pensent de cette réforme, le garde des Sceaux ayant monopolisé le temps restant en parlant plus de trente minutes à la tribune. Provoquant du même coup l’ire du couple Corbière-Garrido. Quelques noms d’oiseaux ont volé… Il n’y a pas que les parlementaires qui peuvent faire de l’obstruction !

Non-inscrits

Et de sept ! Il ne l’a pas ébruité, mais je m’en doutais… Julien Bayou (écologiste) vient de rejoindre le cercle très restreint des députés non-inscrits. Nous avions démarré le mandat à quatre mais, peu à peu, pour des raisons plus ou moins honorables, d’autres nous ont rejoints. Et découvrent le prix de la liberté. Celle des non-encartés, qui demande plus d’assiduité, plus de travail, plus de responsabilités aussi, puisque nous votons selon notre conscience et nos convictions, et non comme le président d’un groupe pourrait nous l’intimer. Pas sûr que cela mette Julien Bayou à l’abri des foudres de ses ex-collègues, lui qui a démissionné à la fois de son parti et de son groupe parlementaire. Il se dit « épuisé », « à bout » et dénonce « une pression psychologique insoutenable », lui qui est accusé de « violences psychologiques » par son ex-compagne. Une justice parallèle interne chez les écolos qui fait froid dans le dos…

L’Éthique de Spinoza en son temps: un passionnant périple européen

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La philosophe Mériam Korichi © JF PAGA

Dans son dernier livre, Mériam Korichi nous raconte le périlleux voyage de Ehrenfried Walther von Tschirnhaus dans une Europe encore superstitieuse. Il est alors muni de L’Éthique, de Spinoza, un manuscrit encore secret qui va changer le monde…


La philosophie du XVIIe siècle en Europe reste cette initiative majeure dans la pensée, en direction de la connaissance. C’est le moment où des savants d’exception se sont donné les moyens d’une révolution dans l’esprit, faisant vaciller la métaphysique sur ses bases, pour tenter d’octroyer à l’homme une place souveraine dans un monde nouveau. Il est certain que le Discours de la Méthode de Descartes, publié en 1637, fut fondateur, et ouvrit, dans la foulée, la possibilité à tant de grands noms de s’illustrer dans cette recherche. Citons seulement Pascal, à la génération suivante, lecteur assidu de Descartes (et de Montaigne) ‒ et bien sûr Spinoza, que l’histoire de la philosophie n’a pas bien traité jusqu’à il y a peu, mais qui est en passe de revenir au premier plan, notamment en France.

Les découvreurs de vérité

C’est dans ce climat de redécouverte de Spinoza que Mériam Korichi, philosophe et écrivain polygraphe, publie un passionnant ouvrage, Spinoza Code. Elle centre son propos sur l’Éthique, que Spinoza écrivit à la fin de sa vie, et qu’il n’osa pas publier de son vivant, du fait du règne de la superstition religieuse qui sévissait alors et qui pouvait vous faire jeter en prison en un rien de temps.

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Mériam Korichi décrit ce petit monde européen des savants et des philosophes qui, d’Amsterdam à Londres, et de Paris à Rome, s’envoyait force lettres avec la fébrilité des découvreurs de vérités. Pour ce qui est de Spinoza, sa correspondance illustre sa prodigieuse activité intellectuelle. La plupart de ses correspondants appartenaient à des aréopages distingués, comme la Royal Society à Londres ou encore l’Académie royale des sciences à Paris.

Tschirnhaus

Évoluaient dans cet univers très fermé des individus certes fascinants, mais parfois un peu troubles, comme Nicolas Sténon, né au Danemark, fixé d’abord à Florence, et qui, lui, étudiait la structure de la matière. Il se convertira plus tard au catholicisme romain et préférera poursuivre une carrière dans l’Église. Il y a surtout, pour ce qui nous intéresse, Tschirnhaus, jeune baron natif de Haute-Lutace, « un fief germanique en terres slaves ». Il a fait ses études à Leyde, lit Descartes avec passion et se présente comme mathématicien. Il a décidé de consacrer sa vie à la recherche. « Il ne veut pas prendre en charge, écrit Mériam Korichi, les affaires du domaine familial, et ne veut pas se marier, contrairement aux souhaits de sa famille. » Et d’ailleurs : « Il vient tout juste de faire parvenir à Spinoza une lettre sur le libre arbitre. » Un échange s’établit entre les deux hommes, dans lequel Spinoza entreprend de réfuter le cartésianisme de Tschirnhaus. Il cherche à lui faire admettre « la puissances des principes de sa philosophie nouvelle ».

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Spinoza a fait lire à Tschirnhaus le manuscrit de l’Éthique, « un texte vivant, comme le décrit Mériam Korichi, dans un état à la fois fini et transitoire, à la structure stable, solide, et cependant toujours susceptible d’être raturé ou reformulé ici ou là ». Cela tombe bien, car Tschirnhaus a réussi à persuader son père de lui laisser assez d’argent pour entreprendre le Grand Tour en Europe. Tschirnhaus compte visiter les principales capitales et y rencontrer les plus fameux philosophes et savants. En même temps, il pourra tâter le terrain, à propos de Spinoza, et voir s’il peut soumettre le manuscrit explosif de l’Éthique à tel ou tel de ses interlocuteurs.

Un mal sans remède ?

Tschirnhaus arrive à Rome en mars 1677 et s’installe Piazza Navona. Il y apprend la mort de Spinoza, survenue en février, ce qui change considérablement la donne. Les amis du philosophe, en Hollande, vont procéder à la publication anonyme de toutes ses œuvres, y compris de l’Éthique. Ce qui ne veut pas dire que le manuscrit que porte encore sur lui Tschirnhaus n’est plus dangereux, surtout à Rome. Tschirnhaus décide donc de s’en débarrasser, et le confie aurécemment converti Nicolas Sténon, en août 1677. La réaction de celui-ci est immédiate, nous dit Mériam Korichi, « il va prévenir sans délai toute diffusion épidémique de ce mal, qui serait sans remède s’il venait à se répandre. Tout juste chargé de sa nouvelle mission apostolique, il semble à la fois avoir reçu un coup très rude et paradoxalement se ressource à l’idée de cette mission providentielle et impossible. »

L’ouvrage de Mériam Korichi nous plonge avec beaucoup de talent dans cette période privilégiée de l’histoire européenne. Y revenir procure à chaque fois une même sensation de fraîcheur, une même « joie », pour parler comme Spinoza. Car nous sommes issus de ce monde classique cartésien, y compris dans sa variante spinoziste. Face au choc d’une modernité faite de ténèbres, ils sont désormais nombreux ceux qui l’affirment : l’Éthique de Spinoza restera notre salut !

Mériam Korichi, Spinoza Code. Éd. Grasset, 2024.

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La veuve et l’écrivain

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richard millet alain corbin
Richard Millet, 2018 © ULF ANDERSEN / AURIMAGES

Richard Millet nous reparle notamment du monde paysan français tombant dans l’oubli avec son nouveau et très sombre livre…


Richard Millet redonne vie à son double littéraire Pascal Bugeaud, né de père inconnu et non désiré par sa mère. Nous avions appris à le connaître dans le roman sombre et sublime, Ma vie parmi les ombres (Folio 4225) dont il convient, ici, de rappeler l’incipit : « Après moi la langue ne sera plus tout à fait la même. Elle entrera dans une nuit remuante. Elle se confondra avec le bruit d’une terre désormais sans légendes. Les langues s’oublient plus vite que les morts. » Nous étions en 2003, et découvrions le style puissant, avec sa phrase ductile, son mot efficace, comme le clou planté dans le cercueil, de l’écrivain Richard Millet. Le temps d’une nuit noire propice à l’angoisse, comme il en existe si souvent, l’hiver en particulier, sur les hautes terres limousines, Bugeaud, pour sa jeune amante, évoquait le passé de la terre de ses ancêtres, des lieux et un monde disparu, ajoutant, précision poignante : « puisqu’ils n’existent que dans la mesure où on parle d’eux ».

Un monde et des valeurs qui disparaissent

Dans son nouveau récit, Ozanges, Pascal Bugeaud, donc, confirme la dilution du monde paysan, de ses valeurs liées à l’effort, à la modestie, et au silence. Il n’est pas même question de remplacement ; ou alors il faudrait considérer les éoliennes qui ruinent le paysage de son enfance, comme les remplaçants du peuple des ombres. Nous le retrouvons sur le quai d’une gare limousine ; il fait « un froid de gueux », comme aurait pu dire ma mère, les flocons de neige tournent sur eux-mêmes avant de se poser sur la boue ; il est attendu par une jeune femme en long manteau de vison et gants rouges qui lui donnent « quelque ressemblance avec Delphine Seyrig, dans l’Année dernière à Marienbad ». Elle possède de beaux « yeux tantôt noir ou vert sombre ». Elle est veuve, apprend-on, mère d’un fils, semble-t-il, mutique. Elle est d’origine tchèque, de Moravie précisément ; elle se prénomme Milanka, son rire est clair comme celui des femmes vives. Son mari est mort accidentellement ; le château d’Ozanges lui appartenait ; bientôt il reviendra à sa famille.

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Ce sont les livres de Bugeaud qui ont réuni ces deux solitudes déracinées, dans un décor médiéval, oserais-je écrire anachronique, comme sorti d’un roman d’Alain Robbe-Grillet, même si l’écrivain nous affirme que Milanka est davantage une créature nervalienne, une « fille de feu », absolument pas figée par le froid. Ne cherchez pas le château d’Ozanges aux neuf chambres, dont trois seulement sont occupées par la veuve, sans cave, car construit le long de la Sarsonne bordée de grands hêtres : il n’existe pas sous ce nom. Mais Bugeaud est bien le double de Richard Millet. On retrouve les thèmes de l’auteur de La confession négative : le français, langue morte ; la fatigue du sens ; l’enfermement du sujet dans une citadelle intérieure ; la mélancolie transmise par la mère ; l’obsolescence désormais de tout écrivain. Extrait : « Je me terrais au plus silencieux de moi-même – j’étais ma propre taupe, avec dans le museau l’avant-goût de la terre où gésir, faute d’être la cantatrice d’un peuple de souris ni un artiste de la faim, que mon ventre tendît à m’en persuader, à cette heure de la journée, et encore moins un joueur de flûte guidant des hordes de rats hors de Hameln pour les noyer dans la Weser : je n’avais, moi, que la Vézère, et rien d’autre à noyer que ma propre personne. »

Seul et insomniaque

Pascal Bugeaud se retrouve seul dans le château, Milanka allant dormir dans la maison de sa mère, accompagnée de son fils, à quelques kilomètres de la forteresse inexpugnable. Bugeaud ne trouve pas le sommeil. Il va allumer toutes les pièces ; la demeure devient hantée par l’écrivain en sursis. Nous sommes le témoin de la revisitation fantômale de son passé, sorte de miroir des limbes, dépourvue d’héroïsme, l’époque étant à la déconstruction et au renoncement. L’anéantissement du narrateur est à craindre, une fois arrivé devant la porte de la neuvième chambre. Nous sommes dans la nuit du vendredi au samedi, une nuit pascalienne inversée, où le cortège des spectres avance inexorablement sur une musique de Jean Sibelius. Il faut alors s’imaginer le château éclairé de l’intérieur, phare de la pensée cerné par le lait noir qu’il convient de nommer nihilisme, un Port-Royal granitique, où soliloque le dernier humaniste qui attend, sans la craindre, la marée montante du meurtre.


Richard Millet, Ozanges, EST-Samuel Tastet Éditeur.

Ozanges

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À noter que Richard Millet publie, chez le même éditeur, un recueil de poèmes, L’entrée du Christ dans la langue française.

Ma vie parmi les ombres

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L'Entrée du Christ dans la langue française

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Surprise: la gauche et Madame Taubira dénoncent le «Grand remplacement» !

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L'ancienne ministre Christiane Taubira, Paris, janvier 2022 © ISA HARSIN/SIPA

Une partie de la presse et de la classe politique de gauche se met à parler comme Renaud Camus…


La Nouvelle-Calédonie s’embrase ; la réforme constitutionnelle proposant l’élargissement du corps électoral pour les élections provinciales à tous les citoyens résidant sur place depuis au moins dix ans est contestée par les indépendantistes, dans la violence et les exactions. Ils redoutent que celle-ci ne cause l’affaiblissement de leur poids électoral et ne minorise le peuple autochtone kanak au profit des Caldoches (issus de l’immigration européenne).

Quand la gauche perd ses repères

En ces tristes circonstances nous découvrons avec stupeur qu’une certaine partie de la gauche se met subitement à raisonner comme « l’essstrême droite ». On n’est pas rendu ; s’il nous restait quelques repères, fragiles, nous voilà sur le point de dévisser. À gauche, à propos des Kanaks (Français, au demeurant), on se met à penser en termes de nation, de culture, de peuple à part entière pour les définir de manière ethno-culturelle, quasiment raciale. La gauche accrédite ainsi, parce que ça l’arrange, la thèse sulfureuse du Grand remplacement.

Florilège : Marine Tondelier, la Secrétaire nationale des écologistes a dénoncé mardi, sur Franceinfo : « une humiliation » des Kanaks par « l’État colonial ». Elle a ensuite précisé : « l’orientation de cette réforme, c’était que les Kanaks aient moins de poids électoral (…) »   Andrée Taurinya, députée LFI, s’est aussi exprimée : « Tout le monde savait que mettre le peuple kanak en minorité sur ses terres conduirait à sa colère. » Fichtre ! Daniel Schneidermann, de Libération a posté sur X : « Un peuple vivait paisible sur une terre. Survint d’au-delà des mers un autre peuple, qui avait la légitimité du malheur et la force des armes. Kanaky, Palestine : colons bagnards, colons rescapés, ttes les différences du monde. Mais tant d’accents communs. » Bigre ! Renaud Camus, sortez de ces corps.

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Le plus comique de cette tragique histoire, c’est que la gauche tient sa poétesse du Grand Remplacement en la personne de Madame Taubira. Remise de sa piteuse campagne électorale pour les présidentielles, elle vient de ressortir la lyre pour la mettre au service des Kanaks. L’aède du Maroni avait, on s’en souvient, confié à Augustin Trapenard avoir recours à la poésie pour convaincre, « quand ça tire de partout. » « Ce qui me vient alors, ça n’est pas une théorie philosophique, politique ou doctrinale, ce sont des vers cinglants ou attendrissants… En tout cas, c’est une parole de poète ou de poétesse, une image dessinée par les mots qui résume la situation ou qui éclaire ce que j’essaie de dire. » Ainsi, notre mâche-laurier n’a pu s’empêcher de rimailler, touchée au cœur par la sujétion des Kanaks qui n’est pas sans lui rappeler celle des Guyanais. En 2007, on s’en souvient, la dame avait déclaré à propos de la Guyane : « Nous sommes à un tournant identitaire : les Guyanais de souche sont devenus minoritaires sur leurs propres terres. » Madame Taubira ne s’oppose donc pas à une définition ethnoculturelle de la Guyane, définition qui vaut aussi pour la Nouvelle-Calédonie. Elle ne condamne cette définition que quand il est question de la France métropolitaine.

Poésie « décoloniale » sur les réseaux sociaux

L’Inspirée s’est donc fendue sur X d’un poème en prose à la fois enfantin et pontifiant. L’objet littéraire, pompeusement intitulé : « Mon communiqué sur la situation en Nouvelle-Calédonie », expose tout d’abord la légitimité des Kanaks à ne pas vouloir se laisser envahir.

« Un peuple en ces lieux refuse de décliner, de dépérir, de s’éteindre.
Ou simplement de se faner, de renoncer à lui-même.
Ils sont ainsi, les peuples : attachés à leurs racines, leurs cultures, leurs mythes, leurs histoires, leur géographie (…) »

La poétesse aurait-elle été maraboutée par Éric Zemmour ? Puis la dame dont on sait qu’elle aimait Césaire ajoute, certainement pour apaiser la situation :

« On ne sort de l’histoire coloniale, de l’empire colonial, des séquelles coloniales, des vestiges coloniaux, des mécanismes et des engrenages, on n’en sort que par la rupture. »

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La pythonisse avisée poursuit, n’oubliant pas au passage, d’écornifler le gouvernement :

« La dénégation, candide ou lâche, n’est pas une voie. Les forfanteries d’État sont stérile provocation et infantilisme. Et dans ces cas-là, l’amateurisme est un cynisme. »

Et notre chantreresse conclut sa tirade d’élève de quatrième sur une véhémente affirmation de la solidarité universelle avec des kanaks en lutte contre le Grand remplacement.

« De partout nous sommes solidaires de toutes celles et ceux qui, là, maintenant, sur cette terre kanake en ébullition, envers et contre tout, refusent l’injustice et les inégalités, récusent ce destin de désespoir et de violence. Refusent de le subir. Refusent de l’infliger. Égalité et fraternité ?
Responsabilité. »

La gauche, pour le Bien de la France, pense donc comme « l’essstrême droite ». À condition, bien sûr, qu’il ne soit pas question de la Métropole.

Benoît Rayski, à l’affiche pour toujours

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Benoît Rayski © SIPA

Le journaliste et écrivain Benoît Rayski est mort le 20 mars. Fils d’Adam Rayski, chef politique de l’Affiche rouge, il a entretenu la mémoire de la Résistance communiste. Mais nombre de ses confrères ne lui ont pas pardonné d’avoir « viré à droite ».


Du dernier « grand » France-Soir, sous Lazareff, au Matin de Paris de la Belle Époque, celle de Théret, puis de Max Gallo, pour qui il nourrissait une étonnante tendresse, de Passage, où il fut mon rédac’ chef, à Globe, où il avala quelques couleuvres du nom de Duras ou d’Arafat, de Causeur à Atlantico, Benoît Rayski fut un journaliste impénitent, obstiné, incapable d’indifférence à l’actualité et donc au monde.

Il fut aussi l’auteur de quelques beaux livres. Livres brefs, denses, utiles. Je crains qu’on les oublie comme déjà son auteur : L’Enfant juif et l’Enfant ukrainien, son premier ouvrage paru en 2001 – qu’il serait urgent de relire ces temps-ci ; L’Affiche rouge – témoignage de ce lourd héritage que fut le groupe Manouchian; J’ai pour la France une étrange passion – hommage que ce petit juif toujours un peu polonais, et pas mal contrarié, ne cessa de rendre à sa patrie. Ou encore cet ouvrage tardif, Fils d’Adam : nostalgies communistes, qui révéla les ultimes vérités sur son père et, par son truchement, dévoila un pan de l’histoire du XXe siècle, vue côté coulisses, ou, pour parler comme lui, quand il se moquait des tailleurs juifs du 11e arrondissement, « côté doublure ».

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Graphomane entêté, Benoît avait le sens de la formule et écrivait sans bavure. Il vivait en écrivant. Écrire ou vivre, pour lui, il n’y avait aucune différence.

Que sa mort ait pu passer inaperçue moins d’un mois après que la République a accueilli en grande pompe, au Panthéon, Manouchian et ses camarades, dit quelque chose de ce pays hémiplégique. Manouchian était le chef militaire du groupe dit de « l’Affiche rouge », tandis qu’Adam Rayski, le père de Benoît, en était le chef politique. Benoît a grandi dans leur ombre. Faux immigré mais toujours un peu exilé, il a fait revivre dans son livre L’Affiche rouge chacun de ces résistants, personnellement, filialement, précisément. C’était sa famille assassinée. Et personne, même dans Le Monde, même dans L’Huma, et ne citons pas Libé, ne lui a tressé l’éloge qu’il méritait.

Des amis, des compagnons, des collègues, des femmes, il en a eu bien sûr, mais surtout, des enfants. Je n’ai jamais connu un homme qui adorait à ce point ses petits. Il m’a confié un jour qu’il aurait aimé les faire lui-même et, faute de le pouvoir, au moins les récupérer à la naissance et les garder pour lui tout seul ! Un type bizarre, l’ami Benoît ; mais aussi une capacité d’analyse politique et humaine peu commune.

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Il a été inhumé au Père-Lachaise, dans le caveau de son père, pas loin du mur des Fédérés, chez lui en somme, dans l’arrondissement où tout a commencé avec la Naïe Presse, cet incroyable journal de l’entre-deux-guerres, composé en yiddish et lu exclusivement par les juifs-polonais-communistes-du-onzième-arrondissement, dont Adam fut l’un des rédacteurs en chef.

Benoît était un ami fidèle jusqu’au bout du cœur qui n’oubliait jamais de se manifester.

Il ne le fera plus.

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Emprise virile

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"Heroico", Film de David Zomana © Paname Distribution

Les impressionnantes murailles de l’architecture castrale aztèque sont la toile de fond ultra-photogénique de Heroico, film dont le prologue rappelle irrésistiblement la fameuse séquence de Full Metal Jacket (Stanley Kubrick), mais transposée dans le Mexique contemporain. Eugenio, l’adjudant chargé du dressage de ces fraîches recrues incorporées au Collège militaire de Mexico, pour en faire de futurs officiers, revêt ici les traits juvéniles et les mines faussement doucereuses d’un parfait sadique. L’excellente interprétation de Fernando Cuautle, comédien de 28 ans au visage glabre, d’une féminité ambigüe, lui confère une dimension authentiquement inquiétante, liée à l’inavouable lubricité d’un personnage dont les péripéties du film nous dévoileront le caractère pour le moins névrotique…

Ces cadets promis à toutes les brimades possibles, les gradés les désignent du sobriquet potros (poulains). Parmi ces futurs purs-sangs de la grande muette, Luis, indigène et fils de militaire, ne s’est engagé que pour subvenir aux besoins de sa mère, esseulée, pauvre et diabétique. Campé avec retenue par le très beau Santiago Sandoval Carbajal, Luis, dont la vulnérabilité est vite repérée par Eugenio, devient son « protégé », privilège qui ne va pas sans contreparties. Contraint de prêter main forte, malgré lui, à de violentes extorsions aux domiciles de bourgeois terrorisés (voire davantage), expéditions organisées en secret par une brochette de soldats-voyous dont l’addiction collective aux snuff movies ne suffit pas à calmer les ardeurs, le garçon, entre deux permes de plus en plus angoissées, tentera en pure perte d’alerter la plus haute hiérarchie du camp, en la personne du général lui-même. En vain : l’armée, église hermétique, a sa propre loi.

Plans fixes, image soignée, rétention de musique : Heroico, deuxième long métrage de David Zomana, gros succès en salle au Mexique puis sur Amazon Prime, ne manque ni de qualités formelles, ni d’efficacité narrative. La gradation dans l’horreur, jusqu’aux terribles séquences du dénouement, ne laissent pas de marbre. Cela dit, pour nous prouver quoi ? Qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du Mexique ? Sans doute, mais est-ce que cibler l’appareil militaire est vraiment la priorité ? Le régime de terreur dans lequel sont entrées désormais des régions entières du pays a partie liée avec le narcotrafic international. C’est là, pour ce qu’on en sait, une réalité autrement corruptrice. 


Heroico. Film de David Zomana. Mexique, couleur, 2023.
Durée : 1h28. En salles le 22 mai 2024