Les vacances imposent-elles la vacance de l’esprit ? Autant profiter de ce répit estival pour moissonner les sillons de sa bibliothèque. Sous le soleil d’août, votre serviteur y a passé sa charrue. Lectures par les champs et par les grèves…
La Bessarabie, pour qui l’ignorerait, correspond à cette région aujourd’hui partagée entre la Moldavie et l’Ukraine, et qui fut cette vieille province roumaine qu’au siècle dernier se disputèrent les puissances ennemies. Cristian Mungiu, l’immense cinéaste roumain – cf. 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007), Baccalauréat (2016), R.M.N (2022) donne voix, dans un petit livre bouleversant, à sa grand-mère née et morte avec le XXème siècle, au croisement de la double tragédie nazie et communiste. Une vie roumaine, sous – titré Tania Ionascu, ma grand-mère de Bessarabie, a la même force, la même âpreté sans phrases qu’on connaît au cinéma de Mungiu.
Récit à la première personne, narré sur la base des longues conversations que le cinéaste eut avec ses grands-parents – « la guerre, l’exode, les destins brisés, leur jeunesse perdue et les difficultés rencontrées » – et sur les notes où, vers le milieu des années 90, il entreprend de recueillir les souvenirs de celle dont il dit comprendre à quel point « elle avait eu une vie vraiment triste », c’est le scénario implacable d’une réalité qui dépasse la fiction : une famille comme tant d’autres, prise en étau dans les mâchoires de l’Histoire, dévorée par ses enjeux et ses bouleversements. « Durant la Première Guerre, comme la Bessarabie était encore dans l’empire russe, Papa combattait pour eux », raconte Grand-mère, déroulant le fil de la tragédie. « Quand la révolution bolchevique a commencé (…) personne ne savait à quoi ressemblerait la nouvelle Russie »… Une enfance dans le quartier moldave de Cahul, une mère qui garde « son argent entre les draps, à côté des roubles de la Première Guerre »…
Plus tard, ses fiançailles avec Petre, en août 1938, une dot insuffisante pour prétendre se marier avec un officier de l’armée roumaine, l’arrivée des Russes à Cahul, l’arrestation du père de Tania, l’exil vers Chisinau (capitale de l’actuelle Moldavie)… « C’était juin 1941 et la Bessarabie venait d’être reprise aux Russes », poursuit Tania Ionascu. « Hristache, mon cousin, avait été engagé comme chauffeur. Du temps des Russes, il avait travaillé comme chauffeur. Maintenant, il conduisait les camions des Allemands (…). On lui avait ordonné de transporter en camion des Juifs dans une forêt pour les exécuter là-bas. Il avait fini par boucher le trou entre la cabine et le container pour ne plus les entendre le supplier et les laisser partir. À côté de lui, il y avait un Allemand qui le pointait de son arme en lui indiquant la route. Il conduisait et il pleurait ».
C’est le genre de passage qui, dans le livre, vous noue la gorge. Comme l’on sait, la Roumanie du maréchal Ion Antonescu s’engage aux côtés de l’Axe de 1940 à 1944. « Puis un jour, à la radio, j’ai entendu que la Roumanie avait changé de camp et que nous étions les alliés des Russes. Je n’y comprenais rien (…) Ce qui était incompréhensible surtout, au-delà des engagements politiques pris en haut lieu, c’était comment cela allait se passer concrètement, ce changement de camp ». L’officier royaliste Petre « se retrouva donc prisonnier avec toute sa compagnie (…) tous ceux qui sortaient du rang étant sommairement abattus ». Les autres sont envoyés en Sibérie. Arrive l’après-guerre, avec son nouveau lot d’horreurs sans nom : « Nous avons abattu durant l’hiver tout le reste de notre forêt, et on a vendu tout l’or qui nous restait. C’est ainsi que les derniers objets qui me rattachaient à Cahul ont disparu ». La collectivisation fait d’eux des koulaks, parias du nouveau régime. La mère de Tania passera huit années en Sibérie, avant de devenir « domestique au Kazakhstan ». Son père, lui, est « mort à Penzo, près de Moscou, peu de temps après la perte de la Bessarabie ».
Au terme du récit de ces atrocités, Mungiu, dans un post-scriptum d’une trentaine de pages, reprend la parole : « Il s’appelait Petru, mais Grand-mère l’appelait Petre. Petru Ionascu. Elle, elle s’appelait Tatania, mais sa sœur et les adultes l’appelaient Tania ». Et de se retourner vers cette enfance qu’il a passé auprès de ses grands-parents, vers cette maison de Bessarabie, spoliée par le communisme. De ces déchirements témoignent aussi les photographies insérées dans ce volume, comme une ponctuation indélébile.
À lire : Une vie roumaine. Tania Ionascu, ma grand-mère de Bessarabie, de Cristian Mungiu (traduit du roumain par Laure Hinckel. Préface de Thierry Frémaux). Marest, 2024 186 pages.
Refus d’obtempérer. Pleurant la disparition tragique de son époux, gendarme, fauché en service par un multirécidiviste, Harmonie Comyn a estimé que le laxisme de nos responsables politiques actuels et passés était responsable de la mort de son mari.
Posée, calme, déterminée, digne, elle prend la parole. En peu de mots, tout est dit. Sous le soleil de Mandelieu (06), celle qui vient de perdre son mari, le gendarme Comyn, tué – assassiné – par un criminel de la route, un de ces multirécidivistes de la délinquance toutes catégories comme notre pays en compte tant et tant, dresse le plus parfait, le plus sobre, le plus net, le plus sévère des réquisitoires. « La France a tué mon mari », lâche-t-elle. Elle prend soin de répéter, détachant chaque mot, afin de bien marquer que ce qu’elle profère-là est réfléchi, pleinement assumé. Elle ne vitupère point, elle constate. Constat d’une lucidité certes glaçante, mais exemplaire. « Par son insuffisance, son laxisme, son excès de tolérance, la France a tué mon mari. » Les mots sont durs, les mots sont forts, les mots sont dérangeants. Tout simplement parce qu’ils sont vrais.
Il se trouve que je suivais la cérémonie d’hommage de Mandelieu sur la chaîne BFMTV. J’ai pu alors mesurer la profondeur du malaise que ces paroles-là, cinglantes, tranchantes si calmement prononcées, provoquaient chez les effarouchés du réel, les aseptiseurs patentés du système. Le premier mot de commentaire qui leur vint à la bouche est « colère ».
Colère, qu’ils répétaient à l’envi, se passant la parole, y revenant sans cesse. Pourquoi ce mot-là, avec une telle insistance, et non un autre ? Pour une raison évidente, assez basse mais évidente. Il ne fallait pas que la dureté du propos pût apparaître comme raisonnée, réfléchie. Il fallait qu’on fût amené à l’imputer à une bouffée d’irrationnel, une surcharge émotionnelle, une exaltation incontrôlée due à la violence du chagrin. Il fallait instiller dans l’esprit du téléspectateur que, de ce fait, les mots outrepassaient la pensée de la locutrice. Et que, très probablement, une fois qu’elle aurait retrouvé ses esprits, dominé sa souffrance, ce ne seraient pas de telles paroles, si incisives, si accusatrices qui lui viendraient, ce ne serait pas ce terrible réquisitoire-couperet. Voilà ce que le recours appuyé, lourd, très lourd, au mot « colère » était censé nous donner à croire.
TF1, partageons des ondes positives
Or, rien de cela chez cette femme, cette veuve courage. Brisée de douleur sans doute, mais debout. Debout ! Ce n’est pas la colère qui domine la pensée qui s’exprimait par sa bouche, mais la colère maîtrisée. La colère de la raison blessée, héroïque et magnifique d’une Antigone qui – au-delà du souffrir – ose défier Créon, le roi, le pouvoir.
D’ailleurs, il faudra qu’on nous dise comment ces mots terribles : « La France a tué mon mari » ont été reçus à l’Élysée, place Beauvau, place Vendôme ! Dans son journal de 13 h, TF1 a tranché. On a censuré, carrément. On n’a gardé que le moment où Harmonie Comyn déplore le fait que le multirécidiviste assassin ait pu se trouver encore en circulation sur le territoire national. Il paraît que dans le jargon des métiers de la télévision cela s’appelle « le service minimum ».
Jusqu’à aujourd’hui, les résidents de « Big Apple » étaient autorisés à laisser leurs sacs de détritus dans la rue, ce qui favorisait la prolifération des surmulots.
Christophe Colomb avait découvert l’Amérique. Aujourd’hui, le maire de New York découvre les poubelles. Lors d’une conférence de presse donnée le 8 juillet 2024 et largement relayée sur la toile, Éric Adams a annoncé pour Big Apple « la révolution des déchets. »
Avancée révolutionnaire : désormais, pour lutter contre les déchets, la solution avant-gardiste prônée par la mairie serait d’avoir… des poubelles!
Sur les notes d’Empire State Of Mind, M. Adams s’est avancé vers un parterre de journalistes, polo blanc ajusté soulignant une musculature avantageuse et lunettes de soleil d’aviateur crânement portées. Il poussait une poubelle, noire. Fou rire sur la toile : « La ville de New York vit dans le futur !!! », « Le maire Adams a introduit unenouvelle technologie radicale appelée poubelle que les immeubles devront utiliser. NYC progresse. » (X)
On s’amuse, mais la démarche est louable ; l’intention, excellente. Si on vous dit NYC, vous pensez Times Square, Brooklyn Bridge ou Broadway, jamais poubelles ni rats. Vous avez tort ! 8,3 millions de New-Yorkais produisent plus de 6 millions de tonnes de déchets par an qui finissent dans des sacs-poubelles entreposés dans la rue avant leur ramassage. Les créateurs du « Commissioner’s plan of 1811 » (schéma quadrillé de Manhattan) n’ont en effet pas imaginé les ruelles et contre-allées qui auraient permis d’entreposer bennes à ordures et poubelles communes ; les bâtiments originels ont été pensés sans local à poubelles. On s’en est toujours accommodé, mais la population croît et avec elle ses déchets qui attirent une population de surmulots de compétition.
Le problème est devenu incontournable ; le maire l’a compris, il faut frapper un grand coup ; prendre des mesures drastiques. Dès le 12 novembre, les immeubles comptant un à neuf appartements devront s’équiper de la poubelle officielle qui accueillera leurs déchets. L’édile ne « laissera rien passer » et les amendes vont tomber comme à Gravelotte. Il convient aussi d’encourager le tri sélectif, les New-yorkais sont donc invités à se procurer des poubelles de couleurs pour réceptionner métal, verre et plastique. À New York, la révolution est en marche !
Née en Belgique, naturalisée américaine, écrivain français et… première femme élue à l’Académie française, Marguerite Yourcenar fut, aussi, follement amoureuse d’André Fraigneau – mais non seulement. Christophe Bigot publie un « roman » passionnant à propos de ses dernières années.
Cela n’arrive pas souvent – du tout. La règle ? On ouvre beaucoup de livres (on a toujours « faim »), on lit 20 pages ou 50, et puis on arrête : on a déjà lu ça. Et puis c’est la rentrée : pléthore de livres à découvrir, il faut parfois s’en remettre aux premières impressions : les battements du cœur sont comptés et, comme disait Montherlant : « Méfiez-vous du premier mouvement, c’est le bon. »
Épatant
L’exception ? On ouvre – toujours en supposant refermer assez vite mais on vérifie cependant. On hume, on lit… et il se passe quelque chose : il y a quelqu’un. On écoute. On poursuit sa lecture. Et on finit le livre – épaté.
C’est exactement ce qui nous est arrivé avec le récit romancé de Christophe Bigot, à propos des dernières années de Marguerite Yourcenar (1903-1987) : cela commence au tournant des années 80. Yourcenar vient de perdre sa compagne, son alter ego, Grace Frick (traductrice, en outre, de son œuvre en anglais). Elle a 76 ans, elle va entrer à l’Académie française, être publiée (de son vivant) dans la Pléiade, etc.
Le récit de Bigot porte en particulier sur la dernière « histoire d’amour » de Yourcenar avec Jerry Wilson, photographe américain homosexuel âgé de 30 ans. Et, en dépit de la ténuité apparente de l’amour-alibi, on ne lâche pas le livre. Bigot a tout lu à propos de Yourcenar, de Jerry. On croise souvent le grand amour déçu (et pour cause) de Yourcenar : André Fraigneau (nous avons publié à son propos dans Causeur).
Les dialogues crépitent, d’une intelligence et d’une sensibilité rares : tout sonne vrai, constamment subtil. L’œuvre et la vie de Yourcenar sont fréquemment évoquées : c’est bien sûr beaucoup plus que « l’histoire d’amour de Marguerite et Jerry » – même si celle-ci est très signifiante (et terrible).
On dit merci
On avait commencé « à cause » de Yourcenar, parce que cet écrivain ne nous indiffère pas. On a terminé « grâce à » Bigot – qui signe un livre rapide, nerveux, d’une grande intensité et maîtrisé de bout en bout : le tragique perce – mais à aucun moment Bigot ne sacrifie à la sensiblerie.
Qui aime Yourcenar, la Grèce, l’amour, la littérature et l’intelligence ne peut faire l’économie de ce livre. Christophe Bigot, 48 ans, normalien, agrégé de Lettres modernes, professeur de khâgne, est surtout un bel écrivain, que nous découvrons grâce à Yourcenar (c’est son 7ème livre) et que nous sommes heureux de saluer ici, même brièvement. On a lu. On a aimé. On dit merci. La littérature a, aussi, à voir avec la gratitude.
Un autre m’attend ailleurs, de Christophe Bigot, La Martinière, 305 p.
À LIRE aussi : l’indispensable « Dictionnaire Marguerite Yourcenar », dirigé et préfacé par Bruno Blanckeman, chez Honoré Champion – en… poche ! Donc cadeau et usuel non négociable.
Et toujours : Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi – Éditions de Paris-Max Chaleil. À propos de 600 écrivains, français ou « étrangers ».
Comment mettre fin à la tyrannie des minorités en Occident, et au racket idéologique du wokisme culpabilisateur ? Le penseur libéral canadien Eric Kaufmann s’attaque à la question et apporte des solutions politiques, dans un gros livre, que notre contributrice la démographe Michèle Tribalat vient de finir.
Eric Kaufmann est un universitaire canadien libéral qui enseigne à l’université de Buckingham au Royaume-Uni. Il s’opposa aux manifestations radicales de la gauche culturelle dans le monde occidental au milieu des années 2010 et devint alors une de ses cibles mais fut plus tard défendu par l’organisation Free Speech Union créé au Royaume-Uni en 2020. Après le massacre du 7 octobre et la mobilisation pro-palestinienne dans les universités qui a suivi, il comprend que quelque chose ne tourne pas rond dans la culture des élites et des jeunes. Il qualifie leur socialisme de culturel en raison de l’accent mis sur le récit culturel comme source de pouvoir et de « privilèges ».
Les quelques victoires remportées contre ce socialisme culturel (lois anti-DEI et anti-TCR[1] dans certains Etats américains, arrêt de la Cour suprême de 2023 bannissant l’Affirmative Action…) ont pu laisser croire aux Libéraux et aux Conservateurs que le vent était en train de tourner.
Eric Kaufmann pense qu’il va être difficile de sortir de cette hégémonie qui s’est construite depuis plus d’un siècle autour de la sacralisation de la race. Tabou qui a « fait des petits » depuis avec le sexe et le genre, de sorte que l’on a aujourd’hui une sacralisation de la race, du sexe et du genre, sainte trinité du monde occidental. Comment sortir du racket idéologique selon lequel la minorité est le bien et la majorité le mal ?
Vers un nouveau libéralisme
Le wokisme émerge d’une symbiose entre les gauches libérale et illibérale. La différence entre les libéraux modernes et les radicaux n’est, en effet, qu’une question de degré. Le socialisme culturel se distingue du socialisme marxiste, mais partage sa vision oppresseur/opprimés. L’affrontement liberté/égalité se situe maintenant sur le terrain culturel plus qu’économique. Alors que la perspective culturelle libérale promeut un traitement égal pour un résultat optimal dans tous les groupes, le socialisme culturel vise l’égalité de résultats de groupes définis par la race, le genre et la sexualité plus que la classe ou la richesse. Le socialisme culturel cherche à maximiser les résultats des groupes défavorisés en réécrivant l’histoire pour faire honte aux Blancs majoritaires. Il privilégie un progressisme maximaliste et nourrit le populisme et la polarisation. Il partage avec les économistes socialistes les valeurs d’équité et d’égalité, mais attache plus d’importance qu’eux à la morale du soin et du préjudice. Ce style plus émotionnel du socialisme culturel produit un environnement fébrile, favorable à la religiosité. Le revers de la médaille de l’empathie pour les « opprimés » c’est la perte d’empathie pour ceux qui cumulent moins de points d’oppression et la possibilité que cela finisse par tourner à la violence.
Les institutions doivent être aussi autonomes que possible mais, lorsqu’elles s’engagent dans l’illibéralisme et l’endoctrinement et perdent ainsi la confiance de la population, elles devraient céder une partie de leur autonomie. Eric Kaufmann pense que ce sont des gouvernements conservateurs qui, après avoir gagné les élections sur le thème de la « guerre culturelle », permettront à la gauche modérée de convaincre son parti d’abandonner ses positions socialistes culturelles impopulaires. Un nouvel optimum permettrait alors à la culture des majorités blanches et masculines de s’exprimer sans évincer ou contester les voix minoritaires comme par le passé et de retrouver ainsi une société plus harmonieuse et créative.
Montée du tabou de la race et nouvelle moralité publique
Les individualistes bohèmes des années 1910 sont les précurseurs de l’hostilité envers la majorité ethnique et la tradition et les précurseurs de la valorisation des minorités, portée plus tard à son paroxysme. Cette idéologie a gagné en influence après les deux guerres mondiales et la chute du communisme. Avec le mouvement des droits civiques des années 1955-65 et la montée du tabou racial, émerge une forme de gauche identitaire. C’est une triple révolution avec le passage de la classe à l’identitaire, le rétrécissement de la morale privée au préjudice et au soin et la réduction de la morale publique autour de nouvelles normes (le racisme auquel viendra s’ajouter le sexisme, l’homophobie…).
Si le racisme, sans disparaître, déclina fortement dès les années 1960, il était tentant pour l’entrepreneur moral, une fois le tabou en place, de « brandir cette puissante baguette magique » pour se faire valoir ou salir un adversaire politique. Pour Shelby Steele, qui a écrit sur la culpabilité blanche[2], « on ne peut éprouver de la culpabilité pour quelqu’un sans lui céder le pouvoir ». L’Amérique blanche cherche sa rédemption à travers les programmes sociaux et l’Affirmative Action après que Lyndon Johnson, en 1965, a ouvert la porte à la transgression du traitement égal en prônant une égalité de résultats. C’est bannir la discrimination raciale en théorie tout en la rendant obligatoire en pratique. Symbolique et disculpatoire, cette démarche narcissique permet de manifester sa vertu tout en cherchant à garder un ascendant en créant une culture de la dépendance. L’identité éclipsa la classe dans le panthéon de la gauche occidentale et peu de radicaux échappèrent à ce que Tom Wolfe a joliment nommé le syndrome « radical chic ».
Pour Eric Kaufmann, « c’est le radicalisme noir et le socialisme tiers-mondiste et non la théorie critique de l’école de Francfort[3], qui sont à la base du wokisme ». En acceptant la culpabilité blanche et la sacralisation de la race et en s’identifiant au sort des minorités, une grande partie des libéraux de gauche se sont rangés du côté des radicaux. Rappelons le sort de Patrick Moynihan vilipendé pour son rapport sur la famille noire (1965). Gayatri Spivak parle d’« essentialisme stratégique »: la race et le genre sont des constructions sociales, mais appuyons-nous sur elles comme si elles étaient réelles pour combattre l’oppresseur blanc. « Ironiquement, ce que le postmodernisme a produit c’est le type de « grand récit » qu’il disait vouloir démasquer ».
« L’université est le « ground zero » du wokisme »
C’est à l’université que se produisit le passage du relativisme moral des années 1990 à l’absolutisme moral des années 2010. L’entrée des baby-boomers dans le corps professoral a donné un coup de fouet au socialisme culturel et à la désoccidentalisation des programmes, évolution qui n’aurait pu réussir sans le consentement passif de la gauche libérale. Les « speech codes » ont envahi les universités. Ce triomphe du socialisme culturel a été aussi une affaire de générations. Il s’est amplifié avec le changement générationnel et s’est institutionnalisé par la capture des organes de socialisation. Les idéologies fonctionnent comme un virus culturel : on l’attrape et on le répand. La propagation ne s’arrête que lorsque ce virus rencontre d’autres virus incompatibles avec lui : patriotisme, conservatisme ou libéralisme classique.
Ceux qui atteignent des positions d’influence et de pouvoir et contrôlent des institutions deviennent des super-propagateurs, accélérant ainsi le mouvement. S’y sont ajoutés les réseaux sociaux. Cette évolution a touché les pays occidentaux mais, ajoute Eric Kaufmann, un peu moins la France. Aux États-Unis, le glissement des élites vers la gauche, y compris dans la finance et chez les cadres d’entreprises, s’est accompagné d’un glissement des donations, des Républicains vers les Démocrates. Cette évolution culturelle s’est également imprimée dans la loi. La jurisprudence y a ajouté sa touche, notamment avec la notion d’effet disproportionné (disparate impact) qui permit d’introduire l’idée de discrimination sans l’intention de discriminer.
Des programmes de formation à la diversité sont apparus dès les années 1960, se sont multipliés et étendus ensuite. Dans les années 2000, le langage DEI était déjà là. Dans les années 2010, il est entré dans le lexique des entreprises. Mais, pour Eric Kaufmann, comme pour Shelby Steele, c’est la loi qui a suivi la culture et non l’inverse. C’est pourquoi les changements législatifs n’empêchent pas la progression du socialisme culturel aujourd’hui. On l’a vu avec l’habileté démontrée par les universités pour contourner les interdictions de l’Affirmative Action. Le climat moral antiraciste l’a emporté sur les aspects légaux.
Un « Little Brother control »
Le socialisme culturel combine illibéralisme et déculturation. Dans l’université, Eric Kaufman distingue un autoritarisme vertical, dur, qui inflige des punitions et un autoritarisme horizontal qui vient des collègues, dont la combinaison produit un effet d’intimidation. C’est le second qui domine.
Cet illibéralisme a une longue traine qui remonte aux années 1960, mais il s’est intensifié et a connu des pics. Une enquête Yougov de 2020 a montré à quel point les universitaires, sous l’emprise du socialisme culturel, s’éloignent radicalement, aux Etats-Unis comme en Grande Bretagne, du public, tout particulièrement dans les Sciences humaines et sociales. Les tièdes ou les opposants sont souvent contraints de falsifier leurs préférences (cf. Timur Kuran[4]). C’est ce qu’on a vu avec les interventions de la police britannique lors des émeutes BLM[5], sans que les policiers soient eux-mêmes des socialistes culturels convaincus. Mais ils officient sous la pression de bureaucrates et de communicants diplômés, imprégnés du socialisme culturel qui définit la moralité publique. Les jeunes, les femmes et les plus éduqués sont plus souvent embarqués dans le soutien de mesures autoritaires et certaines questions, telles que l’immigration, l’Affirmative Action, la TCR, les droits des Trans etc., deviennent des totems. Mais l’affiliation politique est aussi une ressource identitaire qui infecte les décisions non politiques. Les jeunes de gauche ont plus de préjugés que les jeunes conservateurs, et la gauche est plus discriminatoire vis-à-vis de la droite que l’inverse. D’après une enquête Yougov au Royaume-Uni en 2021, 50 % des partisans du Labour ne sortiraient pas volontiers avec un partisan conservateur contre 24 % en sens inverse. La volonté de discriminer politiquement dans ses relations amoureuses est le meilleur prédicteur de biais à l’embauche. Pour les socialistes culturels, le politique et le personnel sont inséparables. Ceux qui sont prêts à discriminer sur l’affiliation politique sont plus enclins à approuver la répression des dissidents.
La pression des pairs n’étouffe pas seulement la liberté de recherche. Elle fausse le rôle de l’université qui est de rechercher la vérité et comme l’université penche terriblement à gauche, l’autocensure appauvrit la diversité des points de vue. Professeurs et étudiants craignent avant tout leurs collègues. Les jeunes peuvent être à la fois inquiets et favorables à la culture de l’annulation parce qu’ils ont accepté la peur comme composante d’une éthique exigeante qu’ils soutiennent. L’autocensure a débordé des universités vers les milieux culturels où la gauche domine.
Impact négatif de cette morale publique sur la situation des minorités
La préoccupation de la justice sociale et les formations DEI, dans les universités mais aussi dans les entreprises, ont, au final, un impact négatif sur les minorités. Dans ses enquêtes, Éric Kaufmann a montré que les conservateurs blancs soumis à ce type de formation hésitent à critiquer un collègue noir et à l’aider à progresser de peur de dire quelque chose d’inapproprié. Phénomène que l’on retrouve à l’école et qui sape le progrès des Noirs. Par ailleurs, le socialisme culturel génère une hiérarchie des positions de pouvoir des différentes catégories de victimes. C’est pourquoi un homosexuel blanc accusé de racisme se montrera penaud.
Une mise en accusation du passé
En cherchant les responsables des maux d’aujourd’hui dans le passé, le socialisme culturel veut le purifier, au grand dam des conservateurs qui voient leur langue vandalisée. La responsabilité des crimes du passé serait intrinsèquement celle de la droite alors que les crimes de la gauche, le colonialisme et la colonisation non européens passent à la trappe.
Les sociétés les plus marquées par la morale socialiste culturelle sont particulièrement exposées aux paniques morales. Ce fut le cas au Canada lors de l’hystérie qui saisit le pays lorsqu’on découvrit, en 2015, des fosses communes d’enfants ayant fréquenté des pensionnats réservés aux indigènes. L’affabulation de génocide et la dénonciation de « négationnistes » s’est nourrie de l’inflation du nombre d’enfants y figurant, de l’indifférence au taux de mortalité bien plus élevé dans les réserves et de détails horrifiques non vérifiés par les médias. Ce qui plût beaucoup à la Chine qui en appela aux Nations unies ! Eric Kaufmann classe le Canada (à l’exception du Québec) en haut de l’échelle des pays gangrénés par le socialisme culturel devant l’Australie, la Nouvelle Zélande, les États-Unis et le Royaume-Uni.
Pour lui, juger le passé selon les standards d’aujourd’hui nous empêche d’être fiers de ce qu’ont accompli des hommes imparfaits. Les moments de forte émotion peuvent « pousser le navire » encore plus loin (Floyd !). Si nous ne sommes pas prêts à nous battre contre le moindre effacement illégitime de notre héritage, la vague du socialisme culturel risque de tout emporter.
Séisme dans la jeunesse: la montée de l’illibéralisme chez les jeunes
D’après une enquête YouGov de 2022, les étudiants universitaires sont beaucoup plus intolérants que leurs professeurs, lesquels le sont d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes jeunes, mais pas autant que leurs étudiants. Les jeunes qui passent par l’université sont plus à gauche que les autres et, d’après une étude britannique qui a suivi les individus, ces derniers, lorsqu’ils le sont, ont souvent tendance à devenir ensuite conservateurs.
Se voir comme une victime prédispose à s’identifier à des groupes que la société désigne comme « opprimés ». Ce qui explique peut-être le plus grand succès du socialisme culturel chez les femmes. Jean Twenge a montré que la proportion de jeunes filles en fin de lycée qui pensent que les femmes sont discriminées lors des admissions à l’université a bondi, passant de 30 % dans les années 1990 à 55 % dans les années 2015-18, alors qu’elles représentent 55 à 60 % des diplômés. Le genre et la sexualité jouent un rôle plus central que la race. Les groupes ethniques les plus désavantagés sont moins impactés par le socialisme culturel et, pour certains, semblent avoir un sens plus clair de leur identité.
Les opposants se rebiffent
Dans les années 2020, l’opposition a commencé à porter. Christopher Rufo a dévoilé les pratiques TCR extrémistes. Donald Trump l’a suivi en interdisant la TCR dans les formations fédérales. Si cette interdiction fut annulée par Joe Biden, Christopher Rufo avait réussi à en faire une question politique et certains États le suivirent.
Eric Kaufmann distingue trois guerres culturelles. La première a tourné autour de la libération des mœurs et du déclin de la religion avec ses aspects positifs mais aussi négatifs tels que la décomposition familiale et la hausse des maladies mentales. La deuxième s’est produite avec la hausse des niveaux d’immigration, le passage de l’assimilation au communautarisme et une polarisation accrue sur la diversité culturelle. La troisième est la guerre du socialisme culturel contre la richesse culturelle qui a avalé les deux premières. Avec celle-ci, l’alliance des libéraux avec la gauche cède la place à une nouvelle alliance possible des libéraux avec les conservateurs contre le wokisme, même si des divisions demeurent entre eux, notamment sur les questions religieuses, l’immigration et le changement démographique. Cette guerre se livre sur deux fronts : 1) la culture de l’annulation ; 2) la TCR et la théorie critique du genre.
Dans le monde anglo-saxon, les conservateurs ont longtemps été peu actifs dans la bataille des programmes d’enseignement. Au Royaume Uni, la dévolution de toujours plus de pouvoir aux écoles s’est conjuguée à une évolution du corps enseignant de plus en plus favorable aux contenus antinationaux, anti-blancs et anti-hommes. Des initiatives collectives telles que Heretodox Academy (dont Eric Kaufmann fait partie) qui regroupe aujourd’hui 4000 universités et FIRE[6] déploient beaucoup d’énergie dans le combat contre les atteintes à la liberté d’expression et le retraitement du passé.
Si les conservateurs sont à la manœuvre pour l’emporter, ils devront, pour ce faire, trouver le moyen de lier ce combat à des questions plus pressantes afin d’augmenter leur score aux élections. Ron de Santis, gouverneur de Floride est à l’avant-garde de la troisième guerre culturelle. Le Stop Woke Act interdit l’enseignement de la TCR à l’école. Au New College of Florida, Ron de Santis a remplacé le président et le conseil d’administration, dont Christopher Rufo est devenu membre. Il a congédié le responsable du programme « Diversité et équité » et supprimé les fonds qui y étaient dédiés.
La mise en actes du wokisme par les institutions qu’il a capturées nourrit le populisme, lequel provoque un retour de bâton moral woke dans un cycle infernal de radicalisation. Pour que cette contre-offensive ait quelque chance de succès, il faut que l’opposition conservatrice se montre capable de dévoiler l’illibéralisme, la déraison et les traitements inégaux qui se cachent derrière la rhétorique humanitaire du socialisme culturel.
Les dégâts de l’utopie socialiste culturelle
La régression de la liberté d’expression, en privant la discussion de points de vue divers, nuit à la prise de décisions optimales et aux performances.
Le récit promu par BLM, qui a demandé que l’on coupe les financements de la police, a abouti à la mort de milliers de Noirs.
L’Affirmative Action à l’université américaine, si elle signale la vertu des administrateurs, nuit aux minorités qu’elle prétend aider, en raison de l’effet « mismatch »[7] et crée une dépendance nocive. Des enquêtes ont montré que la victimisation porte à voir des discriminations là où il n’y en a pas. Et, comme l’a écrit Thomas Sowell, cette attitude empêche de reconnaître ce que les Noirs ont accompli par eux-mêmes[8]. La tendance à mettre le paquet pour faire progresser les femmes noires, sans souci pour ce que deviennent les hommes noirs qui, pourtant, réussissent moins bien, peut aggraver la violence domestique et nuire à la formation et la durabilité des couples.
Immigration : un abus flagrant de la race
Par un détournement de concept, le racisme a été étendu au contrôle de l’immigration, fermant ainsi le débat sur la question. La réaction des gens à l’immigration incontrôlée a stimulé le « Grand Éveil » des années 2010 et conduit à un soutien croissant de l’immigration chez les libéraux américains.
Tous ces dégâts bien visibles du wokisme caricaturent l’image de la démocratie libérale dans le monde, donne des armes à la Chine et la protège ainsi de critiques bien légitimes.
En étouffant la liberté de contestation, l’Occident détruit ce qui a fait son succès.
Propositions d’Eric Kaufmann pour résister à la montée du socialisme culturel
Il faut d’abord une alliance entre libéraux culturels et conservateurs pour restaurer une normalité, sans jeter l’égalitarisme culturel, tout en visant un meilleur équilibre de valeurs rivales. Il faut restreindre la capacité des institutions à interpréter de manière toujours plus étendue les lois. Pour ce faire, Eric Kaufmann plaide pour une recentralisation du pouvoir de ces institutions afin de réinstaurer une impartialité politique. Une intervention gouvernementale est également nécessaire auprès d’organisations en situation de quasi-monopole (Google, X, Facebook, mais aussi universités d’élites, musées…) pour parvenir à une impartialité politique et au respect des droits des citoyens.
Homme de gauche, Eric Kaufmann, s’il le regrette, pense que l’offensive ne pourra être menée que par les conservateurs : « Malheureusement, [ces réformes] devront probablement être menées par la droite, avec un succès électoral permettant à la gauche centriste de suivre le mouvement » (je souligne). Pragmatique, il ne dédaigne pas le secours que pourrait apporter la NRA[9], qui n’a rien pour lui plaire, si ce n’est sa défense de la liberté d’expression et de la protection de l’héritage, ni celui de la droite religieuse, qui ne lui plaît pas plus, mais peut être mobilisée pour faire pression sur l’administration scolaire.
Le recours à un contre-langage woke est nécessaire pour démasquer le projet réel du socialisme culturel. Par exemple, en remplaçant Affirmative Action par discrimination contre les Blancs, les Asiatique et les hommes ou TCR par racisme anti-Blancs.
En matière de langage, les citoyens jouent un rôle déterminant pour résister aux mots à la mode, aux initiatives DEI, y compris dans les conversations privées. Eric Kaufmann donne à la contextualisation du passé et du présent une priorité absolue. C’est au gouvernement de façonner les programmes scolaires en mettant l’accent sur les excès des régimes totalitaires, avec lecture obligatoire des Cygnes sauvages (Chine), de 1984 et de L’archipel du goulag. Il doit aussi imposer une histoire contextualisée de l’esclavage et de la colonisation qui ne sont pas des péchés seulement occidentaux et interdire la TCR et la théorie critique du genre dans l’attente de plus d’équilibre dans le traitement de ces sujets.
Le handicap du « travers » libertarien des conservateurs
Si le changement ne peut venir que de la droite, le problème avec les conservateurs, c’est leur obsession de la libre concurrence, leur opposition aux interventions de l’État et leur souci de ne pas être mal vus pour racisme supposé. On l’a vu au Royaume-Uni où les conservateurs, après le Brexit, ont voté une nouvelle loi plus favorable à l’immigration alors que l’immigration avait été un point fort de la campagne contre l’UE. La tâche la plus urgente des libéraux-conservateurs classiques est d’en finir avec l’idée conservatrice d’un gouvernement restreint et le biais consistant à répondre à tout par des solutions de libre concurrence. Ron de Santis est en avance pour ses actions dans le secteur public. Pour le secteur privé, les gouvernements pourraient exiger que les oligopoles de la Tech leur donnent accès aux algorithmes afin de vérifier les pratiques d’exclusion et refuser les transactions avec les entreprises qui imposent à leurs employés des tests TCR ou DEI. Un boycott de ces entreprises suppose une mobilisation des citoyens, laquelle peut être encouragée par ces actions gouvernementales.
Un monde post-woke tel que le voit Eric Kaufmann
Dans le monde post-woke d’Eric Kaufmann, tous les groupes pourraient s’affirmer, y compris le groupe majoritaire mais sans devenir hégémonique. Le talent serait privilégié pour le bien de tous. Le trauma ne serait plus considéré comme génétiquement transmissible et ne serait plus une arme dédouanant les individus de leurs obligations. Il faudrait en finir avec la culture de la victimisation qui enfonce au lieu d’aider. L’humour y serait cultivé subtilement à l’égard de tous, invités à supporter les blagues sur eux-mêmes. Une femme resterait une femme dans la vie publique, en accord avec la science, sans empêcher ceux qui pensent qu’une trans-femme est une femme de l’exprimer. Des compétitions sportives spéciales seraient organisées pour les trans. Ce qui permettrait de valoriser une minorité sans dévaloriser les catégories et traditions majoritaires.
Mais Eric Kaufmann condamne l’universalisme libéral qu’il juge irréaliste. Une identité nationale fondée sur des valeurs universelles ne suffit pas à nourrir le besoin d’enracinement des individus. La diversité identitaire ne serait pas un problème tant que tous s’identifient à la nation. Il prône plutôt « un certain contrôle de la représentation des groupes », sans aller jusqu’à un égalitarisme culturel, mais en visant une « représentation la plus équitable compatible avec le libéralisme » et un équilibre entre les traditions et identités de la majorité et celles des minorités. Il est en faveur d’un « multivocalisme » et hostile, en bon libéral anglo-saxon, aux pratiques qu’il juge illibérales de la France telles que l’interdiction de la burqa.
Il faut dire que sa vision de la France est un peu caricaturale puisqu’il reprend l’antienne d’un pays « qui interdit la collecte de données ethniques » et semble ignorer l’existence d’une identité substantielle française dépassant l’attachement à quelques grands principes. J’ai déjà écrit ce que je pense de l’alternative « multivocaliste » d’Eric Kaufmann à propos de son précédent livre Whiteshift[10]. Je n’y reviens pas.
Le président Emmanuel Macron assure qu’il n’est en rien responsable de l’interpellation – très commentée – de l’informaticien franco-russe Pavel Durov, cofondateur de la messagerie cryptée Telegram.
La dérive illibérale du macronisme signe son échec. La fin politique d’Emmanuel Macron est liée au chaos qu’il a créé, croyant en sortir vainqueur. Ce mercredi, il était toujours en recherche d’un Premier ministre suffisamment aimable pour accepter de lui sauver provisoirement la mise.
Déplorables de droite, indésirables de gauche…
Toutefois, la démission du chef de l’État devient une hypothèse crédible, tant son régime recroquevillé offense la République. En effet, non content de vouloir exclure le RN, parti qui fédère 80% des votes de droite, mais aussi le NFP et ses 7 millions d’électeurs (soit, au total, 18 millions d’indésirables !), Macron a avalisé de surcroit la généralisation d’une mise en surveillance des opinions. Dès lors, apparaît un pouvoir en rupture avec la démocratie. L’arrestation, le 24 août à l’aéroport du Bourget, du fondateur de la messagerie cryptée Telegram, le franco-russe Pavel Durov, au prétexte d’un manque de modération sur sa plate-forme, est venue ajouter un voile noir sur la liberté d’expression, qui n’est plus qu’une expression. Mardi, le président a voulu s’exonérer de cet acte de police judiciaire en assurant : « La France est plus que tout attachée à la liberté d’expression et de communication (…) Dans un État de droit (…), les libertés sont exercées dans un cadre établi par la loi pour protéger les citoyens et respecter leurs droits fondamentaux. C’est à la justice, en totale indépendance, qu’il revient de faire respecter la loi. L’arrestation du président de Telegram sur le territoire français a eu lieu dans le cadre d’une enquête judiciaire en cours. Ce n’est en rien une décision politique. Il revient aux juges de statuer ». En réalité, la législation qui a permis l’arrestation de Durov est la traduction fidèle de la volonté élyséenne de trier les idées et de faire taire.
Retrouvez « Remis en liberté », les carnets d’Ivan Rioufol, mercredi prochain dans notre magazine de septembre
En choisissant, le 27 juin, de reconduire le commissaire Thierry Breton dans ses fonctions, Macron a avalisé le combat mené par l’Union européenne pour contrôler les réseaux sociaux, au nom de la lutte contre la haine et le racisme. Or ces deux termes ne répondent à aucune définition juridique et permettent toutes les censures morales. La mise en garde à vue de Durov préfigure-t-elle celle d’Elon Musk, le patron de X (ex-Twitter), lors d’un prochain passage en France ? En sommant, en vain, le milliardaire de se soumettre à la modération de l’UE, Breton a ouvert la voie à une généralisation de la répression des patrons de réseaux sociaux. Dans le même temps, Mark Zuckerberg (patron de Facebook et Instagram) a reconnu, lundi, avoir dû censurer, sous la pression de l’administration Biden, des informations liées au Covid ou à l’affaire Hunter Biden, officiellement présentée à l’époque comme une fake-news russe.
Dissidents inquiets
Cette dérive totalitaire contre les opinions dissidentes ne s’arrête pas à l’internet. L’acharnement du système macronien a encouragé l’Arcom, gendarme de l’audiovisuel, à priver NRJ 12 et C8 de leur diffusion et à mettre sous surveillance la trop libre CNews. Précédemment, c’était la chaîne russe RT France qui avait été interdite. Des journaux d’opposition comme France Soir, L’Incorrect, Causeur, Valeurs Actuelles, etc., sont eux aussi les cibles de mécanismes d’étouffement qui, s’ils ne répondent pas directement aux ordres de l’Élysée, ne sont en rien contrariants pour la macronie et sa quête hygiéniste, y compris dans le lavage de cerveau et l’opinion propre.
À la France des Lumières a succédé la France des petits flics de la pensée officielle. Face à eux, le refus d’obtempérer devient un devoir.
Grand amateur de littérature d’espionnage, notre chroniqueur ne tarit pas d’éloges sur l’œuvre de Trevanian, un Américain d’une intelligence rare, d’un cynisme accompli, ancien résident du Pays basque français — homme de goût donc, et de convictions.
Peut-être vous rappelez-vous La Sanction, un film de et avec Clint Eastwood, lancé sur la face nord de l’Eiger, en Suisse, avec une équipe dont il doit éliminer l’un des membres — sans savoir lequel. Le roman dont est tiré le film est signé Trevanian, nom de plume de Rodney Whitaker (1931-2005), honorable professeur de communication à l’université d’Austin, au Texas, romancier sous divers pseudonymes, et résident permanent du Pays basque français.
En 1979 Trevanian sort Shibumi, un roman d’espionnage qui enrobe une philosophie de la vie, des considérations d’une acuité remarquable sur l’état du monde et particulièrement celui des Etats-Unis, et une exaltation du shibumi, cet art de vivre japonais qui « implique l’idée du raffinement le plus subtil sous les apparences les plus banales ». Rien d’étonnant quand on sait que Whitaker, après avoir fait la guerre durant quatre ans en Corée, a passé du temps au Japon. Un jardin zen dans un vieux château basque vaut mieux que la brousse exubérante que vous laissez pousser autour de votre pavillon de banlieue.
Son héros, Nicholaï Hel, fils d’une aristocrate russe réfugiée à Shanghaï et d’un Allemand de passage, est un tueur exemplaire, le genre qui vous occit (ceci est une forme inventée du verbe défectif occire, goûtez-en tout le suc) avec une paille ou une carte de crédit. Autrefois formé par un maître de Go — le roman est divisé en phases du jeu le plus japonais qui soit — orphelin adopté par un général nippon qu’il se chargera de tuer au nez et à la barbe de ses geôliers soviétiques, il a longtemps été un assassin indépendant qui éliminait des cibles contre des rémunérations confortables. Le voilà désormais à la retraite, dans son château basque, se livrant à des explorations spéléologiques risquées, goûtant les charmes d’une courtisane haut de gamme qui a consenti à passer du temps avec lui, — mais rattrapé par son passé et sujet à la vindicte de la Mother Company, une firme parallèle qui chapeaute la CIA pour servir les intérêts des pays producteurs de pétrole. On voit que Trevanian ne pensait pas bien.
Considérations décapantes sur le monde
À part John Le Carré, je ne vois pas d’écrivain d’espionnage qui ait sa largeur de vues. Son héros est encore jeune quand le Japon, dévasté par la guerre, est occupé par l’armée américaine. Deux leçons à tirer du massacre. « De nombreux Japonais ne semblaient pas réaliser que c’est la propagande du vainqueur qui devient l’histoire du vaincu », premier point. Et « il apprit que tous les Américains étaient des marchands et qu’au fondement même du génie américain, il y avait l’achat et la vente. Ils vendaient leur idéologie démocratique comme des colporteurs, soutenus par le grand racket de protection des ventes d’armes et des pressions économiques. Leurs guerres étaient des exercices monstrueux de protection et d’approvisionnement ».
Écrit en 1979, le livre n’a pas pris une ride. Qu’est-ce que Whitaker, décédé en 2005, aurait pu dire de la guerre du Golfe, de l’invasion de l’Irak ou de l’actuel conflit ukrainien ?… Ou de la guerre sourde ou bruyante entre les Palestiniens et leurs voisins juifs… Les trois obstacles les plus dangereux au succès des dirigeants de l’OPEP sont, dit-il, « les efforts furieux de l’OLP pour semer le désordre afin d’obtenir une part des richesses arabes ; l’interférence stupide de la CIA et de la NSA, son antenne ; et l’insistance tenace et égoïste d’Israël à survivre ». D’où la conclusion évidente : « Nous serions tous plus heureux si le problème palestinien — et les Palestiniens avec lui — disparaissait tout bonnement ».
Un point de vue qui a tout pour choquer les progressistes actuels, tout fiérots de leur soutien au Hamas. D’autant que Trevanian est assez péremptoire sur les Arabes : « La virginité est capitale pour les Arabes, qui craignent avec raison les comparaisons ».
Il a par ailleurs sur les hommes qui dirigent la plus grande puissance mondiale un avis définitif : « C’est un truisme de la politique américaine qu’aucun homme capable de remporter une élection ne mérite de la remporter ». C’est qu’en vrai réactionnaire — c’est-à-dire en homme lucide —, il croit au génie des peuples — ou plutôt, à leur absence de génie : « L’Amérique, après tout, a été peuplée par la lie de l’Europe. Sachant cela, nous devons les considérer comme innocents. Innocents comme la vipère, innocents comme le chacal. Dangereux et perfides, mais pas immoraux. Tu en parles comme d’une race méprisable. Mais ce n’est pas une race. Ce n’est même pas une culture. Seulement un ragoût culturel des détritus et des restes du banquet européen ».
Le roman multiplie les analyses à l’emporte-pièce qui justement emportent notre conviction : « Les Américains confondaient niveau de vie et qualité de la vie, égalité des chances et médiocrité institutionnalisée, bravade et courage, machisme et virilité, libertinage et liberté, verbosité et éloquence, amusement et plaisir — bref, toutes les erreurs communes à ceux qui croient que la justice implique l’égalité entre tous au lieu de l’égalité entre égaux ». Ce garçon est modérément démocrate…
Sans oublier des considérations sur les modes éducatives, qui enthousiasmeront ceux qui savent que le règne du Crétin est arrivé : « La sociologie, cette pseudoscience descriptive qui camoufle ses insuffisances dans un brouillard de statistiques, se retranchant sur le créneau étroit entre la psychologie et l’anthropologie. Le genre de non-sujet que tant d’Américains choisissent pour justifier quatre années d’insignifiance intellectuelle destinées à prolonger l’adolescence ».
Une arme basque méconnue
La gamine au cœur de l’intrigue — une certaine Hannah Stern — venue demander de l’aide à Nicholaï, permet de dresser le portrait d’une génération entière. Elle a « cette soif désespérée de notoriété qui conduit soudain acteurs et artistes incapables de retenir l’attention du public par la vertu de leurs seuls talents à découvrir des injustices sociales jusqu’alors insoupçonnées ». Comment lui faire comprendre qu’une cause n’a de sens que si le style que l’on emploie pour la défendre est esthétiquement juste ? « La plupart des jeunes gens de votre âge sont si profondément absorbés par leurs problèmes individuels — si préoccupés de leur univers personnel — qu’ils sont incapables de percevoir que le style et la forme sont l’essentiel, que la substance n’est qu’une illusion transitoire. L’important n’est pas ce que vous faites, mais comment vous le faites ».
Je ne vous expliquerai pas comment le héros se dépêtrera des tentacules de la Mother Company, et punira un prêtre délateur d’un coup de makila (ce bâton de marche basque qui dissimule une lame dans son manche, et qui non seulement est en vente libre à l’Atelier Ainciart Bergara, situé à Larressore, dans les Pyrénées-Atlantiques, mais a été classé à l’Inventaire du Patrimoine immatériel en France — ce qui devrait suffire à justifier le fait que vous en possédiez un…), et remportera finalement la partie. Ce roman, traduit en France en 1981, était introuvable. Les éditions Gallmeister l’ont réédité il y a tout juste un an, il est encore sur tous les rayons des librairies, je vous laisse juges de la décision qui s’impose.
Trevanian, Shibumi, Gallmeister / Totem, septembre 2023, 605 p.
Trevanian, La Sanction, Gallmeister, 2017, 336 p.
Clint Eastwood, La Sanction, DVD.
Pat Perna et Jean-Baptiste Eustache, Shibumi (BD), Les Arènes, septembre 2022, 215 p.
La rentrée des médias audiovisuels signe le retour de quelques figures exaspérantes du petit écran. Mais, gare à ne pas mettre tout le monde dans le même panier. Si les médias conservateurs ont bien raison de critiquer les indignations prévisibles et le sectarisme de vedettes de la télé penchant singulièrement à gauche, attention: il existe aussi une pensée unique à droite. Le commentaire de Philippe Bilger.
Si je voulais, je pourrais chaque jour écrire un billet sur la situation politique singulière qui est en train d’endormir ou d’énerver les Français.
Commence à monter, contre Emmanuel Macron, le reproche de n’avoir pas purgé d’emblée l’option du gouvernement NFP avec Lucie Castets comme Première ministre. La censure serait tombée au bout de 24 heures et on n’en parlerait plus ! Pourtant je continue à penser que la méthode choisie par le président et ses critères n’étaient pas aberrants, et je pourrais répéter ce que je disais fin juillet avant les Jeux olympiques: « Il n’y a pas de médaille d’or pour la vitesse politique » ! Je concède cependant que la critique de François Bayrou le blâmant pour avoir discuté avec les partis[1] alors qu’il s’agissait de sa seule responsabilité peut être entendue.
Le « panthéon des exaspérants » de Valeurs actuelles
Après ce préambule on voudra bien me pardonner de quitter le champ de cette actualité sans cesse brûlante au profit d’une analyse médiatique que le hasard de la rentrée me permet de proposer. En effet, revenu à Paris, j’ai pu prendre connaissance de plusieurs numéros de Valeurs actuelles, dont celui du 25 au 31 juillet consacré en particulier au thème de « La télé qui rend fou ».
Après un excellent article d’Édouard Lavollé dénonçant quelques personnalités médiatiques ignorant le pluralisme et diffusant un catéchisme progressiste jamais questionné – la suffisance d’un Yann Barthès aurait mérité d’être mise en exergue -, ce que l’hebdomadaire qualifie de « panthéon des exaspérants » est passé au crible sur un mode plus ou moins talentueux : Gilles-William Goldnadel s’est chargé de Patrick Cohen, Charles Consigny de Pablo Pillaud-Vivien, Frank Tapiro de Karim Zéribi, Geoffroy Lejeune de Jean-Michel Aphatie et, enfin, Eric Naulleau de Gilles Verdez.
Je connais les « procureurs » et plus ou moins leurs « victimes ». Rien de ce que j’ai lu n’est choquant, outrancier, encore moins insultant – j’aurais même été tenté, pour tel ou tel, d’être plus acerbe – et pourtant je n’ai pu dissimuler un malaise intellectuel face à cet exercice collectif. Celui-ci m’est apparu injuste dans sa sélection. Quoi qu’on pense de Patrick Cohen et des contradictions que sa pratique professionnelle souvent orientée peut susciter, je ne l’aurais pas mis sur le même plan que les autres. Certes, comme Jean-Michel Aphatie, on l’a connu adepte d’une discrimination : ne devaient être invités dans les émissions que ceux qu’il estimait décents et convenables. Selon ses seuls critères. Mais il n’empêche que c’est aller trop loin que de le traiter « d’exaspérant ».
Cette rectification opérée, quelque chose d’autre, de plus fondamental, m’aurait détourné du bonheur apparent de pouvoir m’exprimer en toute liberté sur des personnalités que professionnellement je côtoyais. Non pas la peur ou la timidité, non pas non plus le risque de dégrader encore davantage des relations déjà fragilisées.
Comme un boomerang
Mais seulement la conscience que m’autorisant dans mon registre une totale liberté, il convenait que j’acceptasse la rançon de celle-ci : l’infinie diversité, pour le pire ou le meilleur, de mes partenaires médiatiques. Qu’on le veuille ou non, il y avait, dans ces cinq jugements, au moins l’envie de démontrer une supériorité, la certitude implicite que les uns étaient meilleurs que les autres. Pour être sans doute vraie, cette perception éclairant chacune des analyses, ne devait cependant pas les priver de cette modestie élémentaire car leurs cibles auraient pu tout aussi bien dresser d’eux un portrait négatif – ou au moins contrasté.
Je suis d’autant plus sensible à ce risque de réciprocité que, aussi susceptible que je puisse être, j’ai toujours compris que les critiques que je formulais reviendraient peut-être à mon encontre comme un boomerang. Et que j’aurais à les accepter.
Dans la vie intellectuelle et médiatique, il me semble que nous n’avons pas le choix. Les idées sont faites pour être discutées, contredites ou approuvées. Avec l’élémentaire courtoisie de bien écouter l’autre avant. Certes on peut être plus qu’agacé par la manière dont certains conçoivent le débat, le simplifient à l’extrême ou le fuient. Mais il faut tenir et ne pas chercher d’autre remède que sa propre parole en réplique. J’essaie de m’imaginer face à la mission d’écrire tout le mal que je pense de certains. Passée l’exaltation du droit à une sincérité sans nuance, je suis sûr que je n’échapperais pas, dans les rapports humains, à cette interrogation fondamentale sur la paille et la poutre. Dans quel œil la première, dans quel œil la seconde ?
Les chaises musicales de la télé Qui dit rentrée télé dit jeu des chaises musicales pour nos journalistes et animateurs vedettes… Voici les mouvements notables de cette année : – Julien Arnaud quitte TF1 pour animer « Télématin » sur France 2, à la place de Thomas Sotto. Flavie Flamand co-animera l’émission matinale. – Thomas Sotto, critiqué par son équipe de « Télématin » la saison dernière, animera lui la matinale de RTL – Patrick Cohen est de retour à France Inter où il proposera un édito politique chaque matin à 7h40 – Sur la même antenne, le très woke Matthieu Noël voit son émission prolongée d’une heure. L’émission animée l’année dernière par Marie Misset, Marine Baousson et Maïa Mazaurette en remplacement de la bande de Charline Vanhoenacker n’a jamais trouvé son public. – Malgré la polémique monstre déclenchée par Guillaume Meurice dans son émission satirique l’année dernière, concernant une blague sur le prépuce du Premier ministre israélien, Charline Vanhoenacker retrouve une chronique quotidienne sur l’antenne publique, chaque matin, à 9h45. – Guillaume Meurice reconstitue l’équipe déchue de Melle Vanhoenacker sur Radio Nova, le dimanche soir. – Benjamin Castaldi est chargé de relancer la matinale d’Europe 2. – L’éditorialiste du Figaro Yves Thréard arrive sur BFMTV le vendredi soir (« Tous contre Thréard! ») … • La rédaction
Pyongyang se lasse des tracts et clés USB pleines de propagande, envoyés par des militants sud-coréens par-delà la frontière. Si la Corée du Sud «procède simultanément à la dispersion de tracts et à la diffusion par haut-parleur de provocations au-delà de la frontière, le pays sera sans aucun doute témoin d’une nouvelle riposte», a menacé Kim Yo-jong, porte-parole de la Corée du Nord et sœur du dictateur Kim Jong-un, dont le régime s’illustre de son côté par l’envoi de ballons garnis de mégots de cigarettes, de papier hygiénique ou d’excréments d’animaux chez son voisin.
Au mois de juillet, un communiqué de l’état-major interarmées sud-coréen informait les populations que des ballons expédiés de la Corée du Nord venaient d’atteindre le complexe présidentiel, à Séoul. Que transportaient ces ballons ennemis ? Rien d’autre que des déchets, des ordures.
PQ contre K-Pop
Ce n’était pas la première fois que de semblables cadeaux tombaient du ciel, mais jamais encore la présidence n’avait été menacée d’aussi près. Immédiatement, des équipes spécialisées dans la détection et le traitement de substances chimiques ont été dépêchées et des messages ont été diffusés en boucle dissuadant les habitants de toucher ces cochonneries. Pourquoi l’envoi d’ordures et pas d’autre chose ? Dans la logique de Pyongyang, il s’agirait d’une espèce de réponse du berger à la bergère, des militants sud-coréens n’ayant de cesse de faire passer au Nord des éléments de propagande, notamment des enregistrements de ces musiques et chorégraphies K.pop qui font fureur, paraît-il, dans le monde entier et qui, pour la dictature communiste pure et dure du jovial Kim Jong-un ne sont évidemment que le pire des ordures produites par le monde capitaliste. Ordures contre ordures, en quelque sorte.
Une once d’humour dans les relations envenimées entre les deux parties, serait-on tenté de croire.
Défense de rire
Vu d’ici, hors de portée olfactive, ce pourrait être drôle. À ceci près que cette manière nouvelle de procéder au traitement des déchets n’a fait qu’envenimer davantage une situation qui n’en avait nul besoin. Le Sud a aussitôt intensifié la diffusion de sa propagande au Nord, suspendu l’accord militaire de décrispation qui, vaille que vaille, avait fini par s’imposer, et repris les exercices à balles réelles en limite de la zone démilitarisée séparant les deux pays. Quant au Nord, il s’est empressé de pointer sur l’ennemi deux-cent cinquante nouveaux missiles balistiques. Ces ordures high tech des temps modernes et des bellicistes compulsifs.
La discrétion estivale de l’ancien président de la République, pourtant très friand des combinaisons politiques les plus sophistiquées, est étrange. En juin, en campagne pour les législatives, il demandait à l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon de «se taire» pour «vraiment rendre service au Nouveau Front populaire». Alors que de nombreux sujets de fond les opposent, et alors que la plus proche conseillère de Jean-Luc Mélenchon Sophia Chikirou a depuis comparé le hollandisme à des «punaises de lit», bizarrement, le socialiste n’intervient pas dans le débat politique agité de la rentrée.
Loin de moi l’idée d’offenser François Hollande, que j’avais beaucoup apprécié aussi bien lors de l’entretien qu’il avait bien voulu m’accorder dans « Bilger les soumet à la question » que dans sa périphérie aimable et spirituelle. Toutefois je ne voudrais pas qu’on s’interrogeât sur lui en doutant non seulement de son rôle présidentiel – avec le constat amer tiré par lui seul qu’il ne pouvait pas se représenter – mais de l’importance de sa nouvelle fonction de député au sein du groupe socialiste. Celui-ci, inséré dans le Nouveau Front populaire (NFP), se montre alternativement dans la soumission à Jean-Luc Mélenchon puis dans sa détestation. J’avoue qu’au cours des péripéties de ces dernières semaines concernant le président de la République, ses rapports avec le NFP, les tensions entre LFI et les socialistes, toutes les éventualités pour la désignation d’un nouveau Premier ministre et, plus globalement, le rôle d’Emmanuel Macron lui-même, j’aurais aimé l’entendre. Il n’a pas dit un mot et son étrange discrétion peut s’expliquer de plusieurs manières.
– Laisser passer un peu de temps après son élection comme député et sa validation d’une alliance où LFI semblait occuper la part du lion. Alors que beaucoup espéraient de sa part, et pas seulement à gauche, une parole forte et exemplaire en raison de ses prises de position nettes à l’encontre de Jean-Luc Mélenchon.
– Faire preuve de modestie et presque d’effacement de peur de se voir reprocher au contraire une omniprésence, presque une arrogance qu’on aurait imputées à l’exercice de son mandat présidentiel même défaillant.
– Ne pas risquer de faire surgir publiquement une voix discordante au sein du groupe socialiste, ce qui n’aurait pas manqué d’aggraver les relations notoirement mauvaises qu’il a avec Olivier Faure.
Je ne crois pas qu’avec sa personnalité aux antipodes de celle que des médiocres sans discernement se plaisent à tourner en dérision, il ait eu pour ambition seulement la fonction de député, même si son bonheur conjugal l’a peut-être rendu moins réactif à l’égard de ce qu’une existence partisane exige. La gloire, alors, non pas le deuil éclatant du bonheur selon la formule magnifique de Madame de Staël mais son contraire : le bonheur comme un adoucissement consenti et bienfaisant des combats partisans.
Il n’est pas impossible pourtant, quand le paysage politique se sera décanté, que François Hollande réapparaisse dans sa subtilité, son intelligence, sa passion des compromis et d’une modération qu’il voudrait toujours vigoureuse. Député pour rien, après avoir eu le courage de revenir d’une humiliation qui aurait pu être irréversible, ce n’était vraiment pas l’hypothèse la plus plausible ! Je ne l’imagine pas se priver, à sa manière, avec une douceur acide, de tout ce qu’il pourra accomplir à titre personnel pour se venger d’Emmanuel Macron qui n’a cessé, avant de devenir président, de lui mentir et de le faire tomber dans une naïveté voire un aveuglement qui n’étaient pourtant pas son genre. Je constate, en écrivant ce billet, que Michel Richard, que j’apprécie, a traité dans Le Point le même sujet : l’apparente passivité de François Hollande. L’ancien président mérite bien de susciter ce double intérêt. À quoi sert-il ? Ayons de la patience.
Les vacances imposent-elles la vacance de l’esprit ? Autant profiter de ce répit estival pour moissonner les sillons de sa bibliothèque. Sous le soleil d’août, votre serviteur y a passé sa charrue. Lectures par les champs et par les grèves…
La Bessarabie, pour qui l’ignorerait, correspond à cette région aujourd’hui partagée entre la Moldavie et l’Ukraine, et qui fut cette vieille province roumaine qu’au siècle dernier se disputèrent les puissances ennemies. Cristian Mungiu, l’immense cinéaste roumain – cf. 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007), Baccalauréat (2016), R.M.N (2022) donne voix, dans un petit livre bouleversant, à sa grand-mère née et morte avec le XXème siècle, au croisement de la double tragédie nazie et communiste. Une vie roumaine, sous – titré Tania Ionascu, ma grand-mère de Bessarabie, a la même force, la même âpreté sans phrases qu’on connaît au cinéma de Mungiu.
Récit à la première personne, narré sur la base des longues conversations que le cinéaste eut avec ses grands-parents – « la guerre, l’exode, les destins brisés, leur jeunesse perdue et les difficultés rencontrées » – et sur les notes où, vers le milieu des années 90, il entreprend de recueillir les souvenirs de celle dont il dit comprendre à quel point « elle avait eu une vie vraiment triste », c’est le scénario implacable d’une réalité qui dépasse la fiction : une famille comme tant d’autres, prise en étau dans les mâchoires de l’Histoire, dévorée par ses enjeux et ses bouleversements. « Durant la Première Guerre, comme la Bessarabie était encore dans l’empire russe, Papa combattait pour eux », raconte Grand-mère, déroulant le fil de la tragédie. « Quand la révolution bolchevique a commencé (…) personne ne savait à quoi ressemblerait la nouvelle Russie »… Une enfance dans le quartier moldave de Cahul, une mère qui garde « son argent entre les draps, à côté des roubles de la Première Guerre »…
Plus tard, ses fiançailles avec Petre, en août 1938, une dot insuffisante pour prétendre se marier avec un officier de l’armée roumaine, l’arrivée des Russes à Cahul, l’arrestation du père de Tania, l’exil vers Chisinau (capitale de l’actuelle Moldavie)… « C’était juin 1941 et la Bessarabie venait d’être reprise aux Russes », poursuit Tania Ionascu. « Hristache, mon cousin, avait été engagé comme chauffeur. Du temps des Russes, il avait travaillé comme chauffeur. Maintenant, il conduisait les camions des Allemands (…). On lui avait ordonné de transporter en camion des Juifs dans une forêt pour les exécuter là-bas. Il avait fini par boucher le trou entre la cabine et le container pour ne plus les entendre le supplier et les laisser partir. À côté de lui, il y avait un Allemand qui le pointait de son arme en lui indiquant la route. Il conduisait et il pleurait ».
C’est le genre de passage qui, dans le livre, vous noue la gorge. Comme l’on sait, la Roumanie du maréchal Ion Antonescu s’engage aux côtés de l’Axe de 1940 à 1944. « Puis un jour, à la radio, j’ai entendu que la Roumanie avait changé de camp et que nous étions les alliés des Russes. Je n’y comprenais rien (…) Ce qui était incompréhensible surtout, au-delà des engagements politiques pris en haut lieu, c’était comment cela allait se passer concrètement, ce changement de camp ». L’officier royaliste Petre « se retrouva donc prisonnier avec toute sa compagnie (…) tous ceux qui sortaient du rang étant sommairement abattus ». Les autres sont envoyés en Sibérie. Arrive l’après-guerre, avec son nouveau lot d’horreurs sans nom : « Nous avons abattu durant l’hiver tout le reste de notre forêt, et on a vendu tout l’or qui nous restait. C’est ainsi que les derniers objets qui me rattachaient à Cahul ont disparu ». La collectivisation fait d’eux des koulaks, parias du nouveau régime. La mère de Tania passera huit années en Sibérie, avant de devenir « domestique au Kazakhstan ». Son père, lui, est « mort à Penzo, près de Moscou, peu de temps après la perte de la Bessarabie ».
Au terme du récit de ces atrocités, Mungiu, dans un post-scriptum d’une trentaine de pages, reprend la parole : « Il s’appelait Petru, mais Grand-mère l’appelait Petre. Petru Ionascu. Elle, elle s’appelait Tatania, mais sa sœur et les adultes l’appelaient Tania ». Et de se retourner vers cette enfance qu’il a passé auprès de ses grands-parents, vers cette maison de Bessarabie, spoliée par le communisme. De ces déchirements témoignent aussi les photographies insérées dans ce volume, comme une ponctuation indélébile.
À lire : Une vie roumaine. Tania Ionascu, ma grand-mère de Bessarabie, de Cristian Mungiu (traduit du roumain par Laure Hinckel. Préface de Thierry Frémaux). Marest, 2024 186 pages.
La veuve d’Éric Comyn, Mandelieu-la-Napoule, 28 août 2024. Capture d'écran.
Refus d’obtempérer. Pleurant la disparition tragique de son époux, gendarme, fauché en service par un multirécidiviste, Harmonie Comyn a estimé que le laxisme de nos responsables politiques actuels et passés était responsable de la mort de son mari.
Posée, calme, déterminée, digne, elle prend la parole. En peu de mots, tout est dit. Sous le soleil de Mandelieu (06), celle qui vient de perdre son mari, le gendarme Comyn, tué – assassiné – par un criminel de la route, un de ces multirécidivistes de la délinquance toutes catégories comme notre pays en compte tant et tant, dresse le plus parfait, le plus sobre, le plus net, le plus sévère des réquisitoires. « La France a tué mon mari », lâche-t-elle. Elle prend soin de répéter, détachant chaque mot, afin de bien marquer que ce qu’elle profère-là est réfléchi, pleinement assumé. Elle ne vitupère point, elle constate. Constat d’une lucidité certes glaçante, mais exemplaire. « Par son insuffisance, son laxisme, son excès de tolérance, la France a tué mon mari. » Les mots sont durs, les mots sont forts, les mots sont dérangeants. Tout simplement parce qu’ils sont vrais.
Il se trouve que je suivais la cérémonie d’hommage de Mandelieu sur la chaîne BFMTV. J’ai pu alors mesurer la profondeur du malaise que ces paroles-là, cinglantes, tranchantes si calmement prononcées, provoquaient chez les effarouchés du réel, les aseptiseurs patentés du système. Le premier mot de commentaire qui leur vint à la bouche est « colère ».
Colère, qu’ils répétaient à l’envi, se passant la parole, y revenant sans cesse. Pourquoi ce mot-là, avec une telle insistance, et non un autre ? Pour une raison évidente, assez basse mais évidente. Il ne fallait pas que la dureté du propos pût apparaître comme raisonnée, réfléchie. Il fallait qu’on fût amené à l’imputer à une bouffée d’irrationnel, une surcharge émotionnelle, une exaltation incontrôlée due à la violence du chagrin. Il fallait instiller dans l’esprit du téléspectateur que, de ce fait, les mots outrepassaient la pensée de la locutrice. Et que, très probablement, une fois qu’elle aurait retrouvé ses esprits, dominé sa souffrance, ce ne seraient pas de telles paroles, si incisives, si accusatrices qui lui viendraient, ce ne serait pas ce terrible réquisitoire-couperet. Voilà ce que le recours appuyé, lourd, très lourd, au mot « colère » était censé nous donner à croire.
TF1, partageons des ondes positives
Or, rien de cela chez cette femme, cette veuve courage. Brisée de douleur sans doute, mais debout. Debout ! Ce n’est pas la colère qui domine la pensée qui s’exprimait par sa bouche, mais la colère maîtrisée. La colère de la raison blessée, héroïque et magnifique d’une Antigone qui – au-delà du souffrir – ose défier Créon, le roi, le pouvoir.
D’ailleurs, il faudra qu’on nous dise comment ces mots terribles : « La France a tué mon mari » ont été reçus à l’Élysée, place Beauvau, place Vendôme ! Dans son journal de 13 h, TF1 a tranché. On a censuré, carrément. On n’a gardé que le moment où Harmonie Comyn déplore le fait que le multirécidiviste assassin ait pu se trouver encore en circulation sur le territoire national. Il paraît que dans le jargon des métiers de la télévision cela s’appelle « le service minimum ».
Jusqu’à aujourd’hui, les résidents de « Big Apple » étaient autorisés à laisser leurs sacs de détritus dans la rue, ce qui favorisait la prolifération des surmulots.
Christophe Colomb avait découvert l’Amérique. Aujourd’hui, le maire de New York découvre les poubelles. Lors d’une conférence de presse donnée le 8 juillet 2024 et largement relayée sur la toile, Éric Adams a annoncé pour Big Apple « la révolution des déchets. »
Avancée révolutionnaire : désormais, pour lutter contre les déchets, la solution avant-gardiste prônée par la mairie serait d’avoir… des poubelles!
Sur les notes d’Empire State Of Mind, M. Adams s’est avancé vers un parterre de journalistes, polo blanc ajusté soulignant une musculature avantageuse et lunettes de soleil d’aviateur crânement portées. Il poussait une poubelle, noire. Fou rire sur la toile : « La ville de New York vit dans le futur !!! », « Le maire Adams a introduit unenouvelle technologie radicale appelée poubelle que les immeubles devront utiliser. NYC progresse. » (X)
On s’amuse, mais la démarche est louable ; l’intention, excellente. Si on vous dit NYC, vous pensez Times Square, Brooklyn Bridge ou Broadway, jamais poubelles ni rats. Vous avez tort ! 8,3 millions de New-Yorkais produisent plus de 6 millions de tonnes de déchets par an qui finissent dans des sacs-poubelles entreposés dans la rue avant leur ramassage. Les créateurs du « Commissioner’s plan of 1811 » (schéma quadrillé de Manhattan) n’ont en effet pas imaginé les ruelles et contre-allées qui auraient permis d’entreposer bennes à ordures et poubelles communes ; les bâtiments originels ont été pensés sans local à poubelles. On s’en est toujours accommodé, mais la population croît et avec elle ses déchets qui attirent une population de surmulots de compétition.
Le problème est devenu incontournable ; le maire l’a compris, il faut frapper un grand coup ; prendre des mesures drastiques. Dès le 12 novembre, les immeubles comptant un à neuf appartements devront s’équiper de la poubelle officielle qui accueillera leurs déchets. L’édile ne « laissera rien passer » et les amendes vont tomber comme à Gravelotte. Il convient aussi d’encourager le tri sélectif, les New-yorkais sont donc invités à se procurer des poubelles de couleurs pour réceptionner métal, verre et plastique. À New York, la révolution est en marche !
Née en Belgique, naturalisée américaine, écrivain français et… première femme élue à l’Académie française, Marguerite Yourcenar fut, aussi, follement amoureuse d’André Fraigneau – mais non seulement. Christophe Bigot publie un « roman » passionnant à propos de ses dernières années.
Cela n’arrive pas souvent – du tout. La règle ? On ouvre beaucoup de livres (on a toujours « faim »), on lit 20 pages ou 50, et puis on arrête : on a déjà lu ça. Et puis c’est la rentrée : pléthore de livres à découvrir, il faut parfois s’en remettre aux premières impressions : les battements du cœur sont comptés et, comme disait Montherlant : « Méfiez-vous du premier mouvement, c’est le bon. »
Épatant
L’exception ? On ouvre – toujours en supposant refermer assez vite mais on vérifie cependant. On hume, on lit… et il se passe quelque chose : il y a quelqu’un. On écoute. On poursuit sa lecture. Et on finit le livre – épaté.
C’est exactement ce qui nous est arrivé avec le récit romancé de Christophe Bigot, à propos des dernières années de Marguerite Yourcenar (1903-1987) : cela commence au tournant des années 80. Yourcenar vient de perdre sa compagne, son alter ego, Grace Frick (traductrice, en outre, de son œuvre en anglais). Elle a 76 ans, elle va entrer à l’Académie française, être publiée (de son vivant) dans la Pléiade, etc.
Le récit de Bigot porte en particulier sur la dernière « histoire d’amour » de Yourcenar avec Jerry Wilson, photographe américain homosexuel âgé de 30 ans. Et, en dépit de la ténuité apparente de l’amour-alibi, on ne lâche pas le livre. Bigot a tout lu à propos de Yourcenar, de Jerry. On croise souvent le grand amour déçu (et pour cause) de Yourcenar : André Fraigneau (nous avons publié à son propos dans Causeur).
Les dialogues crépitent, d’une intelligence et d’une sensibilité rares : tout sonne vrai, constamment subtil. L’œuvre et la vie de Yourcenar sont fréquemment évoquées : c’est bien sûr beaucoup plus que « l’histoire d’amour de Marguerite et Jerry » – même si celle-ci est très signifiante (et terrible).
On dit merci
On avait commencé « à cause » de Yourcenar, parce que cet écrivain ne nous indiffère pas. On a terminé « grâce à » Bigot – qui signe un livre rapide, nerveux, d’une grande intensité et maîtrisé de bout en bout : le tragique perce – mais à aucun moment Bigot ne sacrifie à la sensiblerie.
Qui aime Yourcenar, la Grèce, l’amour, la littérature et l’intelligence ne peut faire l’économie de ce livre. Christophe Bigot, 48 ans, normalien, agrégé de Lettres modernes, professeur de khâgne, est surtout un bel écrivain, que nous découvrons grâce à Yourcenar (c’est son 7ème livre) et que nous sommes heureux de saluer ici, même brièvement. On a lu. On a aimé. On dit merci. La littérature a, aussi, à voir avec la gratitude.
Un autre m’attend ailleurs, de Christophe Bigot, La Martinière, 305 p.
À LIRE aussi : l’indispensable « Dictionnaire Marguerite Yourcenar », dirigé et préfacé par Bruno Blanckeman, chez Honoré Champion – en… poche ! Donc cadeau et usuel non négociable.
Et toujours : Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi – Éditions de Paris-Max Chaleil. À propos de 600 écrivains, français ou « étrangers ».
Le politologue Eric Kaufmann enseigne en Angleterre et publie "Taboo: How Making Race Sacred Produced a Cultural Revolution". Photo DR.
Comment mettre fin à la tyrannie des minorités en Occident, et au racket idéologique du wokisme culpabilisateur ? Le penseur libéral canadien Eric Kaufmann s’attaque à la question et apporte des solutions politiques, dans un gros livre, que notre contributrice la démographe Michèle Tribalat vient de finir.
Eric Kaufmann est un universitaire canadien libéral qui enseigne à l’université de Buckingham au Royaume-Uni. Il s’opposa aux manifestations radicales de la gauche culturelle dans le monde occidental au milieu des années 2010 et devint alors une de ses cibles mais fut plus tard défendu par l’organisation Free Speech Union créé au Royaume-Uni en 2020. Après le massacre du 7 octobre et la mobilisation pro-palestinienne dans les universités qui a suivi, il comprend que quelque chose ne tourne pas rond dans la culture des élites et des jeunes. Il qualifie leur socialisme de culturel en raison de l’accent mis sur le récit culturel comme source de pouvoir et de « privilèges ».
Les quelques victoires remportées contre ce socialisme culturel (lois anti-DEI et anti-TCR[1] dans certains Etats américains, arrêt de la Cour suprême de 2023 bannissant l’Affirmative Action…) ont pu laisser croire aux Libéraux et aux Conservateurs que le vent était en train de tourner.
Eric Kaufmann pense qu’il va être difficile de sortir de cette hégémonie qui s’est construite depuis plus d’un siècle autour de la sacralisation de la race. Tabou qui a « fait des petits » depuis avec le sexe et le genre, de sorte que l’on a aujourd’hui une sacralisation de la race, du sexe et du genre, sainte trinité du monde occidental. Comment sortir du racket idéologique selon lequel la minorité est le bien et la majorité le mal ?
Vers un nouveau libéralisme
Le wokisme émerge d’une symbiose entre les gauches libérale et illibérale. La différence entre les libéraux modernes et les radicaux n’est, en effet, qu’une question de degré. Le socialisme culturel se distingue du socialisme marxiste, mais partage sa vision oppresseur/opprimés. L’affrontement liberté/égalité se situe maintenant sur le terrain culturel plus qu’économique. Alors que la perspective culturelle libérale promeut un traitement égal pour un résultat optimal dans tous les groupes, le socialisme culturel vise l’égalité de résultats de groupes définis par la race, le genre et la sexualité plus que la classe ou la richesse. Le socialisme culturel cherche à maximiser les résultats des groupes défavorisés en réécrivant l’histoire pour faire honte aux Blancs majoritaires. Il privilégie un progressisme maximaliste et nourrit le populisme et la polarisation. Il partage avec les économistes socialistes les valeurs d’équité et d’égalité, mais attache plus d’importance qu’eux à la morale du soin et du préjudice. Ce style plus émotionnel du socialisme culturel produit un environnement fébrile, favorable à la religiosité. Le revers de la médaille de l’empathie pour les « opprimés » c’est la perte d’empathie pour ceux qui cumulent moins de points d’oppression et la possibilité que cela finisse par tourner à la violence.
Les institutions doivent être aussi autonomes que possible mais, lorsqu’elles s’engagent dans l’illibéralisme et l’endoctrinement et perdent ainsi la confiance de la population, elles devraient céder une partie de leur autonomie. Eric Kaufmann pense que ce sont des gouvernements conservateurs qui, après avoir gagné les élections sur le thème de la « guerre culturelle », permettront à la gauche modérée de convaincre son parti d’abandonner ses positions socialistes culturelles impopulaires. Un nouvel optimum permettrait alors à la culture des majorités blanches et masculines de s’exprimer sans évincer ou contester les voix minoritaires comme par le passé et de retrouver ainsi une société plus harmonieuse et créative.
Montée du tabou de la race et nouvelle moralité publique
Les individualistes bohèmes des années 1910 sont les précurseurs de l’hostilité envers la majorité ethnique et la tradition et les précurseurs de la valorisation des minorités, portée plus tard à son paroxysme. Cette idéologie a gagné en influence après les deux guerres mondiales et la chute du communisme. Avec le mouvement des droits civiques des années 1955-65 et la montée du tabou racial, émerge une forme de gauche identitaire. C’est une triple révolution avec le passage de la classe à l’identitaire, le rétrécissement de la morale privée au préjudice et au soin et la réduction de la morale publique autour de nouvelles normes (le racisme auquel viendra s’ajouter le sexisme, l’homophobie…).
Si le racisme, sans disparaître, déclina fortement dès les années 1960, il était tentant pour l’entrepreneur moral, une fois le tabou en place, de « brandir cette puissante baguette magique » pour se faire valoir ou salir un adversaire politique. Pour Shelby Steele, qui a écrit sur la culpabilité blanche[2], « on ne peut éprouver de la culpabilité pour quelqu’un sans lui céder le pouvoir ». L’Amérique blanche cherche sa rédemption à travers les programmes sociaux et l’Affirmative Action après que Lyndon Johnson, en 1965, a ouvert la porte à la transgression du traitement égal en prônant une égalité de résultats. C’est bannir la discrimination raciale en théorie tout en la rendant obligatoire en pratique. Symbolique et disculpatoire, cette démarche narcissique permet de manifester sa vertu tout en cherchant à garder un ascendant en créant une culture de la dépendance. L’identité éclipsa la classe dans le panthéon de la gauche occidentale et peu de radicaux échappèrent à ce que Tom Wolfe a joliment nommé le syndrome « radical chic ».
Pour Eric Kaufmann, « c’est le radicalisme noir et le socialisme tiers-mondiste et non la théorie critique de l’école de Francfort[3], qui sont à la base du wokisme ». En acceptant la culpabilité blanche et la sacralisation de la race et en s’identifiant au sort des minorités, une grande partie des libéraux de gauche se sont rangés du côté des radicaux. Rappelons le sort de Patrick Moynihan vilipendé pour son rapport sur la famille noire (1965). Gayatri Spivak parle d’« essentialisme stratégique »: la race et le genre sont des constructions sociales, mais appuyons-nous sur elles comme si elles étaient réelles pour combattre l’oppresseur blanc. « Ironiquement, ce que le postmodernisme a produit c’est le type de « grand récit » qu’il disait vouloir démasquer ».
« L’université est le « ground zero » du wokisme »
C’est à l’université que se produisit le passage du relativisme moral des années 1990 à l’absolutisme moral des années 2010. L’entrée des baby-boomers dans le corps professoral a donné un coup de fouet au socialisme culturel et à la désoccidentalisation des programmes, évolution qui n’aurait pu réussir sans le consentement passif de la gauche libérale. Les « speech codes » ont envahi les universités. Ce triomphe du socialisme culturel a été aussi une affaire de générations. Il s’est amplifié avec le changement générationnel et s’est institutionnalisé par la capture des organes de socialisation. Les idéologies fonctionnent comme un virus culturel : on l’attrape et on le répand. La propagation ne s’arrête que lorsque ce virus rencontre d’autres virus incompatibles avec lui : patriotisme, conservatisme ou libéralisme classique.
Ceux qui atteignent des positions d’influence et de pouvoir et contrôlent des institutions deviennent des super-propagateurs, accélérant ainsi le mouvement. S’y sont ajoutés les réseaux sociaux. Cette évolution a touché les pays occidentaux mais, ajoute Eric Kaufmann, un peu moins la France. Aux États-Unis, le glissement des élites vers la gauche, y compris dans la finance et chez les cadres d’entreprises, s’est accompagné d’un glissement des donations, des Républicains vers les Démocrates. Cette évolution culturelle s’est également imprimée dans la loi. La jurisprudence y a ajouté sa touche, notamment avec la notion d’effet disproportionné (disparate impact) qui permit d’introduire l’idée de discrimination sans l’intention de discriminer.
Des programmes de formation à la diversité sont apparus dès les années 1960, se sont multipliés et étendus ensuite. Dans les années 2000, le langage DEI était déjà là. Dans les années 2010, il est entré dans le lexique des entreprises. Mais, pour Eric Kaufmann, comme pour Shelby Steele, c’est la loi qui a suivi la culture et non l’inverse. C’est pourquoi les changements législatifs n’empêchent pas la progression du socialisme culturel aujourd’hui. On l’a vu avec l’habileté démontrée par les universités pour contourner les interdictions de l’Affirmative Action. Le climat moral antiraciste l’a emporté sur les aspects légaux.
Un « Little Brother control »
Le socialisme culturel combine illibéralisme et déculturation. Dans l’université, Eric Kaufman distingue un autoritarisme vertical, dur, qui inflige des punitions et un autoritarisme horizontal qui vient des collègues, dont la combinaison produit un effet d’intimidation. C’est le second qui domine.
Cet illibéralisme a une longue traine qui remonte aux années 1960, mais il s’est intensifié et a connu des pics. Une enquête Yougov de 2020 a montré à quel point les universitaires, sous l’emprise du socialisme culturel, s’éloignent radicalement, aux Etats-Unis comme en Grande Bretagne, du public, tout particulièrement dans les Sciences humaines et sociales. Les tièdes ou les opposants sont souvent contraints de falsifier leurs préférences (cf. Timur Kuran[4]). C’est ce qu’on a vu avec les interventions de la police britannique lors des émeutes BLM[5], sans que les policiers soient eux-mêmes des socialistes culturels convaincus. Mais ils officient sous la pression de bureaucrates et de communicants diplômés, imprégnés du socialisme culturel qui définit la moralité publique. Les jeunes, les femmes et les plus éduqués sont plus souvent embarqués dans le soutien de mesures autoritaires et certaines questions, telles que l’immigration, l’Affirmative Action, la TCR, les droits des Trans etc., deviennent des totems. Mais l’affiliation politique est aussi une ressource identitaire qui infecte les décisions non politiques. Les jeunes de gauche ont plus de préjugés que les jeunes conservateurs, et la gauche est plus discriminatoire vis-à-vis de la droite que l’inverse. D’après une enquête Yougov au Royaume-Uni en 2021, 50 % des partisans du Labour ne sortiraient pas volontiers avec un partisan conservateur contre 24 % en sens inverse. La volonté de discriminer politiquement dans ses relations amoureuses est le meilleur prédicteur de biais à l’embauche. Pour les socialistes culturels, le politique et le personnel sont inséparables. Ceux qui sont prêts à discriminer sur l’affiliation politique sont plus enclins à approuver la répression des dissidents.
La pression des pairs n’étouffe pas seulement la liberté de recherche. Elle fausse le rôle de l’université qui est de rechercher la vérité et comme l’université penche terriblement à gauche, l’autocensure appauvrit la diversité des points de vue. Professeurs et étudiants craignent avant tout leurs collègues. Les jeunes peuvent être à la fois inquiets et favorables à la culture de l’annulation parce qu’ils ont accepté la peur comme composante d’une éthique exigeante qu’ils soutiennent. L’autocensure a débordé des universités vers les milieux culturels où la gauche domine.
Impact négatif de cette morale publique sur la situation des minorités
La préoccupation de la justice sociale et les formations DEI, dans les universités mais aussi dans les entreprises, ont, au final, un impact négatif sur les minorités. Dans ses enquêtes, Éric Kaufmann a montré que les conservateurs blancs soumis à ce type de formation hésitent à critiquer un collègue noir et à l’aider à progresser de peur de dire quelque chose d’inapproprié. Phénomène que l’on retrouve à l’école et qui sape le progrès des Noirs. Par ailleurs, le socialisme culturel génère une hiérarchie des positions de pouvoir des différentes catégories de victimes. C’est pourquoi un homosexuel blanc accusé de racisme se montrera penaud.
Une mise en accusation du passé
En cherchant les responsables des maux d’aujourd’hui dans le passé, le socialisme culturel veut le purifier, au grand dam des conservateurs qui voient leur langue vandalisée. La responsabilité des crimes du passé serait intrinsèquement celle de la droite alors que les crimes de la gauche, le colonialisme et la colonisation non européens passent à la trappe.
Les sociétés les plus marquées par la morale socialiste culturelle sont particulièrement exposées aux paniques morales. Ce fut le cas au Canada lors de l’hystérie qui saisit le pays lorsqu’on découvrit, en 2015, des fosses communes d’enfants ayant fréquenté des pensionnats réservés aux indigènes. L’affabulation de génocide et la dénonciation de « négationnistes » s’est nourrie de l’inflation du nombre d’enfants y figurant, de l’indifférence au taux de mortalité bien plus élevé dans les réserves et de détails horrifiques non vérifiés par les médias. Ce qui plût beaucoup à la Chine qui en appela aux Nations unies ! Eric Kaufmann classe le Canada (à l’exception du Québec) en haut de l’échelle des pays gangrénés par le socialisme culturel devant l’Australie, la Nouvelle Zélande, les États-Unis et le Royaume-Uni.
Pour lui, juger le passé selon les standards d’aujourd’hui nous empêche d’être fiers de ce qu’ont accompli des hommes imparfaits. Les moments de forte émotion peuvent « pousser le navire » encore plus loin (Floyd !). Si nous ne sommes pas prêts à nous battre contre le moindre effacement illégitime de notre héritage, la vague du socialisme culturel risque de tout emporter.
Séisme dans la jeunesse: la montée de l’illibéralisme chez les jeunes
D’après une enquête YouGov de 2022, les étudiants universitaires sont beaucoup plus intolérants que leurs professeurs, lesquels le sont d’autant plus qu’ils sont eux-mêmes jeunes, mais pas autant que leurs étudiants. Les jeunes qui passent par l’université sont plus à gauche que les autres et, d’après une étude britannique qui a suivi les individus, ces derniers, lorsqu’ils le sont, ont souvent tendance à devenir ensuite conservateurs.
Se voir comme une victime prédispose à s’identifier à des groupes que la société désigne comme « opprimés ». Ce qui explique peut-être le plus grand succès du socialisme culturel chez les femmes. Jean Twenge a montré que la proportion de jeunes filles en fin de lycée qui pensent que les femmes sont discriminées lors des admissions à l’université a bondi, passant de 30 % dans les années 1990 à 55 % dans les années 2015-18, alors qu’elles représentent 55 à 60 % des diplômés. Le genre et la sexualité jouent un rôle plus central que la race. Les groupes ethniques les plus désavantagés sont moins impactés par le socialisme culturel et, pour certains, semblent avoir un sens plus clair de leur identité.
Les opposants se rebiffent
Dans les années 2020, l’opposition a commencé à porter. Christopher Rufo a dévoilé les pratiques TCR extrémistes. Donald Trump l’a suivi en interdisant la TCR dans les formations fédérales. Si cette interdiction fut annulée par Joe Biden, Christopher Rufo avait réussi à en faire une question politique et certains États le suivirent.
Eric Kaufmann distingue trois guerres culturelles. La première a tourné autour de la libération des mœurs et du déclin de la religion avec ses aspects positifs mais aussi négatifs tels que la décomposition familiale et la hausse des maladies mentales. La deuxième s’est produite avec la hausse des niveaux d’immigration, le passage de l’assimilation au communautarisme et une polarisation accrue sur la diversité culturelle. La troisième est la guerre du socialisme culturel contre la richesse culturelle qui a avalé les deux premières. Avec celle-ci, l’alliance des libéraux avec la gauche cède la place à une nouvelle alliance possible des libéraux avec les conservateurs contre le wokisme, même si des divisions demeurent entre eux, notamment sur les questions religieuses, l’immigration et le changement démographique. Cette guerre se livre sur deux fronts : 1) la culture de l’annulation ; 2) la TCR et la théorie critique du genre.
Dans le monde anglo-saxon, les conservateurs ont longtemps été peu actifs dans la bataille des programmes d’enseignement. Au Royaume Uni, la dévolution de toujours plus de pouvoir aux écoles s’est conjuguée à une évolution du corps enseignant de plus en plus favorable aux contenus antinationaux, anti-blancs et anti-hommes. Des initiatives collectives telles que Heretodox Academy (dont Eric Kaufmann fait partie) qui regroupe aujourd’hui 4000 universités et FIRE[6] déploient beaucoup d’énergie dans le combat contre les atteintes à la liberté d’expression et le retraitement du passé.
Si les conservateurs sont à la manœuvre pour l’emporter, ils devront, pour ce faire, trouver le moyen de lier ce combat à des questions plus pressantes afin d’augmenter leur score aux élections. Ron de Santis, gouverneur de Floride est à l’avant-garde de la troisième guerre culturelle. Le Stop Woke Act interdit l’enseignement de la TCR à l’école. Au New College of Florida, Ron de Santis a remplacé le président et le conseil d’administration, dont Christopher Rufo est devenu membre. Il a congédié le responsable du programme « Diversité et équité » et supprimé les fonds qui y étaient dédiés.
La mise en actes du wokisme par les institutions qu’il a capturées nourrit le populisme, lequel provoque un retour de bâton moral woke dans un cycle infernal de radicalisation. Pour que cette contre-offensive ait quelque chance de succès, il faut que l’opposition conservatrice se montre capable de dévoiler l’illibéralisme, la déraison et les traitements inégaux qui se cachent derrière la rhétorique humanitaire du socialisme culturel.
Les dégâts de l’utopie socialiste culturelle
La régression de la liberté d’expression, en privant la discussion de points de vue divers, nuit à la prise de décisions optimales et aux performances.
Le récit promu par BLM, qui a demandé que l’on coupe les financements de la police, a abouti à la mort de milliers de Noirs.
L’Affirmative Action à l’université américaine, si elle signale la vertu des administrateurs, nuit aux minorités qu’elle prétend aider, en raison de l’effet « mismatch »[7] et crée une dépendance nocive. Des enquêtes ont montré que la victimisation porte à voir des discriminations là où il n’y en a pas. Et, comme l’a écrit Thomas Sowell, cette attitude empêche de reconnaître ce que les Noirs ont accompli par eux-mêmes[8]. La tendance à mettre le paquet pour faire progresser les femmes noires, sans souci pour ce que deviennent les hommes noirs qui, pourtant, réussissent moins bien, peut aggraver la violence domestique et nuire à la formation et la durabilité des couples.
Immigration : un abus flagrant de la race
Par un détournement de concept, le racisme a été étendu au contrôle de l’immigration, fermant ainsi le débat sur la question. La réaction des gens à l’immigration incontrôlée a stimulé le « Grand Éveil » des années 2010 et conduit à un soutien croissant de l’immigration chez les libéraux américains.
Tous ces dégâts bien visibles du wokisme caricaturent l’image de la démocratie libérale dans le monde, donne des armes à la Chine et la protège ainsi de critiques bien légitimes.
En étouffant la liberté de contestation, l’Occident détruit ce qui a fait son succès.
Propositions d’Eric Kaufmann pour résister à la montée du socialisme culturel
Il faut d’abord une alliance entre libéraux culturels et conservateurs pour restaurer une normalité, sans jeter l’égalitarisme culturel, tout en visant un meilleur équilibre de valeurs rivales. Il faut restreindre la capacité des institutions à interpréter de manière toujours plus étendue les lois. Pour ce faire, Eric Kaufmann plaide pour une recentralisation du pouvoir de ces institutions afin de réinstaurer une impartialité politique. Une intervention gouvernementale est également nécessaire auprès d’organisations en situation de quasi-monopole (Google, X, Facebook, mais aussi universités d’élites, musées…) pour parvenir à une impartialité politique et au respect des droits des citoyens.
Homme de gauche, Eric Kaufmann, s’il le regrette, pense que l’offensive ne pourra être menée que par les conservateurs : « Malheureusement, [ces réformes] devront probablement être menées par la droite, avec un succès électoral permettant à la gauche centriste de suivre le mouvement » (je souligne). Pragmatique, il ne dédaigne pas le secours que pourrait apporter la NRA[9], qui n’a rien pour lui plaire, si ce n’est sa défense de la liberté d’expression et de la protection de l’héritage, ni celui de la droite religieuse, qui ne lui plaît pas plus, mais peut être mobilisée pour faire pression sur l’administration scolaire.
Le recours à un contre-langage woke est nécessaire pour démasquer le projet réel du socialisme culturel. Par exemple, en remplaçant Affirmative Action par discrimination contre les Blancs, les Asiatique et les hommes ou TCR par racisme anti-Blancs.
En matière de langage, les citoyens jouent un rôle déterminant pour résister aux mots à la mode, aux initiatives DEI, y compris dans les conversations privées. Eric Kaufmann donne à la contextualisation du passé et du présent une priorité absolue. C’est au gouvernement de façonner les programmes scolaires en mettant l’accent sur les excès des régimes totalitaires, avec lecture obligatoire des Cygnes sauvages (Chine), de 1984 et de L’archipel du goulag. Il doit aussi imposer une histoire contextualisée de l’esclavage et de la colonisation qui ne sont pas des péchés seulement occidentaux et interdire la TCR et la théorie critique du genre dans l’attente de plus d’équilibre dans le traitement de ces sujets.
Le handicap du « travers » libertarien des conservateurs
Si le changement ne peut venir que de la droite, le problème avec les conservateurs, c’est leur obsession de la libre concurrence, leur opposition aux interventions de l’État et leur souci de ne pas être mal vus pour racisme supposé. On l’a vu au Royaume-Uni où les conservateurs, après le Brexit, ont voté une nouvelle loi plus favorable à l’immigration alors que l’immigration avait été un point fort de la campagne contre l’UE. La tâche la plus urgente des libéraux-conservateurs classiques est d’en finir avec l’idée conservatrice d’un gouvernement restreint et le biais consistant à répondre à tout par des solutions de libre concurrence. Ron de Santis est en avance pour ses actions dans le secteur public. Pour le secteur privé, les gouvernements pourraient exiger que les oligopoles de la Tech leur donnent accès aux algorithmes afin de vérifier les pratiques d’exclusion et refuser les transactions avec les entreprises qui imposent à leurs employés des tests TCR ou DEI. Un boycott de ces entreprises suppose une mobilisation des citoyens, laquelle peut être encouragée par ces actions gouvernementales.
Un monde post-woke tel que le voit Eric Kaufmann
Dans le monde post-woke d’Eric Kaufmann, tous les groupes pourraient s’affirmer, y compris le groupe majoritaire mais sans devenir hégémonique. Le talent serait privilégié pour le bien de tous. Le trauma ne serait plus considéré comme génétiquement transmissible et ne serait plus une arme dédouanant les individus de leurs obligations. Il faudrait en finir avec la culture de la victimisation qui enfonce au lieu d’aider. L’humour y serait cultivé subtilement à l’égard de tous, invités à supporter les blagues sur eux-mêmes. Une femme resterait une femme dans la vie publique, en accord avec la science, sans empêcher ceux qui pensent qu’une trans-femme est une femme de l’exprimer. Des compétitions sportives spéciales seraient organisées pour les trans. Ce qui permettrait de valoriser une minorité sans dévaloriser les catégories et traditions majoritaires.
Mais Eric Kaufmann condamne l’universalisme libéral qu’il juge irréaliste. Une identité nationale fondée sur des valeurs universelles ne suffit pas à nourrir le besoin d’enracinement des individus. La diversité identitaire ne serait pas un problème tant que tous s’identifient à la nation. Il prône plutôt « un certain contrôle de la représentation des groupes », sans aller jusqu’à un égalitarisme culturel, mais en visant une « représentation la plus équitable compatible avec le libéralisme » et un équilibre entre les traditions et identités de la majorité et celles des minorités. Il est en faveur d’un « multivocalisme » et hostile, en bon libéral anglo-saxon, aux pratiques qu’il juge illibérales de la France telles que l’interdiction de la burqa.
Il faut dire que sa vision de la France est un peu caricaturale puisqu’il reprend l’antienne d’un pays « qui interdit la collecte de données ethniques » et semble ignorer l’existence d’une identité substantielle française dépassant l’attachement à quelques grands principes. J’ai déjà écrit ce que je pense de l’alternative « multivocaliste » d’Eric Kaufmann à propos de son précédent livre Whiteshift[10]. Je n’y reviens pas.
Le président Emmanuel Macron assure qu’il n’est en rien responsable de l’interpellation – très commentée – de l’informaticien franco-russe Pavel Durov, cofondateur de la messagerie cryptée Telegram.
La dérive illibérale du macronisme signe son échec. La fin politique d’Emmanuel Macron est liée au chaos qu’il a créé, croyant en sortir vainqueur. Ce mercredi, il était toujours en recherche d’un Premier ministre suffisamment aimable pour accepter de lui sauver provisoirement la mise.
Déplorables de droite, indésirables de gauche…
Toutefois, la démission du chef de l’État devient une hypothèse crédible, tant son régime recroquevillé offense la République. En effet, non content de vouloir exclure le RN, parti qui fédère 80% des votes de droite, mais aussi le NFP et ses 7 millions d’électeurs (soit, au total, 18 millions d’indésirables !), Macron a avalisé de surcroit la généralisation d’une mise en surveillance des opinions. Dès lors, apparaît un pouvoir en rupture avec la démocratie. L’arrestation, le 24 août à l’aéroport du Bourget, du fondateur de la messagerie cryptée Telegram, le franco-russe Pavel Durov, au prétexte d’un manque de modération sur sa plate-forme, est venue ajouter un voile noir sur la liberté d’expression, qui n’est plus qu’une expression. Mardi, le président a voulu s’exonérer de cet acte de police judiciaire en assurant : « La France est plus que tout attachée à la liberté d’expression et de communication (…) Dans un État de droit (…), les libertés sont exercées dans un cadre établi par la loi pour protéger les citoyens et respecter leurs droits fondamentaux. C’est à la justice, en totale indépendance, qu’il revient de faire respecter la loi. L’arrestation du président de Telegram sur le territoire français a eu lieu dans le cadre d’une enquête judiciaire en cours. Ce n’est en rien une décision politique. Il revient aux juges de statuer ». En réalité, la législation qui a permis l’arrestation de Durov est la traduction fidèle de la volonté élyséenne de trier les idées et de faire taire.
Retrouvez « Remis en liberté », les carnets d’Ivan Rioufol, mercredi prochain dans notre magazine de septembre
En choisissant, le 27 juin, de reconduire le commissaire Thierry Breton dans ses fonctions, Macron a avalisé le combat mené par l’Union européenne pour contrôler les réseaux sociaux, au nom de la lutte contre la haine et le racisme. Or ces deux termes ne répondent à aucune définition juridique et permettent toutes les censures morales. La mise en garde à vue de Durov préfigure-t-elle celle d’Elon Musk, le patron de X (ex-Twitter), lors d’un prochain passage en France ? En sommant, en vain, le milliardaire de se soumettre à la modération de l’UE, Breton a ouvert la voie à une généralisation de la répression des patrons de réseaux sociaux. Dans le même temps, Mark Zuckerberg (patron de Facebook et Instagram) a reconnu, lundi, avoir dû censurer, sous la pression de l’administration Biden, des informations liées au Covid ou à l’affaire Hunter Biden, officiellement présentée à l’époque comme une fake-news russe.
Dissidents inquiets
Cette dérive totalitaire contre les opinions dissidentes ne s’arrête pas à l’internet. L’acharnement du système macronien a encouragé l’Arcom, gendarme de l’audiovisuel, à priver NRJ 12 et C8 de leur diffusion et à mettre sous surveillance la trop libre CNews. Précédemment, c’était la chaîne russe RT France qui avait été interdite. Des journaux d’opposition comme France Soir, L’Incorrect, Causeur, Valeurs Actuelles, etc., sont eux aussi les cibles de mécanismes d’étouffement qui, s’ils ne répondent pas directement aux ordres de l’Élysée, ne sont en rien contrariants pour la macronie et sa quête hygiéniste, y compris dans le lavage de cerveau et l’opinion propre.
À la France des Lumières a succédé la France des petits flics de la pensée officielle. Face à eux, le refus d’obtempérer devient un devoir.
Grand amateur de littérature d’espionnage, notre chroniqueur ne tarit pas d’éloges sur l’œuvre de Trevanian, un Américain d’une intelligence rare, d’un cynisme accompli, ancien résident du Pays basque français — homme de goût donc, et de convictions.
Peut-être vous rappelez-vous La Sanction, un film de et avec Clint Eastwood, lancé sur la face nord de l’Eiger, en Suisse, avec une équipe dont il doit éliminer l’un des membres — sans savoir lequel. Le roman dont est tiré le film est signé Trevanian, nom de plume de Rodney Whitaker (1931-2005), honorable professeur de communication à l’université d’Austin, au Texas, romancier sous divers pseudonymes, et résident permanent du Pays basque français.
En 1979 Trevanian sort Shibumi, un roman d’espionnage qui enrobe une philosophie de la vie, des considérations d’une acuité remarquable sur l’état du monde et particulièrement celui des Etats-Unis, et une exaltation du shibumi, cet art de vivre japonais qui « implique l’idée du raffinement le plus subtil sous les apparences les plus banales ». Rien d’étonnant quand on sait que Whitaker, après avoir fait la guerre durant quatre ans en Corée, a passé du temps au Japon. Un jardin zen dans un vieux château basque vaut mieux que la brousse exubérante que vous laissez pousser autour de votre pavillon de banlieue.
Son héros, Nicholaï Hel, fils d’une aristocrate russe réfugiée à Shanghaï et d’un Allemand de passage, est un tueur exemplaire, le genre qui vous occit (ceci est une forme inventée du verbe défectif occire, goûtez-en tout le suc) avec une paille ou une carte de crédit. Autrefois formé par un maître de Go — le roman est divisé en phases du jeu le plus japonais qui soit — orphelin adopté par un général nippon qu’il se chargera de tuer au nez et à la barbe de ses geôliers soviétiques, il a longtemps été un assassin indépendant qui éliminait des cibles contre des rémunérations confortables. Le voilà désormais à la retraite, dans son château basque, se livrant à des explorations spéléologiques risquées, goûtant les charmes d’une courtisane haut de gamme qui a consenti à passer du temps avec lui, — mais rattrapé par son passé et sujet à la vindicte de la Mother Company, une firme parallèle qui chapeaute la CIA pour servir les intérêts des pays producteurs de pétrole. On voit que Trevanian ne pensait pas bien.
Considérations décapantes sur le monde
À part John Le Carré, je ne vois pas d’écrivain d’espionnage qui ait sa largeur de vues. Son héros est encore jeune quand le Japon, dévasté par la guerre, est occupé par l’armée américaine. Deux leçons à tirer du massacre. « De nombreux Japonais ne semblaient pas réaliser que c’est la propagande du vainqueur qui devient l’histoire du vaincu », premier point. Et « il apprit que tous les Américains étaient des marchands et qu’au fondement même du génie américain, il y avait l’achat et la vente. Ils vendaient leur idéologie démocratique comme des colporteurs, soutenus par le grand racket de protection des ventes d’armes et des pressions économiques. Leurs guerres étaient des exercices monstrueux de protection et d’approvisionnement ».
Écrit en 1979, le livre n’a pas pris une ride. Qu’est-ce que Whitaker, décédé en 2005, aurait pu dire de la guerre du Golfe, de l’invasion de l’Irak ou de l’actuel conflit ukrainien ?… Ou de la guerre sourde ou bruyante entre les Palestiniens et leurs voisins juifs… Les trois obstacles les plus dangereux au succès des dirigeants de l’OPEP sont, dit-il, « les efforts furieux de l’OLP pour semer le désordre afin d’obtenir une part des richesses arabes ; l’interférence stupide de la CIA et de la NSA, son antenne ; et l’insistance tenace et égoïste d’Israël à survivre ». D’où la conclusion évidente : « Nous serions tous plus heureux si le problème palestinien — et les Palestiniens avec lui — disparaissait tout bonnement ».
Un point de vue qui a tout pour choquer les progressistes actuels, tout fiérots de leur soutien au Hamas. D’autant que Trevanian est assez péremptoire sur les Arabes : « La virginité est capitale pour les Arabes, qui craignent avec raison les comparaisons ».
Il a par ailleurs sur les hommes qui dirigent la plus grande puissance mondiale un avis définitif : « C’est un truisme de la politique américaine qu’aucun homme capable de remporter une élection ne mérite de la remporter ». C’est qu’en vrai réactionnaire — c’est-à-dire en homme lucide —, il croit au génie des peuples — ou plutôt, à leur absence de génie : « L’Amérique, après tout, a été peuplée par la lie de l’Europe. Sachant cela, nous devons les considérer comme innocents. Innocents comme la vipère, innocents comme le chacal. Dangereux et perfides, mais pas immoraux. Tu en parles comme d’une race méprisable. Mais ce n’est pas une race. Ce n’est même pas une culture. Seulement un ragoût culturel des détritus et des restes du banquet européen ».
Le roman multiplie les analyses à l’emporte-pièce qui justement emportent notre conviction : « Les Américains confondaient niveau de vie et qualité de la vie, égalité des chances et médiocrité institutionnalisée, bravade et courage, machisme et virilité, libertinage et liberté, verbosité et éloquence, amusement et plaisir — bref, toutes les erreurs communes à ceux qui croient que la justice implique l’égalité entre tous au lieu de l’égalité entre égaux ». Ce garçon est modérément démocrate…
Sans oublier des considérations sur les modes éducatives, qui enthousiasmeront ceux qui savent que le règne du Crétin est arrivé : « La sociologie, cette pseudoscience descriptive qui camoufle ses insuffisances dans un brouillard de statistiques, se retranchant sur le créneau étroit entre la psychologie et l’anthropologie. Le genre de non-sujet que tant d’Américains choisissent pour justifier quatre années d’insignifiance intellectuelle destinées à prolonger l’adolescence ».
Une arme basque méconnue
La gamine au cœur de l’intrigue — une certaine Hannah Stern — venue demander de l’aide à Nicholaï, permet de dresser le portrait d’une génération entière. Elle a « cette soif désespérée de notoriété qui conduit soudain acteurs et artistes incapables de retenir l’attention du public par la vertu de leurs seuls talents à découvrir des injustices sociales jusqu’alors insoupçonnées ». Comment lui faire comprendre qu’une cause n’a de sens que si le style que l’on emploie pour la défendre est esthétiquement juste ? « La plupart des jeunes gens de votre âge sont si profondément absorbés par leurs problèmes individuels — si préoccupés de leur univers personnel — qu’ils sont incapables de percevoir que le style et la forme sont l’essentiel, que la substance n’est qu’une illusion transitoire. L’important n’est pas ce que vous faites, mais comment vous le faites ».
Je ne vous expliquerai pas comment le héros se dépêtrera des tentacules de la Mother Company, et punira un prêtre délateur d’un coup de makila (ce bâton de marche basque qui dissimule une lame dans son manche, et qui non seulement est en vente libre à l’Atelier Ainciart Bergara, situé à Larressore, dans les Pyrénées-Atlantiques, mais a été classé à l’Inventaire du Patrimoine immatériel en France — ce qui devrait suffire à justifier le fait que vous en possédiez un…), et remportera finalement la partie. Ce roman, traduit en France en 1981, était introuvable. Les éditions Gallmeister l’ont réédité il y a tout juste un an, il est encore sur tous les rayons des librairies, je vous laisse juges de la décision qui s’impose.
Trevanian, Shibumi, Gallmeister / Totem, septembre 2023, 605 p.
Trevanian, La Sanction, Gallmeister, 2017, 336 p.
Clint Eastwood, La Sanction, DVD.
Pat Perna et Jean-Baptiste Eustache, Shibumi (BD), Les Arènes, septembre 2022, 215 p.
De gauche à droite: le journaliste Patrick Cohen commente l'affaire de Crépol sur France 5, Yann Barthès enquête sur les "néo-réacs" dans "Quotidien", Jean-Michel Apathie se demande si les Français ont la campagne présidentielle qu'ils méritent. DR.
La rentrée des médias audiovisuels signe le retour de quelques figures exaspérantes du petit écran. Mais, gare à ne pas mettre tout le monde dans le même panier. Si les médias conservateurs ont bien raison de critiquer les indignations prévisibles et le sectarisme de vedettes de la télé penchant singulièrement à gauche, attention: il existe aussi une pensée unique à droite. Le commentaire de Philippe Bilger.
Si je voulais, je pourrais chaque jour écrire un billet sur la situation politique singulière qui est en train d’endormir ou d’énerver les Français.
Commence à monter, contre Emmanuel Macron, le reproche de n’avoir pas purgé d’emblée l’option du gouvernement NFP avec Lucie Castets comme Première ministre. La censure serait tombée au bout de 24 heures et on n’en parlerait plus ! Pourtant je continue à penser que la méthode choisie par le président et ses critères n’étaient pas aberrants, et je pourrais répéter ce que je disais fin juillet avant les Jeux olympiques: « Il n’y a pas de médaille d’or pour la vitesse politique » ! Je concède cependant que la critique de François Bayrou le blâmant pour avoir discuté avec les partis[1] alors qu’il s’agissait de sa seule responsabilité peut être entendue.
Le « panthéon des exaspérants » de Valeurs actuelles
Après ce préambule on voudra bien me pardonner de quitter le champ de cette actualité sans cesse brûlante au profit d’une analyse médiatique que le hasard de la rentrée me permet de proposer. En effet, revenu à Paris, j’ai pu prendre connaissance de plusieurs numéros de Valeurs actuelles, dont celui du 25 au 31 juillet consacré en particulier au thème de « La télé qui rend fou ».
Après un excellent article d’Édouard Lavollé dénonçant quelques personnalités médiatiques ignorant le pluralisme et diffusant un catéchisme progressiste jamais questionné – la suffisance d’un Yann Barthès aurait mérité d’être mise en exergue -, ce que l’hebdomadaire qualifie de « panthéon des exaspérants » est passé au crible sur un mode plus ou moins talentueux : Gilles-William Goldnadel s’est chargé de Patrick Cohen, Charles Consigny de Pablo Pillaud-Vivien, Frank Tapiro de Karim Zéribi, Geoffroy Lejeune de Jean-Michel Aphatie et, enfin, Eric Naulleau de Gilles Verdez.
Je connais les « procureurs » et plus ou moins leurs « victimes ». Rien de ce que j’ai lu n’est choquant, outrancier, encore moins insultant – j’aurais même été tenté, pour tel ou tel, d’être plus acerbe – et pourtant je n’ai pu dissimuler un malaise intellectuel face à cet exercice collectif. Celui-ci m’est apparu injuste dans sa sélection. Quoi qu’on pense de Patrick Cohen et des contradictions que sa pratique professionnelle souvent orientée peut susciter, je ne l’aurais pas mis sur le même plan que les autres. Certes, comme Jean-Michel Aphatie, on l’a connu adepte d’une discrimination : ne devaient être invités dans les émissions que ceux qu’il estimait décents et convenables. Selon ses seuls critères. Mais il n’empêche que c’est aller trop loin que de le traiter « d’exaspérant ».
Cette rectification opérée, quelque chose d’autre, de plus fondamental, m’aurait détourné du bonheur apparent de pouvoir m’exprimer en toute liberté sur des personnalités que professionnellement je côtoyais. Non pas la peur ou la timidité, non pas non plus le risque de dégrader encore davantage des relations déjà fragilisées.
Comme un boomerang
Mais seulement la conscience que m’autorisant dans mon registre une totale liberté, il convenait que j’acceptasse la rançon de celle-ci : l’infinie diversité, pour le pire ou le meilleur, de mes partenaires médiatiques. Qu’on le veuille ou non, il y avait, dans ces cinq jugements, au moins l’envie de démontrer une supériorité, la certitude implicite que les uns étaient meilleurs que les autres. Pour être sans doute vraie, cette perception éclairant chacune des analyses, ne devait cependant pas les priver de cette modestie élémentaire car leurs cibles auraient pu tout aussi bien dresser d’eux un portrait négatif – ou au moins contrasté.
Je suis d’autant plus sensible à ce risque de réciprocité que, aussi susceptible que je puisse être, j’ai toujours compris que les critiques que je formulais reviendraient peut-être à mon encontre comme un boomerang. Et que j’aurais à les accepter.
Dans la vie intellectuelle et médiatique, il me semble que nous n’avons pas le choix. Les idées sont faites pour être discutées, contredites ou approuvées. Avec l’élémentaire courtoisie de bien écouter l’autre avant. Certes on peut être plus qu’agacé par la manière dont certains conçoivent le débat, le simplifient à l’extrême ou le fuient. Mais il faut tenir et ne pas chercher d’autre remède que sa propre parole en réplique. J’essaie de m’imaginer face à la mission d’écrire tout le mal que je pense de certains. Passée l’exaltation du droit à une sincérité sans nuance, je suis sûr que je n’échapperais pas, dans les rapports humains, à cette interrogation fondamentale sur la paille et la poutre. Dans quel œil la première, dans quel œil la seconde ?
Les chaises musicales de la télé Qui dit rentrée télé dit jeu des chaises musicales pour nos journalistes et animateurs vedettes… Voici les mouvements notables de cette année : – Julien Arnaud quitte TF1 pour animer « Télématin » sur France 2, à la place de Thomas Sotto. Flavie Flamand co-animera l’émission matinale. – Thomas Sotto, critiqué par son équipe de « Télématin » la saison dernière, animera lui la matinale de RTL – Patrick Cohen est de retour à France Inter où il proposera un édito politique chaque matin à 7h40 – Sur la même antenne, le très woke Matthieu Noël voit son émission prolongée d’une heure. L’émission animée l’année dernière par Marie Misset, Marine Baousson et Maïa Mazaurette en remplacement de la bande de Charline Vanhoenacker n’a jamais trouvé son public. – Malgré la polémique monstre déclenchée par Guillaume Meurice dans son émission satirique l’année dernière, concernant une blague sur le prépuce du Premier ministre israélien, Charline Vanhoenacker retrouve une chronique quotidienne sur l’antenne publique, chaque matin, à 9h45. – Guillaume Meurice reconstitue l’équipe déchue de Melle Vanhoenacker sur Radio Nova, le dimanche soir. – Benjamin Castaldi est chargé de relancer la matinale d’Europe 2. – L’éditorialiste du Figaro Yves Thréard arrive sur BFMTV le vendredi soir (« Tous contre Thréard! ») … • La rédaction
Pyongyang se lasse des tracts et clés USB pleines de propagande, envoyés par des militants sud-coréens par-delà la frontière. Si la Corée du Sud «procède simultanément à la dispersion de tracts et à la diffusion par haut-parleur de provocations au-delà de la frontière, le pays sera sans aucun doute témoin d’une nouvelle riposte», a menacé Kim Yo-jong, porte-parole de la Corée du Nord et sœur du dictateur Kim Jong-un, dont le régime s’illustre de son côté par l’envoi de ballons garnis de mégots de cigarettes, de papier hygiénique ou d’excréments d’animaux chez son voisin.
Au mois de juillet, un communiqué de l’état-major interarmées sud-coréen informait les populations que des ballons expédiés de la Corée du Nord venaient d’atteindre le complexe présidentiel, à Séoul. Que transportaient ces ballons ennemis ? Rien d’autre que des déchets, des ordures.
PQ contre K-Pop
Ce n’était pas la première fois que de semblables cadeaux tombaient du ciel, mais jamais encore la présidence n’avait été menacée d’aussi près. Immédiatement, des équipes spécialisées dans la détection et le traitement de substances chimiques ont été dépêchées et des messages ont été diffusés en boucle dissuadant les habitants de toucher ces cochonneries. Pourquoi l’envoi d’ordures et pas d’autre chose ? Dans la logique de Pyongyang, il s’agirait d’une espèce de réponse du berger à la bergère, des militants sud-coréens n’ayant de cesse de faire passer au Nord des éléments de propagande, notamment des enregistrements de ces musiques et chorégraphies K.pop qui font fureur, paraît-il, dans le monde entier et qui, pour la dictature communiste pure et dure du jovial Kim Jong-un ne sont évidemment que le pire des ordures produites par le monde capitaliste. Ordures contre ordures, en quelque sorte.
Une once d’humour dans les relations envenimées entre les deux parties, serait-on tenté de croire.
Défense de rire
Vu d’ici, hors de portée olfactive, ce pourrait être drôle. À ceci près que cette manière nouvelle de procéder au traitement des déchets n’a fait qu’envenimer davantage une situation qui n’en avait nul besoin. Le Sud a aussitôt intensifié la diffusion de sa propagande au Nord, suspendu l’accord militaire de décrispation qui, vaille que vaille, avait fini par s’imposer, et repris les exercices à balles réelles en limite de la zone démilitarisée séparant les deux pays. Quant au Nord, il s’est empressé de pointer sur l’ennemi deux-cent cinquante nouveaux missiles balistiques. Ces ordures high tech des temps modernes et des bellicistes compulsifs.
La discrétion estivale de l’ancien président de la République, pourtant très friand des combinaisons politiques les plus sophistiquées, est étrange. En juin, en campagne pour les législatives, il demandait à l’Insoumis Jean-Luc Mélenchon de «se taire» pour «vraiment rendre service au Nouveau Front populaire». Alors que de nombreux sujets de fond les opposent, et alors que la plus proche conseillère de Jean-Luc Mélenchon Sophia Chikirou a depuis comparé le hollandisme à des «punaises de lit», bizarrement, le socialiste n’intervient pas dans le débat politique agité de la rentrée.
Loin de moi l’idée d’offenser François Hollande, que j’avais beaucoup apprécié aussi bien lors de l’entretien qu’il avait bien voulu m’accorder dans « Bilger les soumet à la question » que dans sa périphérie aimable et spirituelle. Toutefois je ne voudrais pas qu’on s’interrogeât sur lui en doutant non seulement de son rôle présidentiel – avec le constat amer tiré par lui seul qu’il ne pouvait pas se représenter – mais de l’importance de sa nouvelle fonction de député au sein du groupe socialiste. Celui-ci, inséré dans le Nouveau Front populaire (NFP), se montre alternativement dans la soumission à Jean-Luc Mélenchon puis dans sa détestation. J’avoue qu’au cours des péripéties de ces dernières semaines concernant le président de la République, ses rapports avec le NFP, les tensions entre LFI et les socialistes, toutes les éventualités pour la désignation d’un nouveau Premier ministre et, plus globalement, le rôle d’Emmanuel Macron lui-même, j’aurais aimé l’entendre. Il n’a pas dit un mot et son étrange discrétion peut s’expliquer de plusieurs manières.
– Laisser passer un peu de temps après son élection comme député et sa validation d’une alliance où LFI semblait occuper la part du lion. Alors que beaucoup espéraient de sa part, et pas seulement à gauche, une parole forte et exemplaire en raison de ses prises de position nettes à l’encontre de Jean-Luc Mélenchon.
– Faire preuve de modestie et presque d’effacement de peur de se voir reprocher au contraire une omniprésence, presque une arrogance qu’on aurait imputées à l’exercice de son mandat présidentiel même défaillant.
– Ne pas risquer de faire surgir publiquement une voix discordante au sein du groupe socialiste, ce qui n’aurait pas manqué d’aggraver les relations notoirement mauvaises qu’il a avec Olivier Faure.
Je ne crois pas qu’avec sa personnalité aux antipodes de celle que des médiocres sans discernement se plaisent à tourner en dérision, il ait eu pour ambition seulement la fonction de député, même si son bonheur conjugal l’a peut-être rendu moins réactif à l’égard de ce qu’une existence partisane exige. La gloire, alors, non pas le deuil éclatant du bonheur selon la formule magnifique de Madame de Staël mais son contraire : le bonheur comme un adoucissement consenti et bienfaisant des combats partisans.
Il n’est pas impossible pourtant, quand le paysage politique se sera décanté, que François Hollande réapparaisse dans sa subtilité, son intelligence, sa passion des compromis et d’une modération qu’il voudrait toujours vigoureuse. Député pour rien, après avoir eu le courage de revenir d’une humiliation qui aurait pu être irréversible, ce n’était vraiment pas l’hypothèse la plus plausible ! Je ne l’imagine pas se priver, à sa manière, avec une douceur acide, de tout ce qu’il pourra accomplir à titre personnel pour se venger d’Emmanuel Macron qui n’a cessé, avant de devenir président, de lui mentir et de le faire tomber dans une naïveté voire un aveuglement qui n’étaient pourtant pas son genre. Je constate, en écrivant ce billet, que Michel Richard, que j’apprécie, a traité dans Le Point le même sujet : l’apparente passivité de François Hollande. L’ancien président mérite bien de susciter ce double intérêt. À quoi sert-il ? Ayons de la patience.