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Jean Pitre

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pitre

Explorateur français du XVIIe siècle, Jean Pitre ne découvrit jamais rien, même si l’envie ne lui en manqua pas. Il fut, ce faisant, l’un des premiers touristes de l’histoire et les mémorialistes caribéens conservent son nom comme l’instigateur de l’une des plus graves émeutes que connurent jamais les Antilles. Installé au bar de la Plage (Grande-Terre) le 18 février 1689 sur les coups de l’apéritif, il ordonna que son ti punch fût préparé avec un citron jaune : « Ka fè cho ! Bay moin on ti punch. Avèk sitron zone, pas vot trik pou makoumé. » La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et l’île s’enflamma immédiatement. Comme il refusait de reconnaître son erreur et qu’il n’y avait plus grand-chose à brûler, le taulier eut la bonne idée de verser une pointe de sucre de canne dans le verre empli de citron vert et de rhum : on appela aussi ce geste d’apaisement la pointe à Pitre. Y a pas plus traître.

Franck Vincent, Portrait de Jean Pitre pointant de son doigt une coupe vide de ti punch, huile sur bois, 1698. Conservée au musée national des Arts premiers et de la Compagnie créole.

Ramon Fernandez et autres figures crépusculaires

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Ramon Fernandez, « collabo » notoire, est mort dans la nuit du 2 au 3 août 1944. Une crise cardiaque mettait fin à son calvaire. Peu auparavant, il avait chuté de sa chaise, à la terrasse de Lipp, pour cause d’ivresse. Son fils, Dominique, avait alors quinze ans et admirait de Gaulle. Soixante années plus tard, Fernandez fils a l’âge d’être le père de Ramon. Écrivain de renom, esprit sensible et fin, il a remonté la piste des mémoires et des faits. Il n’a pas résolu l’énigme, mais il ose enfin parler longuement, savamment, tendrement mais sans rien dissimuler, de son « salaud » de père. Il s’est libéré d’un tabou et nous donne un livre fondamental, sur la condition humaine, par surcroît parisienne et française.

Le 1er décembre 1926, Ramon Fernandez, métis franco-mexicain, héritier du Sud, qui fabrique souvent des mâles mélancoliques et arrogants, épouse une jeune diplômée de l’École de Sèvres. Liliane Fernandez, née Chomette incarne le Nord, la rigueur, presque l’ascétisme. C’est un être de devoir, verrouillé. Deux enfants naissent, Irène et Dominique ! Le couple se sépare en 1936. Curieusement, c’est Ramon qui souffrira le plus. Il perd l’équilibre et ne se rétablira jamais. Tous ces détails sont fournis par le « journal » de Liliane, dans lequel a puisé Dominique pour conduire son enquête. Et c’est aussi l’une des forces de ce livre supérieurement construit, à la manière d’un grand projet abouti, que de confronter les péripéties de la vie quotidienne, souvent navrantes et cruelles, aux événements considérables. Un somptueux cadeau d’un fils à son père, une œuvre pour tous les orphelins de la littérature…

Avant de devenir une « ordure », Ramon fut un personnage honorable, c’est-à-dire de gauche et humaniste. Lauréat du prix Fémina en 1932, très en vue, recherché par les hommes intelligents, courtisé par les jolies femmes, il montrait une prestance de danseur de tango : cheveux plats gominés, regard de braise, corps puissant. Confident de Proust, il conversait avec Gide, interrompait Malraux, admirait Paulhan, fréquentait Mauriac et connaissait tout ce que le Paris des deux rives comptait de gens influents. Deux ou trois arrondissements parisiens formaient alors un nombril… grand comme le monde. Aujourd’hui, deux ou trois nombrils circonscrivent la rive gauche.

Essayiste, critique, Ramon Fernandez fut l’enfant chéri de la gauche chic jusqu’en décembre 1936, après qu’il eut paraphé un manifeste signé par Léon Daudet, Henri Béraud, Abel Bonnard, Drieu-la-Rochelle… Bref, il ruina sa bonne réputation. Et cela n’allait pas s’arranger. Il choisit le camp franquiste, seul capable à ses yeux d’épargner à l’Espagne « la désagrégation du pays sous l’influence anarchiste et communiste ». De son côté, Gide, désillusionné, venait de publier Retour d’URSS ; son aveu navré lui valut la riposte dont les staliniens détenaient le vocabulaire secret. Le parti communiste, le fascisme, la guerre d’Espagne et le goût des hommes forts : voilà les totems de cette génération perdante.

Issu du « Parti de la classe ouvrière », hostile à Maurice Thorez, voici que s’avance un costaud des Batignolles, une grosse carrure : Jacques Doriot ! Ramon, surdoué du genre littéraire, a trouvé son « homme » dans ce surdoué du genre tribunicien. Le beau Ramon éprouva des émotions fortes au spectacle de l’ambition, de la volonté, de la force. Quelque chose, enfin, desserrait l’étreinte de l’angoisse et de l’amertume. Les temps changeaient, il imagina peut-être qu’il pourrait changer avec eux. Le compte à rebours commençait. Il dura quatre ans ; quatre années d’occupation, de terreur, d’élégance et de mondanités, pendant lesquelles de brillants intellectuels consentirent à feindre de jouer un rôle dans ce prodigieux pays, la France, que l’Allemagne tenait au collet. Illusion tragique ! Paris, jolie môme incomprise, insolente comme Arletty, boudeuse comme Danielle Darrieux, voluptueuse comme Simone Simon, ne cherchait qu’à s’étourdir, à oublier.

Quelques figures inauguraient un jeu de rôle dont l’issue crépusculaire était prévue dans ses règles. Parmi elles, les deux Abel, Hermant et Bonnard. Abel B., sapé comme un mylord, ganté beurre frais, écrivait ses discours de ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse dans une langue parfumée. Ses mœurs autant que ses fréquentations lui valurent l’affectueux surnom de « gestapette »… Il fuira en Espagne. Abel H. ne manquait pas de dons. Hélas ! Malgré sa maîtrise parfaite de la grammaire, il confondit le vert de l’espoir avec le vert-de-gris.

Maurice Sachs, juif, converti au christianisme par opportunisme sincère, acoquiné aux pégriots, vécut d’expédients, de rapine et de mensonge. Styliste impeccable, compagnon idéal de la mondanité, homosexuel étincelant, infiltré des salons, trafiquant d’or, délateur au profit de la Gestapo, on perd sa trace dans une prison de Hambourg, en 1944. Commence sa légende : fut-il assassiné par ses co-détenus, enragés de ses infamies ? Eut-il la tempe percée par le Lüger d’un nazi, sur le bord d’une route ? Ou bien survécut-il ? Quelqu’un me l’a assuré, convaincu de l’avoir aperçu dans le hall d’un hôtel, en Suisse, au début de l’année 1946. Pauvre Maurice ! Mauvais garçon précieux, efféminé des crapuleries, cherchant l’infamie comme d’autres les diamants, extravagant symbole de Paris occupé, la ville des merveilles et des orpailleurs de caniveau. Déchiré entre la Grâce et l’ennui, affamé de chair, mystique, prince de l’écriture et des vilenies, ange noir exténué ; il ira au paradis pour avoir donné à ses contemporains une idée de la damnation. Paul Léautaud montera au ciel, lui aussi, pour avoir tant aimé les bêtes. Le vieux teigneux ignorait qu’il était en partie exaucé, lorsqu’il écrivait, le 7 mars 1945, dans son incomparable Journal : « Quelle pourra bien être la nouveauté de la prochaine guerre ? L’extermination du genre humain ? Hélas ! C’est une chimère. »

Le 24 mars 1944, Pierre Drieu-la-Rochelle, séducteur déclinant et variqueux, sujet au vertige mais frôlant les précipices, plaçait sa tête dans le four de sa cuisinière et, pour la seconde fois, ouvrait le gaz. Drôle d’époque. Fin des Temps. Drieu, tué par la politique avait vécu pour la littérature ; il lui confia son sort posthume.

Drieu, Fernandez, Sachs : notre époque, bourrelée de remords, surveillée par les moralisateurs, punie par les procureurs, observe avec dégoût leurs courses rapides sur la terre, affranchies de ses petits repères. Ils furent cependant à la mesure d’un temps déraisonnable. Doriot, déjà titulaire de la croix de guerre (1918), décoré de la croix de fer (1944), se voyait en gauleiter universel, en héritier naturel d’Adolph H. Sa griserie prit fin le 22 février 1945, sous la mitraille de deux avions mal identifiés.

« Nous n’avons pas su l’aimer », dira de Drieu son compagnon de débauche et d’esprit, son presque frère, Emmanuel Berl. Bien évidemment, Ramon et Pierre (qui ne s’appréciaient guère) jouèrent la comédie des apparences, mais au moins, ils ne lâchèrent pas la main du personnage inspiré par leur fantaisie, leur aveuglement, leur lâcheté, leur faiblesse. Ils payèrent un prix très élevé le droit de trouver place dans la comédie humaine. Ils ne se soucièrent pas outre mesure de paraître meilleurs qu’ils n’étaient. Gravement atteint de paradoxalite, maladie très commune en France, ils constatèrent avec une joie non dissimulée les progrès rapides de la maladie qui les menait de l’opprobre au tombeau. Mais enfin, ils opposèrent des valeurs strictement culturelles à la pression marchande qui s’exerçait sur le monde. Ils accomplirent leur destin, volontairement sourds aux crimes qui se commettaient hors de leur vue. Ce fut une sorte de « luxe » suprême et une malédiction. Après eux, viendrait légitimement l’ère du soupçon.

Ramon, Drieu, manquant de caractère, confièrent aux idéologies le soin de les distraire d’eux-mêmes, de les rassurer. Marguerite Duras a bien connu Fernandez. Pendant la guerre, elle vint habiter 5, rue Saint-Benoît (Paris, VIe), au-dessus de l’appartement où il vivait avec Betty, sa seconde épouse. Marguerite n’a jamais dissimulé l’affection, l’admiration que lui inspiraient Ramon. À Dominique, elle déclara : « Collaborateurs, les Fernandez. Et moi, deux ans après la guerre, membre du PCF. L’équivalence est absolue, définitive. C’est la même chose, la même pitié, le même appel au secours, la même débilité du jugement, la même superstition disons, qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel. »

Que s’est-il passé ? Comment tout cela a-t-il commencé ? Se souvient-on encore de la case qu’occupaient les pions sur l’échiquier, avant le grand choc qui les jeta tous dans une mêlée confuse, où s’abolirent les lois qui réglaient leurs déplacements ? Ces dandies égarés, ces solitaires, ont versé dans l’esprit de système. C’est assez dire qu’ils cherchaient à se punir. Tous, fusillés, suicidés, exilés, bannis, nous abandonnèrent, avec, pour seul viatique et unique héritage, la difficulté d’être français.

Ramon

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La civilisation dans le texte

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C’est une sale habitude, je ne pense jamais à la mort. Ni à la mienne, ni à celle des autres. C’est comme ça. Collatéralement, ça implique que je ne serai donc jamais Racine, ni même Malraux ou Nicoletta. Tant pis, je préfère m’endormir et me réveiller en pensant aux petits oiseaux ou assimilés. Heureusement pour la mort et son taux de notoriété, d’autres s’en chargent pour moi. Ainsi j’apprends que nos parlementaires viennent de voter une loi « visant à créer une allocation journalière d’accompagnement d’une personne en fin de vie ». Et qu’ils l’ont même fait à l’unanimité. Dommage que je ne sois pas député, j’aurais été le seul à voter contre.

Ce n’est pas que je sois hostile au principe d’une allocation de 49 € par jour pour tenir la main pendant trois semaines à un proche qui va mourir. Mais j’ai comme l’impression que quand on est confronté à ce genre de drame, c’est pas un chèque de l’Etat qui vous rendra le sourire, ni même, comme on dit maintenant, vous aidera à faire votre « travail de deuil » – une fois que vous aurez rempli les mille et un questionnaires actant que ce proche est vraiment proche et surtout vraiment mourant. J’en vois déjà qui vont me dire que j’ai pas de cœur et qu’il y a des pauvres pour qui 49 € par jour, ça change tout. Mouais. Franchement si l’Etat, la droite, la gauche en avaient quoi que ce soit à foutre du sort des pauvres, on s’en serait un peu aperçu, depuis le temps. C’est bien gentil de se soucier des papys qui vont crever sous 21 jours ouvrables, mais quand le minimum vieillesse est à 20 € par jour, on ferait aussi bien de s’occuper de ceux qui sont encore vivants.

Sans compter que cette loi à forte teneur en dignité se télescope étrangement avec l’intention affichée par le chef de l’Etat de réduire la durée du congé parental. Je résume : voyez encore moins vos gosses grandir, en échange de quoi vous pourrez voir vos parents mourir. Win-win, quoi. Tsss tsss, vous êtes vraiment sûrs que c’est moi qui me moque ?

Mais je m’égare. L’âge de la retraite, le minimum vieillesse, le montant minable des allocs, leur non-attribution au premier enfant, c’est des breloques vis-à-vis de l’octroi par la République d’un supplément d’âme à kikenveu. Toutes ces histoires de pognon, c’est pas du sociétal, c’est du social, donc du banal, du bancal, du brutal, du syndical. Et si on parlait plutôt des vrais problèmes de société, des ados alcoolisés, des animaux abandonnés et même, à la rigueur, des SDF surgelés ? Comment puis-je être assez odieux pour ne pas compatir, ou assez con pour ne pas comprendre ?

Mais en vrai, si ce texte de loi me dégoûte, c’est avant tout à cause de son intitulé. Dès que je vois les mots « fin de vie », je sors mon revolver. Même les euphémismes décès ou disparition ont été habilement contournés par le législateur. Car il faudra m’expliquer un jour ce qu’est une personne en fin de vie, sinon un mourant. Je sais que nos élus ont parfois un rapport distant avec le réel, mais ce n’est quand même pas un scoop : à la fin de la vie, il y a la mort. Ne pas la nommer, c’est encore plus crétin que de ne pas y penser.

Cerise sur le gâteau, à l’issue du vote de la loi, le ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, a déclaré, sous les applaudissements unanimes de rigueur : « C’est un texte de civilisation, qui veut resituer l’homme dans son parcours de dignité. » On est content pour elle, elle l’a, elle le tient enfin, son «texte de civilisation» à elle, avant d’être téléportée sous peu à l’agriculture ou aux Dom-Tom. Bien sûr, en vertu des normes en vigueur, la loi Bachelot, ça ne vaudra jamais la loi Gayssot ou la loi Badinter sur l’abolition de la peine de mort (mais peut-être devrait-on dire « peine de fin de vie »). N’empêche, même partagée en multipropriété avec Léonetti, c’est plus classe que la Loi Falloux, et je ne vous parle même pas de la loi Carrez… Et c’est vrai que le sujet se prêtait à un grand, un beau texte, de ceux qu’on évoque avec une larme au coin de l’œil quand on passe chez Ruquier, de ceux qui imposent le respect aux voyous du camp d’en face, de ceux qui font que les chansonniers des Guignols ou du Caveau de la République y réfléchissent à deux fois avant de vous traiter de Roselyne Cachalot. Un « texte de civilisation qui resitue l’homme dans son parcours de dignité », ça en jette sur un CV, surtout s’il n’y a pas le mot qui fâche dedans.

Joseph Staline, peu de gens le savent, était passionné par les questions de linguistique, au point d’y avoir consacré un très long article dans la Pravda, en plein déclenchement de la guerre de Corée. L’article en question est assez long et parfois ennuyeux, mais totalement dégagé du formalisme que certains auraient pu s’attendre à y trouver. Au contraire, l’auteur y bataille sec contre les tenants d’une «langue de classe», structurellement oppressante. Il avait, dit-on, coutume de résumer sa pensée avec la plaisante formule « le mot chien ne mord pas ». Eh bien, sur ce coup-là, Staline avait tort[1. Oui, oui, j’ai bien écrit « sur ce coup-là ». Staline ne s’est pas trompé sur tout. Sans parler du rôle prépondérant de l’URSS dans l’écrasement du nazisme, on pourra aussi évoquer, à l’attention des plus distraits, son soutien sans faille en 1948 à la création d’Israël…]. Pour les chiens, je ne sais pas, mais du côté des hommes, le mot mort mord encore.

Hassan vs Hassan

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D’origine pakistanaise, Muzzammil Hassan vit aux Etats-Unis depuis l’âge de dix ans. Américain et musulman modéré, il a été choqué par la manière dont les musulmans et l’islam ont été représentés dans les médias, surtout après le 11 septembre. En 2004, ce banquier quadragénaire de Buffalo (New York) a décidé d’agir. Refusant d’élever ses enfants dans une telle atmosphère, il a fondé avec sa femme Aasiya Zubair, une chaîne de télé, Muslim Television Network, vouée à combattre les préjugés et donner une autre image de l’Islam. Récemment, Mme Hassan a exprimé sa volonté de se séparer de son mari et a même lancé une procédure de divorce. Il y a quelques jours le corps décapité d’Aasiya Hassan a été retrouvé par la police dans les locaux du Muslim Television Network. Muzzammil Hassan, qui a appelé lui-même la police, a été arrêté et accusé de meurtre. On est prié de ne pas généraliser.

Cent jours de prison pour Julien C.

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Au train où vont les choses, Julien C. connaîtra son centième jour de prison le dimanche 22 février prochain. Parmi les neuf personnes arrêtées le 11 novembre 2008 par la police antiterroriste, notamment à Tarnac, et accusées des sabotages contre la SNCF, il est le seul à ne toujours pas avoir été libéré. La Justice persiste à vouloir lui attribuer le rôle déroutant et oxymorique de « chef des anarchistes ». Qu’il soit le « chef » de huit innocents n’en fait pas moins un « chef » coupable !

Un an et plus de mise sous surveillance par les RG, une pléthore de perquisitions et trois mois d’enquête ont permis d’établir un fait unique, mais gravissime : Julien C. et Yldune L. auraient dormi une nuit dans la campagne à l’intérieur de leur voiture. Et il se trouve qu’une voie de chemin de fer sur laquelle est survenu l’un des sabotages était située à proximité. En somme, Julien C. est puni de cent jours d’emprisonnement pour le seul fait d’avoir refusé de dormir à l’hôtel Ibis, déviant ainsi de la voie qu’aurait suivie n’importe quel citoyen honnête. Julien C. paye le crime d’avoir contribué à l’enlisement du tourisme, en n’ayant pas eu le réflexe citoyen d’aller à l’hôtel. Derrière cette mystérieuse nuit dans une voiture, on devine aisément un mélange de pingrerie et de baba-coolisme bucoloïde qui mérite amplement ses cent jours de taule, accordons-le !

Michelle Alliot-Marie a bien des raisons d’être marrie. Son opération est un désastre. Un fiasco intégral. Après trois jours de délire contre l’ennemi intérieur autonome, la quasi-totalité des média a rejeté sa version des faits et les accusations aberrantes de « terrorisme ». De nombreuses personnalités politiques (même François Hollande !), la Ligue des droits de l’homme et le Syndicat de la magistrature se sont insurgés contre l’absurdité de ce grossier montage. La libération de huit « terroristes » et leur mise sous contrôle judiciaire constituent assurément une première, et un désaveu total de la procédure. Pourtant, les faits n’ont toujours pas été requalifiés et l’affaire demeure, de manière consternante, entre les mains de la juridiction antiterroriste. Aucunes excuses n’ont été encore présentées et la détention de Julien C. est prolongée dans un magistral n’importe quoi.

Le 31 janvier dernier, une manifestation contre l’antiterrorisme comme nouveau mode de gestion politique, appelant à la libération de Julien C., a réuni à Paris plus de 3000 personnes, ainsi que leurs 3000 policiers-référents – et un splendide canon-à-eau high-tech, nettement extraterrestre, qui a été beaucoup applaudi par les manifestants. Cependant, deux mois de bruit et de sur-médiatisation fébrile de l’affaire ont été suivis par un mois de silence presque complet. Les médiatiques qui avaient vibré d’indignation pendant deux mois devant cette détention arbitraire, inexplicable et toujours inexpliquée, jugent en revanche parfaitement légitime et « hors de l’actu » le troisième mois de prison de Julien C. Mais celui-ci a-t-il bien perçu que ce troisième mois n’était plus réel ?

L’obstination de la Justice, du ministère de l’Intérieur et de Michèle Alliot-Marie à garder au frais un dernier bouc-émissaire après une telle débâcle n’est pas seulement grotesque. Elle est aussi mystérieuse. La clé de ce mystère, nous pouvons peut-être la trouver dans un roman. Dans Le livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera a consacré plusieurs méditations à la litost, « mot tchèque intraduisible en d’autres langues ». « La litost est un état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte. » Kundera évoque l’exemple d’un jeune homme prenant des leçons de violon, subissant les foudres de son professeur et éprouvant une humiliation intime devant l’évidence de son incapacité. Le jeune homme trouve un dernier recours en jouant volontairement encore beaucoup plus mal, dans un geste de vengeance désespérée indissociablement sadique (envers son professeur) et masochiste. « Celui qui refuse le compromis n’a finalement d’autre choix que la pire des défaites imaginables. Mais c’est justement ce que veut la litost. L’homme possédé par elle se venge par son propre anéantissement. »

Par le prolongement de la détention de Julien C., Michèle Alliot-Marie a tort de croire « garder la face ». Elle l’a perdue, depuis longtemps. Et elle ne fait que la perdre chaque jour encore un peu plus.

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Virgin ? Des peine-à-jouir

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Faut pas lire la presse britannique, elle est pleine de mauvaise nouvelles. Ainsi peut-on découvrir dans The Observer la nouvelle suivante : la direction de la gare de Warrington Bank Quay a fait poser dans la gare des panneaux… d’interdiction de s’embrasser. Ces gougnafiers osent dire et affirmer que les couples qui s’embrassent et se font des baisers d’adieux « encombrent les quais » et qu’ils peuvent faire ça sur le parking à l’extérieur de la gare. Déjà qu’on n’avait plus le droit de fumer dans les gares, si maintenant on n’a plus le droit de s’y embrasser…

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C’était la Gauche

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Le « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » de bon nombre de Françaises et de Français à la recherche de leur temps perdu pourrait bientôt être : « Longtemps, j’ai voté à gauche… » Les plus talentueux pourront alors commencer à évoquer dans la forme artistique de leur choix un monde disparu, pour le plus grand plaisir esthétique des générations futures.

La gauche est en train de sortir de l’Histoire, mais on la retrouvera, à coup sûr dans les romans, au cinéma, en BD, objet de mémoire et de thèses universitaires. Constater son décès n’est pas chose facile: son cœur a cessé de battre, son cerveau de fonctionner, ses poings de frapper, mais elle passe encore pour vivante dans les lieux où s’élaborent les représentations – instituts de sondages, IEP, services politiques des grands médias.

Et pourtant, tout observateur un peu attentif de la vie politique et intellectuelle de l’Europe et de ses dépendances devrait s’apercevoir que nous sommes en train de changer de paradigme.

La coïncidence du binôme sociologique dominant/dominé avec le binôme politique droite/gauche n’a certes jamais été totale, mais elle a tout de même permis, aussi imparfaite soit-elle, de structurer de manière plutôt satisfaisante la vie politique, et sociale et intellectuelle des démocraties au XXe siècle. Chacun la déclinait à sa manière, latine, scandinave ou britannique pour le plus grand bonheur des classes moyennes.

On lui doit une prospérité sans précédent, le développement inégalé dans l’Histoire des libertés publiques et individuelles, la protection collective contre les aléas de la vie, et surtout la fin de la guerre civile intra-européenne.

Ce modèle a néanmoins échoué à s’imposer à l’échelle mondiale : on serait bien en mal de distinguer où se situent la gauche et la droite, ou même le milieu, dans les régimes autoritaires et/ou corrompus qui sévissent dans la majorité des pays siégeant à l’ONU. Adversaire, puis régulatrice du capitalisme, la gauche n’est plus aujourd’hui que spectatrice d’un monde qu’elle a d’abord renoncé à changer, puis à comprendre.

Les premiers à déserter la gauche, en France et dans les pays comparables, ont été les ouvriers: ce sont eux qui ont pris en pleine figure l’échec tragique et, n’en déplaise à Badiou, sans doute définitif, de l’utopie communiste. Non seulement ils n’ont pas rejoint en masse les rangs de la social-démocratie, mais ils ont constitué, pendant les deux dernières décennies, les gros bataillons du Front National, qui fut un temps le premier parti ouvrier de France. Partout en Europe on voit surgir des partis populistes faisant leur pelote sur les angoisses du petit peuple.

Parallèlement, on pouvait constater que dans aucune des nouvelles démocraties nées de la chute du communisme, la gauche réformiste ne se constituait en porteuse légitime des intérêts des ouvriers et des salariés. Les partis dits sociaux-démocrates de ces pays étaient soit des usines de recyclage de l’ancienne nomenklatura bureaucratique, soit des versions centre-européennes du blairisme britannique. Dans le reste du monde, l’exception remarquable du Brésil de Lula ne doit pas masquer que la gauche politique s’est littéralement évaporée au Japon et en Corée, et qu’on ne saurait discerner la moindre émergence d’une social-démocratie dans les « petits dragons » asiatiques que sont Taïwan, Singapour ou l’Indonésie. Quant à la Russie, à l’exception d’un Parti communiste s’appuyant sur les vieux apparatchiks déshérités, le concept même de gauche y a disparu de l’espace public.

Israël, toujours un peu en avance sur le mouvement, avait montré la voie: en moins d’un quart de siècle la gauche travailliste se ne trouva plus représenter que les nantis, les intellectuels, les artistes et les enseignants, alors que les défavorisés votent Likoud, Shas, ou Lieberman…

Mais revenons chez-nous. Abandonnée des ouvriers, des marginaux, des exclus, appuyée sur sa seule base sociologique, la petite bourgeoisie intellectuelle, la gauche française fit encore un temps illusion. Le jospinisme des années 1997-2002 était la parfaite incarnation de cette nouvelle donne idéologique et politique interne à la gauche: sous la direction éclairée de la petite bourgeoisie intellectuelle, incarnée par les petits maîtres des sciences humaines triomphantes, la classe ouvrière allait accéder au paradis des 35 heures, des loisirs de qualité, de la multi-culturalité et du métissage portées au rang de valeurs suprêmes de la République. Seulement voilà: à plus de temps libre les ouvriers et assimilés préféraient plus d’argent, leurs choix esthétiques les tenaient éloignés des spectacles subventionnés, et ils se montraient indécrottablement rétifs au remplacement du référent national par son équivalent européen. De plus, ils n’étaient pas insensibles au discours sécuritaire de la droite et de l’extrême droite en raison de la dégradation de leurs conditions de vie dans les périphéries des grandes villes

Le résultat est bien connu : le 21 avril 2002 le ciel tombait sur la tête d’une gauche dès lors ramenée au plus petit dénominateur commun d’un antifascisme surjoué.

Seuls le mode de scrutin majoritaire et la prééminence de l’élection présidentielle allaient permettre au Parti socialiste de rester un recours pour l’expression de la mauvaise humeur chronique de l’électeur français (l’effet essuie-glace, qui chasse les sortants à chaque scrutin). Mais pendant qu’une nouvelle génération de notables socialistes s’installait confortablement aux commandes des villes, des départements et des régions, la droite et l’extrême gauche pillaient les vieilles armoires de la gauche pour rendre leurs boutiques plus attrayantes.

Depuis quelques années, Sarkozy, Cohn-Bendit et Besancenot se sont précipités sur tous les symboles laissés en déshérence. À moi Guy Môquet et le mythe du communisme patriotique ! À toi la flamme de mai 68 et le grand bond en avant sociétal ! À lui les derniers hochets de la panoplie du petit révolutionnaire. Une lutte féroce s’est engagée pour l’hégémonie politique et idéologique sur la petite bourgeoisie intellectuelle, celle qui est en train de se battre pour le maintien de ses positions économiques et symboliques dans la société, dans une joyeuse foire de surenchères corporatistes des « touche pas à… » mon école, ma fac, mon labo, mon hosto, mon posto…Sur les rangs, le PS canal historique (Martine Aubry), le PS canal mystique (Ségolène), la gauche allemande (Mélenchon qui se joue la fable de Lafontaine), la gauche verte, européiste et altermondialiste du trio Cohn-Bendit, Bové, Besset, et la petite bourgeoisie qui se rêve en réincarnation du prolétariat de papa rassemblée derrière le facteur et ses parrains de la IVe Internationale. Aussi longtemps qu’un vainqueur, en la personne d’un leader crédible et rassembleur ne sera pas sorti de cette mêlée confuse, la droite peut gouverner tranquille, avec cet inconvénient, pourtant, de ne pas avoir de contradiction suffisamment stimulante pour exercer intelligemment le pouvoir

C’est ce qui a conduit la droite sarkozienne de piquer, en plus des idées, des gens à gauche, et pas les plus mauvais. C’est d’autant plus simple qu’ils n’ont besoin d’aucun recyclage pour devenir immédiatement opérationnels, comme Kouchner ou Besson ou Jouyet: le pragmatisme sans rivage du président, son usage purement rhétorique du discours idéologique libéral, et son absence totale de révérence envers l’héritage gaulliste donne à la présence des « ralliés » une efficacité qui va au-delà de la petite manœuvre politicienne habituelle.

Pour retrouver le chemin du peuple, la gauche devra, elle, subir une telle mutation qu’elle en sortira méconnaissable. Si cela se produit, son premier geste, dès son retour au pouvoir, devra être d’élever une statue à Nicolas Sarkozy.

Ouverture tontonlâtre

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Nicolas Sarkozy, l’homme de la rupture, n’est finalement pas si novateur qu’il ne veut bien le dire. J’avais, il y a longtemps, pointé les points communs qu’il avait avec Giscard. Il aime aussi recycler dans la célèbre et rieuse « ouverture » les symboles de la Mitterrandie.

Trois hommes. Trois symboles. Ils se connaissent. Ils ont partie liée. Deux d’entre eux aimaient profiter du yacht du troisième. L’un faisait la réclame des deux autres. Enfin le troisième, qui n’avait rien d’autre à donner, devait animer les soirées de ses deux amis avec le talent qui le caractérise[1. François Miclo nous a expliqué à quel point ce « farfelu » pouvait être de bonne compagnie.]. Dans le désordre, donc, vous avez reconnu Bernard Kouchner, Jacques Séguéla et Bernard Tapie, trois hommes ralliés très peu de temps soit avant soit après le 7 mai 2007.

Je passe sur Monsieur K. de peur d’être qualifié illico d’antisémite[2. Je précise néanmoins que je porte fièrement un prénom d’origine hébraïque et que je n’ai jamais songé à en changer – cela dit, je n’ai aucun mérite : le second, c’est Gérard – ; j’ajoute qu’il m’arrive d’écouter Mike Brant dans ma voiture.]. Tout a déjà été dit sur le titulaire du Quai d’Orsay et je renvoie donc à tous les excellents et nombreux articles publiés sur Causeur. Jacques Séguéla demeure un des symboles vivants du remplacement de la Politique par la com’, la pub’, le strass et les paillettes. Sa vision politique a atteint des sommets lors d’un débat au début des années 1990 où il fit cette prédiction magnifique en direction de François Léotard : « Vous serez Président mais pas tout de suite. D’abord, ce sera Rocard. » En 2007, il vote pour une candidate au premier tour laquelle se qualifie pour le second au cours duquel il finit par choisir son adversaire. Séguéla, la conviction tranquille ! Il finit tout de même par rendre un fier service à son nouveau Guide suprême en lui présentant sa future femme[3. Certains assurent que cette union n’est qu’un coup de pub’ et qu’il n’y a aucun Amour dans ce mariage. Pour le coup, je rendrais hommage à notre Président qui abandonnerait ce modernisme ridicule pour un retour au mariage de raison – le plus souvent arrangé – lequel, s’il n’était pas très romantique, permettait au moins de durer.].

Gardons le meilleur pour la fin : Bernard Tapie. Sans doute est-ce le côté bling-bling qui les a rapprochés[4. Notons au passage que la gauche bling-bling fait l’objet de toutes les attentions de l’Elysée puisque Julien Dray fut un objectif et Jack Lang le demeure.]. Le ralliement de l’ancienne gloire mitterrandienne a déjà été remboursé largement par la honteuse capitulation du ministère des finances qui avait pourtant les faveurs de la justice ordinaire. Ira t-on plus loin encore dans la réhabilitation de cet homme qui partage avec le Président un dangereux ennemi commun, François Bayrou ? La fameuse affaire VA / OM vient de connaître un rebondissement[5. On ne rit pas, au fond de la salle !] ces derniers jours : un livre blanchirait Tapie à propos de cette triste affaire de corruption. L’auteur ne peut être soupçonné de parti pris, c’est son ancien attaché parlementaire[6. On ne rit pas, au fond de la salle… euh si ! Là vous pouvez vous lâcher.]. Et un collectif d’anciens joueurs marseillais s’est constitué dans le but de récupérer le titre de Champion de France de 1993. On n’entend pas Monsieur Laporte sur le sujet. Et puisque c’est à l’Elysée que tout se décide, une telle réhabilitation ne pourrait se faire sans l’onction du Président. L’ouverture tontonlâtre ira t-elle jusque là ? Pour le coup, cela en deviendrait presque distrayant.

Retrouvez David Desgouilles sur son carnet Antidote.

Sous-marins en eaux troubles

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Au début c’était le genre d’info qu’on ne publie que dans Ouest-France : le sous-marin nucléaire lance-engins (SNLE) Le Triomphant est rentré à sa base de l’Ile-Longue (Finistère) après avoir heurté un objet immergé alors qu’il était en plongée. Pas très intéressant, effectivement, pour le grand public, surtout après que la Royale a indiqué que l’objet en question était probablement un container. Pour calmer définitivement les inquiétudes, le porte-parole de la Marine nationale a ajouté que « l’incident n’a provoqué aucun blessé dans l’équipage et n’a mis en cause la sécurité nucléaire à aucun moment ». Sauf que dix jours plus tard, on apprend que loin d’être un container, l’objet submergé non identifié avec lequel Le Triomphant était entré en collision était en fait le HMS-Vanguard, sous-marin nucléaire britannique, et que, selon des sources proches de la Royal Navy, une catastrophe a été évitée de justesse… Un accident radioactif ? Ce n’est pas rassurant, mais quand même, on a échappé au pire, c’est-à-dire à l’incident diplomatique avec Gordon Brown. Car, entre nous, qualifier un SNLE, fut-il britannique, de container, c’est-à-dire de grosse boîte de conserve, ce n’est pas très amical, surtout vis-à-vis de frères d’armes de l’Otan…

Pina Bausch, corps portant, corps portés

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Depuis trente-cinq ans, notre désert postmoderne, chaque jour plus aride et inhabitable, reçoit chaque année le don immérité d’une pluie de beauté, féconde, luxuriante. Le phénomène s’est encore produit en janvier 2009 à Paris, au Théâtre de la Ville, avec la reprise de Wiesenland, la création de Pina Bausch de l’année 2000 et la présentation de son dernier opus, Sweet Mambo.

Les pièces de théâtre de danse (Tanztheater) de Pina Bausch sont les fleurs tardives de l’art moderne, exubérantes et jeunes, apparues à l’âge postmoderne. La grimace ironique de l’art moderne lancée à la misère postmoderne. Par « art moderne », j’entends avant tout ce que Milan Kundera a nommé « la beauté des rencontres multiples », notion chère aux surréalistes, qui est au cœur de son essai à paraître. Mais le mystère du grand art moderne ne suppose pas seulement la mise en présence surprenante d’éléments extrêmement hétérogènes. Car, le plus souvent, précisément, ces éléments ne se rencontrent pas. Ils se trouvent seulement juxtaposés, arbitrairement et sans beauté, ils ne prennent pas corps, ne donnent pas lieu à une forme, mais seulement à un pur jeu formel, sans intérêt et sans substance. Pourtant, dans les œuvres de Kafka, l’ouvreur inégalable de la beauté moderne, dans celles de Gombrowicz, de Fellini, de Kundera, de Grass, de Roth, de David Lynch et de Pina Bausch, le miracle a lieu : la rencontre a lieu dans une éblouissante beauté. Les éléments les plus hétérogènes et invraisemblables forment soudain une unité organique, concrète, nécessaire, aussi évidente que celle de la nature.

Le grand art moderne ne fuit aucunement la réalité dans le rêve : il y saisit au contraire l’essence du réel, ce qui est plus réel que le réel. La fabrique intérieure du réel. Lorsque Kafka décrit la vie d’un fonctionnaire transformé en cafard, lorsque Philip Roth raconte la transformation d’un homme en sein, lorsque David Lynch fait accoucher d’une grand-mère un arbre dans un lit, ils découvrent minutieusement – et ceci est un fait aussi miraculeux que l’existence des pins parasols – ce qu’il se passerait réellement en un tel cas[1. David Lynch a exprimé cela à sa manière, dans l’interview où il s’enflamme en évoquant la beauté du canard. Le canard est pour lui une invention d’une perfection absolue. Tout son secret réside dans l’œil du canard. S’il avait été placé sur une patte ou perdu au milieu du plumage, l’invention aurait été épatante, mais encore insatisfaisante. Cependant, en plaçant l’œil juste là, tout prend soudain, la beauté de l’ensemble devient évidente, incontestable.].

Seul leur point de départ est peut-être « irréaliste ». Mais tout ce qui s’ensuit est traité avec un réalisme infini, imitant le fourmillement infini de détails justes propre au réel. Ils y mettent la même cohérence, la même nécessité obscure, évidente, le même mystère que le Créateur, lorsque celui-ci prit la liberté de nous faire croire à l’existence des pins parasols. Pina Bausch s’inscrit à mes yeux parmi ces maîtres de l’imagination exacte.

Dans Les pieds de la danseuse, son magnifique texte consacré à la danse, ou plus précisément à sa destruction massive, Philippe Muray voyait en elle l’antithèse absolue du roman. Si l’art du roman est l’art de la prose, du concret, du réel, dont le geste perpétuel est celui de la dés-idéalisation, la danse serait l’enfer de l’idéalisation sans relâche, de l’harmonie, la négation de la Chute et subséquemment une aspiration acharnée vers les airs, vers l’abstraction, la tentation impardonnable du vol. Le regard de romancier de Muray ne pouvait s’intéresser dès lors qu’à une chose : les pieds torturés et difformes de la danseuse concrète, seul élément de réel, et donc de beauté authentique, égaré au milieu de toute cette saloperie éthérée.

Le Tanztheater de Pina Bausch, quant à lui, est farouchement anti-lyrique, dés-idéalisant, il n’ignore rien de la Chute. Ni de la Résurrection. Il n’omet ni la misère, ni la grandeur humaines. Ni le caractère merveilleux du prosaïque. Son thème central, l’amour et le désir, est traité à la fois comme comédie et comme tragédie. Avec une cruauté aimante, Pina Bausch transmue en danses comiques et en beauté les prétentions des hommes comme des femmes à être aimés et désirés, les tralalas narcissiques, rodomontades, abus de pouvoir et petitesses très équitablement partagées entre les deux sexes.

La beauté des rencontres repose sur l’art des contrastes multiples. Contrastes, en premier lieu, entre les moments de musiques et de danses, les moments parlés et les moments de silence ; contrastes entre les scènes de douleur intense et celles d’intense joie ; entre la scène envahie par mille danses et jeux euphoriques, laissant soudain place à un solo déchirant ; contrastes des corps enfin, une grande différence de taille entre deux danseurs donnant lieu à des jeux, des alliances ou des guerres sans merci.

Cependant, l’invention la plus fascinante de Pina Bausch demeure les fameuses « rondes à la Pina Bausch » : ces moments où les danseurs s’arrachent à la temporalité soi-disant « linéaire » pour pénétrer dans une boucle d’éternité, dans « l’éternel retour du même ». Dans la répétition éternelle, dix fois, trente fois, parfois davantage, de la succession absolument identique des mêmes gestes et actes, souvent accomplie par plusieurs danseurs, couples ou trios en divers lieux de la scène.

Ces répétitions, ces rondes me semblent dire la même chose que Chesterton dans La morale des elfes. Guerroyant avec humour contre le préjugé déterministe et fataliste apparu avec les sciences modernes, Chesterton refuse de percevoir les répétitions à l’œuvre dans la nature comme des lois implacables censées établir que rien n’aurait pu être autrement. Ces répétitions lui apparaissent au contraire comme un splendide mystère, un jeu libre, un « excès de vitalité ». Elles lui apparaissent comme beauté.

J’effleurerai, pour finir, un dernier aspect de l’art de Pina Bausch. Une observation attentive du monde m’a conduit à cette conclusion : dans les rues de nos villes, il arrive parfois que des hommes ou des femmes portent des corps d’enfants, mais il n’arrive presque jamais qu’ils portent des corps de femmes ou d’hommes adultes. C’est une différence notable avec le monde de Pina Bausch. Ce manquement me semble être la seule origine plausible de tous nos malheurs.

A un niveau plus profond, il est pourtant certain que l’essentiel de la vie humaine consiste, comme dans les pièces de Pina Bausch, à porter des corps d’hommes et de femmes, des corps sexués, dans ses bras ou sur ses épaules et à être porté dans des bras et sur des épaules de femmes et d’hommes. Si mon souvenir est exact, il ne se passe à peu près rien d’autre. Porter et être porté : voilà ce que désigne proprement la liberté humaine. Si cela ne se passe pas, il ne se passe simplement rien du tout.

La mystique postmoderne, redéfinissant la liberté comme absence absolue de rapport[2. Elément poétique aussi cher à Pina Bausch qu’à son ami Fellini, qui la fit apparaître dans E la nave va.], repose sur l’horreur de tout contact physique, l’horreur de l’évidence tactile – l’horreur du corps, de l’incarnation – et sur le refoulement obstiné de l’évidence que l’existence d’un corps suppose celle d’un autre corps.

Depuis trente ans, il se passe cela, sans cesse, dans les pièces de théâtre de danse de Pina Bausch. Il se passe quelque chose. Des corps d’hommes, de femmes, portent, sont portés par d’autres corps sexués. S’abandonnant, donnant leur confiance, acceptant la possibilité de la chute et de la douleur, pour connaître la joie d’être un corps incarné, pour recevoir du toucher, du porter, de l’aimer, du tact venu d’un autre corps, la sensation de sa présence réelle, et de l’existence du monde, ce curieux sentiment d’être en vie.

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Jean Pitre

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pitre

Explorateur français du XVIIe siècle, Jean Pitre ne découvrit jamais rien, même si l’envie ne lui en manqua pas. Il fut, ce faisant, l’un des premiers touristes de l’histoire et les mémorialistes caribéens conservent son nom comme l’instigateur de l’une des plus graves émeutes que connurent jamais les Antilles. Installé au bar de la Plage (Grande-Terre) le 18 février 1689 sur les coups de l’apéritif, il ordonna que son ti punch fût préparé avec un citron jaune : « Ka fè cho ! Bay moin on ti punch. Avèk sitron zone, pas vot trik pou makoumé. » La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et l’île s’enflamma immédiatement. Comme il refusait de reconnaître son erreur et qu’il n’y avait plus grand-chose à brûler, le taulier eut la bonne idée de verser une pointe de sucre de canne dans le verre empli de citron vert et de rhum : on appela aussi ce geste d’apaisement la pointe à Pitre. Y a pas plus traître.

Franck Vincent, Portrait de Jean Pitre pointant de son doigt une coupe vide de ti punch, huile sur bois, 1698. Conservée au musée national des Arts premiers et de la Compagnie créole.

Ramon Fernandez et autres figures crépusculaires

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Ramon Fernandez, « collabo » notoire, est mort dans la nuit du 2 au 3 août 1944. Une crise cardiaque mettait fin à son calvaire. Peu auparavant, il avait chuté de sa chaise, à la terrasse de Lipp, pour cause d’ivresse. Son fils, Dominique, avait alors quinze ans et admirait de Gaulle. Soixante années plus tard, Fernandez fils a l’âge d’être le père de Ramon. Écrivain de renom, esprit sensible et fin, il a remonté la piste des mémoires et des faits. Il n’a pas résolu l’énigme, mais il ose enfin parler longuement, savamment, tendrement mais sans rien dissimuler, de son « salaud » de père. Il s’est libéré d’un tabou et nous donne un livre fondamental, sur la condition humaine, par surcroît parisienne et française.

Le 1er décembre 1926, Ramon Fernandez, métis franco-mexicain, héritier du Sud, qui fabrique souvent des mâles mélancoliques et arrogants, épouse une jeune diplômée de l’École de Sèvres. Liliane Fernandez, née Chomette incarne le Nord, la rigueur, presque l’ascétisme. C’est un être de devoir, verrouillé. Deux enfants naissent, Irène et Dominique ! Le couple se sépare en 1936. Curieusement, c’est Ramon qui souffrira le plus. Il perd l’équilibre et ne se rétablira jamais. Tous ces détails sont fournis par le « journal » de Liliane, dans lequel a puisé Dominique pour conduire son enquête. Et c’est aussi l’une des forces de ce livre supérieurement construit, à la manière d’un grand projet abouti, que de confronter les péripéties de la vie quotidienne, souvent navrantes et cruelles, aux événements considérables. Un somptueux cadeau d’un fils à son père, une œuvre pour tous les orphelins de la littérature…

Avant de devenir une « ordure », Ramon fut un personnage honorable, c’est-à-dire de gauche et humaniste. Lauréat du prix Fémina en 1932, très en vue, recherché par les hommes intelligents, courtisé par les jolies femmes, il montrait une prestance de danseur de tango : cheveux plats gominés, regard de braise, corps puissant. Confident de Proust, il conversait avec Gide, interrompait Malraux, admirait Paulhan, fréquentait Mauriac et connaissait tout ce que le Paris des deux rives comptait de gens influents. Deux ou trois arrondissements parisiens formaient alors un nombril… grand comme le monde. Aujourd’hui, deux ou trois nombrils circonscrivent la rive gauche.

Essayiste, critique, Ramon Fernandez fut l’enfant chéri de la gauche chic jusqu’en décembre 1936, après qu’il eut paraphé un manifeste signé par Léon Daudet, Henri Béraud, Abel Bonnard, Drieu-la-Rochelle… Bref, il ruina sa bonne réputation. Et cela n’allait pas s’arranger. Il choisit le camp franquiste, seul capable à ses yeux d’épargner à l’Espagne « la désagrégation du pays sous l’influence anarchiste et communiste ». De son côté, Gide, désillusionné, venait de publier Retour d’URSS ; son aveu navré lui valut la riposte dont les staliniens détenaient le vocabulaire secret. Le parti communiste, le fascisme, la guerre d’Espagne et le goût des hommes forts : voilà les totems de cette génération perdante.

Issu du « Parti de la classe ouvrière », hostile à Maurice Thorez, voici que s’avance un costaud des Batignolles, une grosse carrure : Jacques Doriot ! Ramon, surdoué du genre littéraire, a trouvé son « homme » dans ce surdoué du genre tribunicien. Le beau Ramon éprouva des émotions fortes au spectacle de l’ambition, de la volonté, de la force. Quelque chose, enfin, desserrait l’étreinte de l’angoisse et de l’amertume. Les temps changeaient, il imagina peut-être qu’il pourrait changer avec eux. Le compte à rebours commençait. Il dura quatre ans ; quatre années d’occupation, de terreur, d’élégance et de mondanités, pendant lesquelles de brillants intellectuels consentirent à feindre de jouer un rôle dans ce prodigieux pays, la France, que l’Allemagne tenait au collet. Illusion tragique ! Paris, jolie môme incomprise, insolente comme Arletty, boudeuse comme Danielle Darrieux, voluptueuse comme Simone Simon, ne cherchait qu’à s’étourdir, à oublier.

Quelques figures inauguraient un jeu de rôle dont l’issue crépusculaire était prévue dans ses règles. Parmi elles, les deux Abel, Hermant et Bonnard. Abel B., sapé comme un mylord, ganté beurre frais, écrivait ses discours de ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse dans une langue parfumée. Ses mœurs autant que ses fréquentations lui valurent l’affectueux surnom de « gestapette »… Il fuira en Espagne. Abel H. ne manquait pas de dons. Hélas ! Malgré sa maîtrise parfaite de la grammaire, il confondit le vert de l’espoir avec le vert-de-gris.

Maurice Sachs, juif, converti au christianisme par opportunisme sincère, acoquiné aux pégriots, vécut d’expédients, de rapine et de mensonge. Styliste impeccable, compagnon idéal de la mondanité, homosexuel étincelant, infiltré des salons, trafiquant d’or, délateur au profit de la Gestapo, on perd sa trace dans une prison de Hambourg, en 1944. Commence sa légende : fut-il assassiné par ses co-détenus, enragés de ses infamies ? Eut-il la tempe percée par le Lüger d’un nazi, sur le bord d’une route ? Ou bien survécut-il ? Quelqu’un me l’a assuré, convaincu de l’avoir aperçu dans le hall d’un hôtel, en Suisse, au début de l’année 1946. Pauvre Maurice ! Mauvais garçon précieux, efféminé des crapuleries, cherchant l’infamie comme d’autres les diamants, extravagant symbole de Paris occupé, la ville des merveilles et des orpailleurs de caniveau. Déchiré entre la Grâce et l’ennui, affamé de chair, mystique, prince de l’écriture et des vilenies, ange noir exténué ; il ira au paradis pour avoir donné à ses contemporains une idée de la damnation. Paul Léautaud montera au ciel, lui aussi, pour avoir tant aimé les bêtes. Le vieux teigneux ignorait qu’il était en partie exaucé, lorsqu’il écrivait, le 7 mars 1945, dans son incomparable Journal : « Quelle pourra bien être la nouveauté de la prochaine guerre ? L’extermination du genre humain ? Hélas ! C’est une chimère. »

Le 24 mars 1944, Pierre Drieu-la-Rochelle, séducteur déclinant et variqueux, sujet au vertige mais frôlant les précipices, plaçait sa tête dans le four de sa cuisinière et, pour la seconde fois, ouvrait le gaz. Drôle d’époque. Fin des Temps. Drieu, tué par la politique avait vécu pour la littérature ; il lui confia son sort posthume.

Drieu, Fernandez, Sachs : notre époque, bourrelée de remords, surveillée par les moralisateurs, punie par les procureurs, observe avec dégoût leurs courses rapides sur la terre, affranchies de ses petits repères. Ils furent cependant à la mesure d’un temps déraisonnable. Doriot, déjà titulaire de la croix de guerre (1918), décoré de la croix de fer (1944), se voyait en gauleiter universel, en héritier naturel d’Adolph H. Sa griserie prit fin le 22 février 1945, sous la mitraille de deux avions mal identifiés.

« Nous n’avons pas su l’aimer », dira de Drieu son compagnon de débauche et d’esprit, son presque frère, Emmanuel Berl. Bien évidemment, Ramon et Pierre (qui ne s’appréciaient guère) jouèrent la comédie des apparences, mais au moins, ils ne lâchèrent pas la main du personnage inspiré par leur fantaisie, leur aveuglement, leur lâcheté, leur faiblesse. Ils payèrent un prix très élevé le droit de trouver place dans la comédie humaine. Ils ne se soucièrent pas outre mesure de paraître meilleurs qu’ils n’étaient. Gravement atteint de paradoxalite, maladie très commune en France, ils constatèrent avec une joie non dissimulée les progrès rapides de la maladie qui les menait de l’opprobre au tombeau. Mais enfin, ils opposèrent des valeurs strictement culturelles à la pression marchande qui s’exerçait sur le monde. Ils accomplirent leur destin, volontairement sourds aux crimes qui se commettaient hors de leur vue. Ce fut une sorte de « luxe » suprême et une malédiction. Après eux, viendrait légitimement l’ère du soupçon.

Ramon, Drieu, manquant de caractère, confièrent aux idéologies le soin de les distraire d’eux-mêmes, de les rassurer. Marguerite Duras a bien connu Fernandez. Pendant la guerre, elle vint habiter 5, rue Saint-Benoît (Paris, VIe), au-dessus de l’appartement où il vivait avec Betty, sa seconde épouse. Marguerite n’a jamais dissimulé l’affection, l’admiration que lui inspiraient Ramon. À Dominique, elle déclara : « Collaborateurs, les Fernandez. Et moi, deux ans après la guerre, membre du PCF. L’équivalence est absolue, définitive. C’est la même chose, la même pitié, le même appel au secours, la même débilité du jugement, la même superstition disons, qui consiste à croire à la solution politique du problème personnel. »

Que s’est-il passé ? Comment tout cela a-t-il commencé ? Se souvient-on encore de la case qu’occupaient les pions sur l’échiquier, avant le grand choc qui les jeta tous dans une mêlée confuse, où s’abolirent les lois qui réglaient leurs déplacements ? Ces dandies égarés, ces solitaires, ont versé dans l’esprit de système. C’est assez dire qu’ils cherchaient à se punir. Tous, fusillés, suicidés, exilés, bannis, nous abandonnèrent, avec, pour seul viatique et unique héritage, la difficulté d’être français.

Ramon

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La civilisation dans le texte

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C’est une sale habitude, je ne pense jamais à la mort. Ni à la mienne, ni à celle des autres. C’est comme ça. Collatéralement, ça implique que je ne serai donc jamais Racine, ni même Malraux ou Nicoletta. Tant pis, je préfère m’endormir et me réveiller en pensant aux petits oiseaux ou assimilés. Heureusement pour la mort et son taux de notoriété, d’autres s’en chargent pour moi. Ainsi j’apprends que nos parlementaires viennent de voter une loi « visant à créer une allocation journalière d’accompagnement d’une personne en fin de vie ». Et qu’ils l’ont même fait à l’unanimité. Dommage que je ne sois pas député, j’aurais été le seul à voter contre.

Ce n’est pas que je sois hostile au principe d’une allocation de 49 € par jour pour tenir la main pendant trois semaines à un proche qui va mourir. Mais j’ai comme l’impression que quand on est confronté à ce genre de drame, c’est pas un chèque de l’Etat qui vous rendra le sourire, ni même, comme on dit maintenant, vous aidera à faire votre « travail de deuil » – une fois que vous aurez rempli les mille et un questionnaires actant que ce proche est vraiment proche et surtout vraiment mourant. J’en vois déjà qui vont me dire que j’ai pas de cœur et qu’il y a des pauvres pour qui 49 € par jour, ça change tout. Mouais. Franchement si l’Etat, la droite, la gauche en avaient quoi que ce soit à foutre du sort des pauvres, on s’en serait un peu aperçu, depuis le temps. C’est bien gentil de se soucier des papys qui vont crever sous 21 jours ouvrables, mais quand le minimum vieillesse est à 20 € par jour, on ferait aussi bien de s’occuper de ceux qui sont encore vivants.

Sans compter que cette loi à forte teneur en dignité se télescope étrangement avec l’intention affichée par le chef de l’Etat de réduire la durée du congé parental. Je résume : voyez encore moins vos gosses grandir, en échange de quoi vous pourrez voir vos parents mourir. Win-win, quoi. Tsss tsss, vous êtes vraiment sûrs que c’est moi qui me moque ?

Mais je m’égare. L’âge de la retraite, le minimum vieillesse, le montant minable des allocs, leur non-attribution au premier enfant, c’est des breloques vis-à-vis de l’octroi par la République d’un supplément d’âme à kikenveu. Toutes ces histoires de pognon, c’est pas du sociétal, c’est du social, donc du banal, du bancal, du brutal, du syndical. Et si on parlait plutôt des vrais problèmes de société, des ados alcoolisés, des animaux abandonnés et même, à la rigueur, des SDF surgelés ? Comment puis-je être assez odieux pour ne pas compatir, ou assez con pour ne pas comprendre ?

Mais en vrai, si ce texte de loi me dégoûte, c’est avant tout à cause de son intitulé. Dès que je vois les mots « fin de vie », je sors mon revolver. Même les euphémismes décès ou disparition ont été habilement contournés par le législateur. Car il faudra m’expliquer un jour ce qu’est une personne en fin de vie, sinon un mourant. Je sais que nos élus ont parfois un rapport distant avec le réel, mais ce n’est quand même pas un scoop : à la fin de la vie, il y a la mort. Ne pas la nommer, c’est encore plus crétin que de ne pas y penser.

Cerise sur le gâteau, à l’issue du vote de la loi, le ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, a déclaré, sous les applaudissements unanimes de rigueur : « C’est un texte de civilisation, qui veut resituer l’homme dans son parcours de dignité. » On est content pour elle, elle l’a, elle le tient enfin, son «texte de civilisation» à elle, avant d’être téléportée sous peu à l’agriculture ou aux Dom-Tom. Bien sûr, en vertu des normes en vigueur, la loi Bachelot, ça ne vaudra jamais la loi Gayssot ou la loi Badinter sur l’abolition de la peine de mort (mais peut-être devrait-on dire « peine de fin de vie »). N’empêche, même partagée en multipropriété avec Léonetti, c’est plus classe que la Loi Falloux, et je ne vous parle même pas de la loi Carrez… Et c’est vrai que le sujet se prêtait à un grand, un beau texte, de ceux qu’on évoque avec une larme au coin de l’œil quand on passe chez Ruquier, de ceux qui imposent le respect aux voyous du camp d’en face, de ceux qui font que les chansonniers des Guignols ou du Caveau de la République y réfléchissent à deux fois avant de vous traiter de Roselyne Cachalot. Un « texte de civilisation qui resitue l’homme dans son parcours de dignité », ça en jette sur un CV, surtout s’il n’y a pas le mot qui fâche dedans.

Joseph Staline, peu de gens le savent, était passionné par les questions de linguistique, au point d’y avoir consacré un très long article dans la Pravda, en plein déclenchement de la guerre de Corée. L’article en question est assez long et parfois ennuyeux, mais totalement dégagé du formalisme que certains auraient pu s’attendre à y trouver. Au contraire, l’auteur y bataille sec contre les tenants d’une «langue de classe», structurellement oppressante. Il avait, dit-on, coutume de résumer sa pensée avec la plaisante formule « le mot chien ne mord pas ». Eh bien, sur ce coup-là, Staline avait tort[1. Oui, oui, j’ai bien écrit « sur ce coup-là ». Staline ne s’est pas trompé sur tout. Sans parler du rôle prépondérant de l’URSS dans l’écrasement du nazisme, on pourra aussi évoquer, à l’attention des plus distraits, son soutien sans faille en 1948 à la création d’Israël…]. Pour les chiens, je ne sais pas, mais du côté des hommes, le mot mort mord encore.

Hassan vs Hassan

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D’origine pakistanaise, Muzzammil Hassan vit aux Etats-Unis depuis l’âge de dix ans. Américain et musulman modéré, il a été choqué par la manière dont les musulmans et l’islam ont été représentés dans les médias, surtout après le 11 septembre. En 2004, ce banquier quadragénaire de Buffalo (New York) a décidé d’agir. Refusant d’élever ses enfants dans une telle atmosphère, il a fondé avec sa femme Aasiya Zubair, une chaîne de télé, Muslim Television Network, vouée à combattre les préjugés et donner une autre image de l’Islam. Récemment, Mme Hassan a exprimé sa volonté de se séparer de son mari et a même lancé une procédure de divorce. Il y a quelques jours le corps décapité d’Aasiya Hassan a été retrouvé par la police dans les locaux du Muslim Television Network. Muzzammil Hassan, qui a appelé lui-même la police, a été arrêté et accusé de meurtre. On est prié de ne pas généraliser.

Cent jours de prison pour Julien C.

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Au train où vont les choses, Julien C. connaîtra son centième jour de prison le dimanche 22 février prochain. Parmi les neuf personnes arrêtées le 11 novembre 2008 par la police antiterroriste, notamment à Tarnac, et accusées des sabotages contre la SNCF, il est le seul à ne toujours pas avoir été libéré. La Justice persiste à vouloir lui attribuer le rôle déroutant et oxymorique de « chef des anarchistes ». Qu’il soit le « chef » de huit innocents n’en fait pas moins un « chef » coupable !

Un an et plus de mise sous surveillance par les RG, une pléthore de perquisitions et trois mois d’enquête ont permis d’établir un fait unique, mais gravissime : Julien C. et Yldune L. auraient dormi une nuit dans la campagne à l’intérieur de leur voiture. Et il se trouve qu’une voie de chemin de fer sur laquelle est survenu l’un des sabotages était située à proximité. En somme, Julien C. est puni de cent jours d’emprisonnement pour le seul fait d’avoir refusé de dormir à l’hôtel Ibis, déviant ainsi de la voie qu’aurait suivie n’importe quel citoyen honnête. Julien C. paye le crime d’avoir contribué à l’enlisement du tourisme, en n’ayant pas eu le réflexe citoyen d’aller à l’hôtel. Derrière cette mystérieuse nuit dans une voiture, on devine aisément un mélange de pingrerie et de baba-coolisme bucoloïde qui mérite amplement ses cent jours de taule, accordons-le !

Michelle Alliot-Marie a bien des raisons d’être marrie. Son opération est un désastre. Un fiasco intégral. Après trois jours de délire contre l’ennemi intérieur autonome, la quasi-totalité des média a rejeté sa version des faits et les accusations aberrantes de « terrorisme ». De nombreuses personnalités politiques (même François Hollande !), la Ligue des droits de l’homme et le Syndicat de la magistrature se sont insurgés contre l’absurdité de ce grossier montage. La libération de huit « terroristes » et leur mise sous contrôle judiciaire constituent assurément une première, et un désaveu total de la procédure. Pourtant, les faits n’ont toujours pas été requalifiés et l’affaire demeure, de manière consternante, entre les mains de la juridiction antiterroriste. Aucunes excuses n’ont été encore présentées et la détention de Julien C. est prolongée dans un magistral n’importe quoi.

Le 31 janvier dernier, une manifestation contre l’antiterrorisme comme nouveau mode de gestion politique, appelant à la libération de Julien C., a réuni à Paris plus de 3000 personnes, ainsi que leurs 3000 policiers-référents – et un splendide canon-à-eau high-tech, nettement extraterrestre, qui a été beaucoup applaudi par les manifestants. Cependant, deux mois de bruit et de sur-médiatisation fébrile de l’affaire ont été suivis par un mois de silence presque complet. Les médiatiques qui avaient vibré d’indignation pendant deux mois devant cette détention arbitraire, inexplicable et toujours inexpliquée, jugent en revanche parfaitement légitime et « hors de l’actu » le troisième mois de prison de Julien C. Mais celui-ci a-t-il bien perçu que ce troisième mois n’était plus réel ?

L’obstination de la Justice, du ministère de l’Intérieur et de Michèle Alliot-Marie à garder au frais un dernier bouc-émissaire après une telle débâcle n’est pas seulement grotesque. Elle est aussi mystérieuse. La clé de ce mystère, nous pouvons peut-être la trouver dans un roman. Dans Le livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera a consacré plusieurs méditations à la litost, « mot tchèque intraduisible en d’autres langues ». « La litost est un état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découverte. » Kundera évoque l’exemple d’un jeune homme prenant des leçons de violon, subissant les foudres de son professeur et éprouvant une humiliation intime devant l’évidence de son incapacité. Le jeune homme trouve un dernier recours en jouant volontairement encore beaucoup plus mal, dans un geste de vengeance désespérée indissociablement sadique (envers son professeur) et masochiste. « Celui qui refuse le compromis n’a finalement d’autre choix que la pire des défaites imaginables. Mais c’est justement ce que veut la litost. L’homme possédé par elle se venge par son propre anéantissement. »

Par le prolongement de la détention de Julien C., Michèle Alliot-Marie a tort de croire « garder la face ». Elle l’a perdue, depuis longtemps. Et elle ne fait que la perdre chaque jour encore un peu plus.

Le livre du rire et de l'oubli

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Virgin ? Des peine-à-jouir

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Faut pas lire la presse britannique, elle est pleine de mauvaise nouvelles. Ainsi peut-on découvrir dans The Observer la nouvelle suivante : la direction de la gare de Warrington Bank Quay a fait poser dans la gare des panneaux… d’interdiction de s’embrasser. Ces gougnafiers osent dire et affirmer que les couples qui s’embrassent et se font des baisers d’adieux « encombrent les quais » et qu’ils peuvent faire ça sur le parking à l’extérieur de la gare. Déjà qu’on n’avait plus le droit de fumer dans les gares, si maintenant on n’a plus le droit de s’y embrasser…

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C’était la Gauche

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Le « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » de bon nombre de Françaises et de Français à la recherche de leur temps perdu pourrait bientôt être : « Longtemps, j’ai voté à gauche… » Les plus talentueux pourront alors commencer à évoquer dans la forme artistique de leur choix un monde disparu, pour le plus grand plaisir esthétique des générations futures.

La gauche est en train de sortir de l’Histoire, mais on la retrouvera, à coup sûr dans les romans, au cinéma, en BD, objet de mémoire et de thèses universitaires. Constater son décès n’est pas chose facile: son cœur a cessé de battre, son cerveau de fonctionner, ses poings de frapper, mais elle passe encore pour vivante dans les lieux où s’élaborent les représentations – instituts de sondages, IEP, services politiques des grands médias.

Et pourtant, tout observateur un peu attentif de la vie politique et intellectuelle de l’Europe et de ses dépendances devrait s’apercevoir que nous sommes en train de changer de paradigme.

La coïncidence du binôme sociologique dominant/dominé avec le binôme politique droite/gauche n’a certes jamais été totale, mais elle a tout de même permis, aussi imparfaite soit-elle, de structurer de manière plutôt satisfaisante la vie politique, et sociale et intellectuelle des démocraties au XXe siècle. Chacun la déclinait à sa manière, latine, scandinave ou britannique pour le plus grand bonheur des classes moyennes.

On lui doit une prospérité sans précédent, le développement inégalé dans l’Histoire des libertés publiques et individuelles, la protection collective contre les aléas de la vie, et surtout la fin de la guerre civile intra-européenne.

Ce modèle a néanmoins échoué à s’imposer à l’échelle mondiale : on serait bien en mal de distinguer où se situent la gauche et la droite, ou même le milieu, dans les régimes autoritaires et/ou corrompus qui sévissent dans la majorité des pays siégeant à l’ONU. Adversaire, puis régulatrice du capitalisme, la gauche n’est plus aujourd’hui que spectatrice d’un monde qu’elle a d’abord renoncé à changer, puis à comprendre.

Les premiers à déserter la gauche, en France et dans les pays comparables, ont été les ouvriers: ce sont eux qui ont pris en pleine figure l’échec tragique et, n’en déplaise à Badiou, sans doute définitif, de l’utopie communiste. Non seulement ils n’ont pas rejoint en masse les rangs de la social-démocratie, mais ils ont constitué, pendant les deux dernières décennies, les gros bataillons du Front National, qui fut un temps le premier parti ouvrier de France. Partout en Europe on voit surgir des partis populistes faisant leur pelote sur les angoisses du petit peuple.

Parallèlement, on pouvait constater que dans aucune des nouvelles démocraties nées de la chute du communisme, la gauche réformiste ne se constituait en porteuse légitime des intérêts des ouvriers et des salariés. Les partis dits sociaux-démocrates de ces pays étaient soit des usines de recyclage de l’ancienne nomenklatura bureaucratique, soit des versions centre-européennes du blairisme britannique. Dans le reste du monde, l’exception remarquable du Brésil de Lula ne doit pas masquer que la gauche politique s’est littéralement évaporée au Japon et en Corée, et qu’on ne saurait discerner la moindre émergence d’une social-démocratie dans les « petits dragons » asiatiques que sont Taïwan, Singapour ou l’Indonésie. Quant à la Russie, à l’exception d’un Parti communiste s’appuyant sur les vieux apparatchiks déshérités, le concept même de gauche y a disparu de l’espace public.

Israël, toujours un peu en avance sur le mouvement, avait montré la voie: en moins d’un quart de siècle la gauche travailliste se ne trouva plus représenter que les nantis, les intellectuels, les artistes et les enseignants, alors que les défavorisés votent Likoud, Shas, ou Lieberman…

Mais revenons chez-nous. Abandonnée des ouvriers, des marginaux, des exclus, appuyée sur sa seule base sociologique, la petite bourgeoisie intellectuelle, la gauche française fit encore un temps illusion. Le jospinisme des années 1997-2002 était la parfaite incarnation de cette nouvelle donne idéologique et politique interne à la gauche: sous la direction éclairée de la petite bourgeoisie intellectuelle, incarnée par les petits maîtres des sciences humaines triomphantes, la classe ouvrière allait accéder au paradis des 35 heures, des loisirs de qualité, de la multi-culturalité et du métissage portées au rang de valeurs suprêmes de la République. Seulement voilà: à plus de temps libre les ouvriers et assimilés préféraient plus d’argent, leurs choix esthétiques les tenaient éloignés des spectacles subventionnés, et ils se montraient indécrottablement rétifs au remplacement du référent national par son équivalent européen. De plus, ils n’étaient pas insensibles au discours sécuritaire de la droite et de l’extrême droite en raison de la dégradation de leurs conditions de vie dans les périphéries des grandes villes

Le résultat est bien connu : le 21 avril 2002 le ciel tombait sur la tête d’une gauche dès lors ramenée au plus petit dénominateur commun d’un antifascisme surjoué.

Seuls le mode de scrutin majoritaire et la prééminence de l’élection présidentielle allaient permettre au Parti socialiste de rester un recours pour l’expression de la mauvaise humeur chronique de l’électeur français (l’effet essuie-glace, qui chasse les sortants à chaque scrutin). Mais pendant qu’une nouvelle génération de notables socialistes s’installait confortablement aux commandes des villes, des départements et des régions, la droite et l’extrême gauche pillaient les vieilles armoires de la gauche pour rendre leurs boutiques plus attrayantes.

Depuis quelques années, Sarkozy, Cohn-Bendit et Besancenot se sont précipités sur tous les symboles laissés en déshérence. À moi Guy Môquet et le mythe du communisme patriotique ! À toi la flamme de mai 68 et le grand bond en avant sociétal ! À lui les derniers hochets de la panoplie du petit révolutionnaire. Une lutte féroce s’est engagée pour l’hégémonie politique et idéologique sur la petite bourgeoisie intellectuelle, celle qui est en train de se battre pour le maintien de ses positions économiques et symboliques dans la société, dans une joyeuse foire de surenchères corporatistes des « touche pas à… » mon école, ma fac, mon labo, mon hosto, mon posto…Sur les rangs, le PS canal historique (Martine Aubry), le PS canal mystique (Ségolène), la gauche allemande (Mélenchon qui se joue la fable de Lafontaine), la gauche verte, européiste et altermondialiste du trio Cohn-Bendit, Bové, Besset, et la petite bourgeoisie qui se rêve en réincarnation du prolétariat de papa rassemblée derrière le facteur et ses parrains de la IVe Internationale. Aussi longtemps qu’un vainqueur, en la personne d’un leader crédible et rassembleur ne sera pas sorti de cette mêlée confuse, la droite peut gouverner tranquille, avec cet inconvénient, pourtant, de ne pas avoir de contradiction suffisamment stimulante pour exercer intelligemment le pouvoir

C’est ce qui a conduit la droite sarkozienne de piquer, en plus des idées, des gens à gauche, et pas les plus mauvais. C’est d’autant plus simple qu’ils n’ont besoin d’aucun recyclage pour devenir immédiatement opérationnels, comme Kouchner ou Besson ou Jouyet: le pragmatisme sans rivage du président, son usage purement rhétorique du discours idéologique libéral, et son absence totale de révérence envers l’héritage gaulliste donne à la présence des « ralliés » une efficacité qui va au-delà de la petite manœuvre politicienne habituelle.

Pour retrouver le chemin du peuple, la gauche devra, elle, subir une telle mutation qu’elle en sortira méconnaissable. Si cela se produit, son premier geste, dès son retour au pouvoir, devra être d’élever une statue à Nicolas Sarkozy.

Ouverture tontonlâtre

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Nicolas Sarkozy, l’homme de la rupture, n’est finalement pas si novateur qu’il ne veut bien le dire. J’avais, il y a longtemps, pointé les points communs qu’il avait avec Giscard. Il aime aussi recycler dans la célèbre et rieuse « ouverture » les symboles de la Mitterrandie.

Trois hommes. Trois symboles. Ils se connaissent. Ils ont partie liée. Deux d’entre eux aimaient profiter du yacht du troisième. L’un faisait la réclame des deux autres. Enfin le troisième, qui n’avait rien d’autre à donner, devait animer les soirées de ses deux amis avec le talent qui le caractérise[1. François Miclo nous a expliqué à quel point ce « farfelu » pouvait être de bonne compagnie.]. Dans le désordre, donc, vous avez reconnu Bernard Kouchner, Jacques Séguéla et Bernard Tapie, trois hommes ralliés très peu de temps soit avant soit après le 7 mai 2007.

Je passe sur Monsieur K. de peur d’être qualifié illico d’antisémite[2. Je précise néanmoins que je porte fièrement un prénom d’origine hébraïque et que je n’ai jamais songé à en changer – cela dit, je n’ai aucun mérite : le second, c’est Gérard – ; j’ajoute qu’il m’arrive d’écouter Mike Brant dans ma voiture.]. Tout a déjà été dit sur le titulaire du Quai d’Orsay et je renvoie donc à tous les excellents et nombreux articles publiés sur Causeur. Jacques Séguéla demeure un des symboles vivants du remplacement de la Politique par la com’, la pub’, le strass et les paillettes. Sa vision politique a atteint des sommets lors d’un débat au début des années 1990 où il fit cette prédiction magnifique en direction de François Léotard : « Vous serez Président mais pas tout de suite. D’abord, ce sera Rocard. » En 2007, il vote pour une candidate au premier tour laquelle se qualifie pour le second au cours duquel il finit par choisir son adversaire. Séguéla, la conviction tranquille ! Il finit tout de même par rendre un fier service à son nouveau Guide suprême en lui présentant sa future femme[3. Certains assurent que cette union n’est qu’un coup de pub’ et qu’il n’y a aucun Amour dans ce mariage. Pour le coup, je rendrais hommage à notre Président qui abandonnerait ce modernisme ridicule pour un retour au mariage de raison – le plus souvent arrangé – lequel, s’il n’était pas très romantique, permettait au moins de durer.].

Gardons le meilleur pour la fin : Bernard Tapie. Sans doute est-ce le côté bling-bling qui les a rapprochés[4. Notons au passage que la gauche bling-bling fait l’objet de toutes les attentions de l’Elysée puisque Julien Dray fut un objectif et Jack Lang le demeure.]. Le ralliement de l’ancienne gloire mitterrandienne a déjà été remboursé largement par la honteuse capitulation du ministère des finances qui avait pourtant les faveurs de la justice ordinaire. Ira t-on plus loin encore dans la réhabilitation de cet homme qui partage avec le Président un dangereux ennemi commun, François Bayrou ? La fameuse affaire VA / OM vient de connaître un rebondissement[5. On ne rit pas, au fond de la salle !] ces derniers jours : un livre blanchirait Tapie à propos de cette triste affaire de corruption. L’auteur ne peut être soupçonné de parti pris, c’est son ancien attaché parlementaire[6. On ne rit pas, au fond de la salle… euh si ! Là vous pouvez vous lâcher.]. Et un collectif d’anciens joueurs marseillais s’est constitué dans le but de récupérer le titre de Champion de France de 1993. On n’entend pas Monsieur Laporte sur le sujet. Et puisque c’est à l’Elysée que tout se décide, une telle réhabilitation ne pourrait se faire sans l’onction du Président. L’ouverture tontonlâtre ira t-elle jusque là ? Pour le coup, cela en deviendrait presque distrayant.

Retrouvez David Desgouilles sur son carnet Antidote.

Sous-marins en eaux troubles

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Au début c’était le genre d’info qu’on ne publie que dans Ouest-France : le sous-marin nucléaire lance-engins (SNLE) Le Triomphant est rentré à sa base de l’Ile-Longue (Finistère) après avoir heurté un objet immergé alors qu’il était en plongée. Pas très intéressant, effectivement, pour le grand public, surtout après que la Royale a indiqué que l’objet en question était probablement un container. Pour calmer définitivement les inquiétudes, le porte-parole de la Marine nationale a ajouté que « l’incident n’a provoqué aucun blessé dans l’équipage et n’a mis en cause la sécurité nucléaire à aucun moment ». Sauf que dix jours plus tard, on apprend que loin d’être un container, l’objet submergé non identifié avec lequel Le Triomphant était entré en collision était en fait le HMS-Vanguard, sous-marin nucléaire britannique, et que, selon des sources proches de la Royal Navy, une catastrophe a été évitée de justesse… Un accident radioactif ? Ce n’est pas rassurant, mais quand même, on a échappé au pire, c’est-à-dire à l’incident diplomatique avec Gordon Brown. Car, entre nous, qualifier un SNLE, fut-il britannique, de container, c’est-à-dire de grosse boîte de conserve, ce n’est pas très amical, surtout vis-à-vis de frères d’armes de l’Otan…

Pina Bausch, corps portant, corps portés

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Depuis trente-cinq ans, notre désert postmoderne, chaque jour plus aride et inhabitable, reçoit chaque année le don immérité d’une pluie de beauté, féconde, luxuriante. Le phénomène s’est encore produit en janvier 2009 à Paris, au Théâtre de la Ville, avec la reprise de Wiesenland, la création de Pina Bausch de l’année 2000 et la présentation de son dernier opus, Sweet Mambo.

Les pièces de théâtre de danse (Tanztheater) de Pina Bausch sont les fleurs tardives de l’art moderne, exubérantes et jeunes, apparues à l’âge postmoderne. La grimace ironique de l’art moderne lancée à la misère postmoderne. Par « art moderne », j’entends avant tout ce que Milan Kundera a nommé « la beauté des rencontres multiples », notion chère aux surréalistes, qui est au cœur de son essai à paraître. Mais le mystère du grand art moderne ne suppose pas seulement la mise en présence surprenante d’éléments extrêmement hétérogènes. Car, le plus souvent, précisément, ces éléments ne se rencontrent pas. Ils se trouvent seulement juxtaposés, arbitrairement et sans beauté, ils ne prennent pas corps, ne donnent pas lieu à une forme, mais seulement à un pur jeu formel, sans intérêt et sans substance. Pourtant, dans les œuvres de Kafka, l’ouvreur inégalable de la beauté moderne, dans celles de Gombrowicz, de Fellini, de Kundera, de Grass, de Roth, de David Lynch et de Pina Bausch, le miracle a lieu : la rencontre a lieu dans une éblouissante beauté. Les éléments les plus hétérogènes et invraisemblables forment soudain une unité organique, concrète, nécessaire, aussi évidente que celle de la nature.

Le grand art moderne ne fuit aucunement la réalité dans le rêve : il y saisit au contraire l’essence du réel, ce qui est plus réel que le réel. La fabrique intérieure du réel. Lorsque Kafka décrit la vie d’un fonctionnaire transformé en cafard, lorsque Philip Roth raconte la transformation d’un homme en sein, lorsque David Lynch fait accoucher d’une grand-mère un arbre dans un lit, ils découvrent minutieusement – et ceci est un fait aussi miraculeux que l’existence des pins parasols – ce qu’il se passerait réellement en un tel cas[1. David Lynch a exprimé cela à sa manière, dans l’interview où il s’enflamme en évoquant la beauté du canard. Le canard est pour lui une invention d’une perfection absolue. Tout son secret réside dans l’œil du canard. S’il avait été placé sur une patte ou perdu au milieu du plumage, l’invention aurait été épatante, mais encore insatisfaisante. Cependant, en plaçant l’œil juste là, tout prend soudain, la beauté de l’ensemble devient évidente, incontestable.].

Seul leur point de départ est peut-être « irréaliste ». Mais tout ce qui s’ensuit est traité avec un réalisme infini, imitant le fourmillement infini de détails justes propre au réel. Ils y mettent la même cohérence, la même nécessité obscure, évidente, le même mystère que le Créateur, lorsque celui-ci prit la liberté de nous faire croire à l’existence des pins parasols. Pina Bausch s’inscrit à mes yeux parmi ces maîtres de l’imagination exacte.

Dans Les pieds de la danseuse, son magnifique texte consacré à la danse, ou plus précisément à sa destruction massive, Philippe Muray voyait en elle l’antithèse absolue du roman. Si l’art du roman est l’art de la prose, du concret, du réel, dont le geste perpétuel est celui de la dés-idéalisation, la danse serait l’enfer de l’idéalisation sans relâche, de l’harmonie, la négation de la Chute et subséquemment une aspiration acharnée vers les airs, vers l’abstraction, la tentation impardonnable du vol. Le regard de romancier de Muray ne pouvait s’intéresser dès lors qu’à une chose : les pieds torturés et difformes de la danseuse concrète, seul élément de réel, et donc de beauté authentique, égaré au milieu de toute cette saloperie éthérée.

Le Tanztheater de Pina Bausch, quant à lui, est farouchement anti-lyrique, dés-idéalisant, il n’ignore rien de la Chute. Ni de la Résurrection. Il n’omet ni la misère, ni la grandeur humaines. Ni le caractère merveilleux du prosaïque. Son thème central, l’amour et le désir, est traité à la fois comme comédie et comme tragédie. Avec une cruauté aimante, Pina Bausch transmue en danses comiques et en beauté les prétentions des hommes comme des femmes à être aimés et désirés, les tralalas narcissiques, rodomontades, abus de pouvoir et petitesses très équitablement partagées entre les deux sexes.

La beauté des rencontres repose sur l’art des contrastes multiples. Contrastes, en premier lieu, entre les moments de musiques et de danses, les moments parlés et les moments de silence ; contrastes entre les scènes de douleur intense et celles d’intense joie ; entre la scène envahie par mille danses et jeux euphoriques, laissant soudain place à un solo déchirant ; contrastes des corps enfin, une grande différence de taille entre deux danseurs donnant lieu à des jeux, des alliances ou des guerres sans merci.

Cependant, l’invention la plus fascinante de Pina Bausch demeure les fameuses « rondes à la Pina Bausch » : ces moments où les danseurs s’arrachent à la temporalité soi-disant « linéaire » pour pénétrer dans une boucle d’éternité, dans « l’éternel retour du même ». Dans la répétition éternelle, dix fois, trente fois, parfois davantage, de la succession absolument identique des mêmes gestes et actes, souvent accomplie par plusieurs danseurs, couples ou trios en divers lieux de la scène.

Ces répétitions, ces rondes me semblent dire la même chose que Chesterton dans La morale des elfes. Guerroyant avec humour contre le préjugé déterministe et fataliste apparu avec les sciences modernes, Chesterton refuse de percevoir les répétitions à l’œuvre dans la nature comme des lois implacables censées établir que rien n’aurait pu être autrement. Ces répétitions lui apparaissent au contraire comme un splendide mystère, un jeu libre, un « excès de vitalité ». Elles lui apparaissent comme beauté.

J’effleurerai, pour finir, un dernier aspect de l’art de Pina Bausch. Une observation attentive du monde m’a conduit à cette conclusion : dans les rues de nos villes, il arrive parfois que des hommes ou des femmes portent des corps d’enfants, mais il n’arrive presque jamais qu’ils portent des corps de femmes ou d’hommes adultes. C’est une différence notable avec le monde de Pina Bausch. Ce manquement me semble être la seule origine plausible de tous nos malheurs.

A un niveau plus profond, il est pourtant certain que l’essentiel de la vie humaine consiste, comme dans les pièces de Pina Bausch, à porter des corps d’hommes et de femmes, des corps sexués, dans ses bras ou sur ses épaules et à être porté dans des bras et sur des épaules de femmes et d’hommes. Si mon souvenir est exact, il ne se passe à peu près rien d’autre. Porter et être porté : voilà ce que désigne proprement la liberté humaine. Si cela ne se passe pas, il ne se passe simplement rien du tout.

La mystique postmoderne, redéfinissant la liberté comme absence absolue de rapport[2. Elément poétique aussi cher à Pina Bausch qu’à son ami Fellini, qui la fit apparaître dans E la nave va.], repose sur l’horreur de tout contact physique, l’horreur de l’évidence tactile – l’horreur du corps, de l’incarnation – et sur le refoulement obstiné de l’évidence que l’existence d’un corps suppose celle d’un autre corps.

Depuis trente ans, il se passe cela, sans cesse, dans les pièces de théâtre de danse de Pina Bausch. Il se passe quelque chose. Des corps d’hommes, de femmes, portent, sont portés par d’autres corps sexués. S’abandonnant, donnant leur confiance, acceptant la possibilité de la chute et de la douleur, pour connaître la joie d’être un corps incarné, pour recevoir du toucher, du porter, de l’aimer, du tact venu d’un autre corps, la sensation de sa présence réelle, et de l’existence du monde, ce curieux sentiment d’être en vie.

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