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Pina Bausch, corps portant, corps portés

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Depuis trente-cinq ans, notre désert postmoderne, chaque jour plus aride et inhabitable, reçoit chaque année le don immérité d’une pluie de beauté, féconde, luxuriante. Le phénomène s’est encore produit en janvier 2009 à Paris, au Théâtre de la Ville, avec la reprise de Wiesenland, la création de Pina Bausch de l’année 2000 et la présentation de son dernier opus, Sweet Mambo.

Les pièces de théâtre de danse (Tanztheater) de Pina Bausch sont les fleurs tardives de l’art moderne, exubérantes et jeunes, apparues à l’âge postmoderne. La grimace ironique de l’art moderne lancée à la misère postmoderne. Par « art moderne », j’entends avant tout ce que Milan Kundera a nommé « la beauté des rencontres multiples », notion chère aux surréalistes, qui est au cœur de son essai à paraître. Mais le mystère du grand art moderne ne suppose pas seulement la mise en présence surprenante d’éléments extrêmement hétérogènes. Car, le plus souvent, précisément, ces éléments ne se rencontrent pas. Ils se trouvent seulement juxtaposés, arbitrairement et sans beauté, ils ne prennent pas corps, ne donnent pas lieu à une forme, mais seulement à un pur jeu formel, sans intérêt et sans substance. Pourtant, dans les œuvres de Kafka, l’ouvreur inégalable de la beauté moderne, dans celles de Gombrowicz, de Fellini, de Kundera, de Grass, de Roth, de David Lynch et de Pina Bausch, le miracle a lieu : la rencontre a lieu dans une éblouissante beauté. Les éléments les plus hétérogènes et invraisemblables forment soudain une unité organique, concrète, nécessaire, aussi évidente que celle de la nature.

Le grand art moderne ne fuit aucunement la réalité dans le rêve : il y saisit au contraire l’essence du réel, ce qui est plus réel que le réel. La fabrique intérieure du réel. Lorsque Kafka décrit la vie d’un fonctionnaire transformé en cafard, lorsque Philip Roth raconte la transformation d’un homme en sein, lorsque David Lynch fait accoucher d’une grand-mère un arbre dans un lit, ils découvrent minutieusement – et ceci est un fait aussi miraculeux que l’existence des pins parasols – ce qu’il se passerait réellement en un tel cas[1. David Lynch a exprimé cela à sa manière, dans l’interview où il s’enflamme en évoquant la beauté du canard. Le canard est pour lui une invention d’une perfection absolue. Tout son secret réside dans l’œil du canard. S’il avait été placé sur une patte ou perdu au milieu du plumage, l’invention aurait été épatante, mais encore insatisfaisante. Cependant, en plaçant l’œil juste là, tout prend soudain, la beauté de l’ensemble devient évidente, incontestable.].

Seul leur point de départ est peut-être « irréaliste ». Mais tout ce qui s’ensuit est traité avec un réalisme infini, imitant le fourmillement infini de détails justes propre au réel. Ils y mettent la même cohérence, la même nécessité obscure, évidente, le même mystère que le Créateur, lorsque celui-ci prit la liberté de nous faire croire à l’existence des pins parasols. Pina Bausch s’inscrit à mes yeux parmi ces maîtres de l’imagination exacte.

Dans Les pieds de la danseuse, son magnifique texte consacré à la danse, ou plus précisément à sa destruction massive, Philippe Muray voyait en elle l’antithèse absolue du roman. Si l’art du roman est l’art de la prose, du concret, du réel, dont le geste perpétuel est celui de la dés-idéalisation, la danse serait l’enfer de l’idéalisation sans relâche, de l’harmonie, la négation de la Chute et subséquemment une aspiration acharnée vers les airs, vers l’abstraction, la tentation impardonnable du vol. Le regard de romancier de Muray ne pouvait s’intéresser dès lors qu’à une chose : les pieds torturés et difformes de la danseuse concrète, seul élément de réel, et donc de beauté authentique, égaré au milieu de toute cette saloperie éthérée.

Le Tanztheater de Pina Bausch, quant à lui, est farouchement anti-lyrique, dés-idéalisant, il n’ignore rien de la Chute. Ni de la Résurrection. Il n’omet ni la misère, ni la grandeur humaines. Ni le caractère merveilleux du prosaïque. Son thème central, l’amour et le désir, est traité à la fois comme comédie et comme tragédie. Avec une cruauté aimante, Pina Bausch transmue en danses comiques et en beauté les prétentions des hommes comme des femmes à être aimés et désirés, les tralalas narcissiques, rodomontades, abus de pouvoir et petitesses très équitablement partagées entre les deux sexes.

La beauté des rencontres repose sur l’art des contrastes multiples. Contrastes, en premier lieu, entre les moments de musiques et de danses, les moments parlés et les moments de silence ; contrastes entre les scènes de douleur intense et celles d’intense joie ; entre la scène envahie par mille danses et jeux euphoriques, laissant soudain place à un solo déchirant ; contrastes des corps enfin, une grande différence de taille entre deux danseurs donnant lieu à des jeux, des alliances ou des guerres sans merci.

Cependant, l’invention la plus fascinante de Pina Bausch demeure les fameuses « rondes à la Pina Bausch » : ces moments où les danseurs s’arrachent à la temporalité soi-disant « linéaire » pour pénétrer dans une boucle d’éternité, dans « l’éternel retour du même ». Dans la répétition éternelle, dix fois, trente fois, parfois davantage, de la succession absolument identique des mêmes gestes et actes, souvent accomplie par plusieurs danseurs, couples ou trios en divers lieux de la scène.

Ces répétitions, ces rondes me semblent dire la même chose que Chesterton dans La morale des elfes. Guerroyant avec humour contre le préjugé déterministe et fataliste apparu avec les sciences modernes, Chesterton refuse de percevoir les répétitions à l’œuvre dans la nature comme des lois implacables censées établir que rien n’aurait pu être autrement. Ces répétitions lui apparaissent au contraire comme un splendide mystère, un jeu libre, un « excès de vitalité ». Elles lui apparaissent comme beauté.

J’effleurerai, pour finir, un dernier aspect de l’art de Pina Bausch. Une observation attentive du monde m’a conduit à cette conclusion : dans les rues de nos villes, il arrive parfois que des hommes ou des femmes portent des corps d’enfants, mais il n’arrive presque jamais qu’ils portent des corps de femmes ou d’hommes adultes. C’est une différence notable avec le monde de Pina Bausch. Ce manquement me semble être la seule origine plausible de tous nos malheurs.

A un niveau plus profond, il est pourtant certain que l’essentiel de la vie humaine consiste, comme dans les pièces de Pina Bausch, à porter des corps d’hommes et de femmes, des corps sexués, dans ses bras ou sur ses épaules et à être porté dans des bras et sur des épaules de femmes et d’hommes. Si mon souvenir est exact, il ne se passe à peu près rien d’autre. Porter et être porté : voilà ce que désigne proprement la liberté humaine. Si cela ne se passe pas, il ne se passe simplement rien du tout.

La mystique postmoderne, redéfinissant la liberté comme absence absolue de rapport[2. Elément poétique aussi cher à Pina Bausch qu’à son ami Fellini, qui la fit apparaître dans E la nave va.], repose sur l’horreur de tout contact physique, l’horreur de l’évidence tactile – l’horreur du corps, de l’incarnation – et sur le refoulement obstiné de l’évidence que l’existence d’un corps suppose celle d’un autre corps.

Depuis trente ans, il se passe cela, sans cesse, dans les pièces de théâtre de danse de Pina Bausch. Il se passe quelque chose. Des corps d’hommes, de femmes, portent, sont portés par d’autres corps sexués. S’abandonnant, donnant leur confiance, acceptant la possibilité de la chute et de la douleur, pour connaître la joie d’être un corps incarné, pour recevoir du toucher, du porter, de l’aimer, du tact venu d’un autre corps, la sensation de sa présence réelle, et de l’existence du monde, ce curieux sentiment d’être en vie.

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Le gars de la Marine

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On le savait national, on le retrouve socialiste. Jean-Marie Le Pen a estimé dimanche dans un entretien au Parisien qu’il voterait Martine Aubry en 2012 dans le cas de figure d’un deuxième tour avec Nicolas Sarkozy. Les mauvaises langues diront que ce n’est pas un choix vraiment politique, mais la continuation de l’amour des filles à papa par d’autres moyens.

Antilles : on n’est plus servis

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Le Parisien, vous connaissez, c’est le journal des vrais gens. D’ailleurs, il leur donne la parole tous les jours aux vrais gens. Ça s’appelle « Voix Express » et le principe est de demander à monsieur et madame Tout le monde de se prononcer sur les petits ou grands sujets du jour. « Nicolas Sarkozy vous a-t-il convaincu ? » « Vous organisez-vous pour la grève ? » Cela peut être franchement dérisoire genre « Laurence Ferrari, frange ou brushing ? », « Martine ou Ségolène ? » Pour chacun, un visage, un nom, un âge, une profession, quelques phrases laissent apercevoir un petit bout de vie. C’est volontiers un peu démago, ça ne vole pas plus haut que ça, ça ne la joue pas science de l’opinion et, dans le fond, ça peut dire quelque chose de plus vrai sur ce que pensent les gens que tous les CSA dont Le Parisien fait par ailleurs un usage immodéré.

L’important, on le sait, c’est la question. Pour cette rubrique et pour la vie en général. Hier, dans la foulée de sa « une » de la veille enjoignant les Français de partir en vacances et d’être amoureux pour oublier la crise, Le Parisien avait trouvé la bonne question : « Avez-vous peur pour vos vacances à la Guadeloupe ? » Ça, c’est fort. Plein de tact, de finesse et de hauteur de vues. Il a fallu quinze jours pour que nous consentions à nous intéresser à une grève générale dans les territoires français que nous appelons pudiquement départements d’outremer. Le conflit fait remonter à la surface les effluves pourris d’un système pourri. Et Le Parisien s’inquiète pour nos vacances au soleil – et en prime pour l’inquiétude des voyagistes. Parce qu’avec tout ça, les amis, le service qui n’était déjà pas terrible ne va pas s’améliorer. Déjà que les classes moyennes n’ont pas le moral, voilà qu’on leur pourrit leur cinquième semaine de congés payés. D’ailleurs, à une exception près, les quidams du jour ne le cachent pas : cette grève, ils s’en seraient bien passés. Comme je vous le dis.

Moi, les Antilles, je n’y connais rien. Les XXL à capuches de nos cités qui invoquent l’esclavagisme pour justifier leurs échecs non plus. Et les Indigènes de la République qui courent les plateaux de télé en brandissant la facture qu’ils entendent faire payer à la France encore moins. Mais après quelques jours d’écoute et de lectures imprécises, je me demande s’ils ne sont pas là-bas, les vrais indigènes de la République. Parce que de loin, on voit des patrons pas tous jolis-jolis, tous blancs, et des salariés, tous noirs ou assimilés, qui en bavent. Bref, pas besoin d’avoir l’oreille très fine pour entendre l’amertume raciale qui décuple la rage sociale. Pour une fois, j’ai l’impression que Taubira n’est pas totalement dingue quand elle parle d’apartheid. Visiblement, il y a là-bas des gens qui continuent à se demander pourquoi ils sont obligés de payer ceux qui frottent leurs parquets.

Enfin, tout ça n’est pas une raison pour prendre des libertés avec la règle de la proximité. Un journal doit aller à la rencontre de ses lecteurs. En prise sur la vraie vie, Le Parisien flippe pour le room-service – et les excursions comprises dans le forfait on les fera comment avec l’essence ?

Remarquez, en vrai, ce n’est pas si sot. Cela s’appelle division internationale du travail. Arrêtons de dire à ces gens qu’ils sont citoyens français et faisons leur miroiter les perspectives alléchantes qui s’offrent à eux s’ils consentent à transformer leurs îles en usines à touristes – mais avec un service à la hauteur, hein ? Bon, c’est vrai, il y a des susceptibilités : imaginez que ces noirs quand on leur dit « service », il leur arrive d’entendre « servitude », on se demande où ils vont chercher ça. Mais bon, on édictera une charte du respect de toutes les mémoires. Et on construira des terrains de foot. Ou des mosquées – ah bon, des églises, vous êtes sûr ?

À la réflexion, il est bien dommage que les décolonisateurs du XXe siècle n’aient pas bénéficié des conseils avisés du Parisien. Parce qu’au lieu de s’enquiquiner avec ces sombres affaires de peuples, d’indépendances et de fiertés nationales, ils auraient su quoi faire. Il suffisait de transformer la République en holding et les lointaines possessions françaises en filiales. Heureusement, pour les Antilles, il est encore temps.

Halde là. Le manifeste.

Madame la Ministresse, comme vous, nous avons pris connaissance avec le plus grand intérêt du rapport de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) intitulé La place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires.

Bien sûr nous approuvons, sans toujours la comprendre, l’idée générale du rapport : « En transmettant des savoirs, les manuels scolaires proposent des représentations de la société. Ils peuvent véhiculer des représentations stéréotypées qui peuvent être à l’origine de discriminations. »

Mais nul doute qu’avec plus de moyens, tant financiers qu’intellectuels, la Halde pourrait aller plus loin encore dans son combat citoyen. Imaginons par exemple qu’un représentant de cette instance siège désormais, ès-qualités, au comité directeur de chaque maison d’édition scolaire pour pratiquer “in vivo” une vigilance quotidienne contre ces stéréotypes qui nous ont fait tant de mal.

Et puis dans notre société d’images il y a plus grave encore, peut-être, que les discriminations réelles : leur représentation.

Quoi de plus pervers en effet que la photo, apparemment innocente d’une famille composée d’un seul père, d’une seule mère et de leurs propres enfants ? La Halde y discerne à juste titre une logique d’exclusion a priori de l’homoparentalité, ou de la famille recomposée traditionnelle.

Enfin et surtout, revenons aux fondamentaux, Madame la Ministresse ! La culture dite « classique » que l’on enseigne encore aux enfants de la République est tout imprégnée de cet esprit discriminatoire contre lequel a commencé la lutte finale.

Certes le rapport de la Halde épingle à juste titre Ronsard, dont telle page fameuse donne de nos séniors une image particulièrement négative, voire carrément gâteuse.

Mais c’est en réalité toute la littérature qu’il convient de revisiter à la lumière des « Idées nouvelles » pour y débusquer les préjugés des autres, quels qu’ils soient : xénophobes, homophobes, claustrophobes, misogynes, transphobes, anti-allemands…

De la « Chanson de Roland » à Coluche en passant par Molière, Corneille, Voltaire, Baudelaire et Jean Genet, c’est tout un travail de rectification anti-discriminatoire qu’il s’agit d’opérer aujourd’hui sur ces auteurs, pour l’édification des générations futures.

Comptant sur vous avant le prochain remaniement, Mme la Ministresse, nous vous prions d’agréer…

Le dimanche de Chavez

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Les Vénézuéliens sont appelés à voter ce dimanche sur un amendement à la Constitution qui permettrait au président Hugo Chavez, depuis dix ans à la tête du pays, de se représenter en 2012. Rappelons que rien ne limite le nombre de mandats présidentiels en France. Nous précisons cela pour la quasi-totalité des médias français qui s’acharnent à présenter Chavez comme un dictateur qui, de plus, serait populiste. Rappelons également que dans le langage de la police de la pensée contemporaine, « populiste » signifie redistribuer les bénéfices de la rente pétrolière au peuple, alphabétiser le peuple et soigner le peuple. Cela signifie également trouver plus important pour un pays une certaine fierté nationale que la possibilité de faire du roller et du vélo dans les grandes villes. Aux dernières nouvelles, Chavez lirait Don Quichotte en attendant les résultats.

Eloge de Gérard de Villiers

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Notre bonté nous perdra. Il nous arrive, parfois, de penser aux atlantistes, aux anticommunistes, à ceux qui sont persuadés que Chavez, Morales et Correa sont des dictateurs, à ceux qui croient à la mondialisation heureuse ou à ceux qui révèrent la société américaine comme exemple d’émancipation et d’enrichissement de tous. Nous trouvons injuste, profondément injuste, qu’ils n’aient pas eux aussi le droit à un journal qui les conforte régulièrement dans leurs certitudes géostratégiques, un Monde diplomatique de droite en quelque sorte.

Et la solution nous est apparue alors que nous achetions le dernier SAS, Le Printemps de Tbilissi, plutôt une bonne cuvée, chez notre marchand de journaux en le glissant honteusement entre L’Huma et, précisément, Le Monde diplo. Nous avons quelques vices cachés de ce genre comme le goût immodéré pour le champagne zéro dosage, les causes perdues et les groupes oubliés de doo wop.

Lire SAS, c’est lire un Monde diplo où la vision du monde se situe quelque part entre Donald Rumsfeld et Attila, mais l’ensemble est toujours remarquablement documenté et se lit sans ennui, pouvant même remplacer aisément, dans certains cas (Meurtre à Athènes, Les tueurs de Bruxelles), le guide du Routard, publicités comprises. Il faut dire que l’auteur, Gérard de Villiers, est un vieux routier du roman de gare, et d’une certaine manière l’ultime survivant de ces nobles artisans qui œuvraient au Fleuve Noir, au Masque ou aux Presses de la Cité. Ils ont été laminés par la télévision et, pour ceux qui se faisaient une spécialité de l’espionnage, ont reçu le coup de grâce avec la chute du Mur.

Avec Le Printemps de Tbilissi, GDV (pour les intimes) attaque vaillamment la cent soixante seizième aventure du prince Malko Linge, son héros fétiche, contractuel de la CIA. Contractuel, cela signifie qu’il pousse l’élégance, que tous les libéraux apprécieront, à ne pas être un fonctionnaire surmutualisé (on en trouve même à Langley, c’est vous dire…). Au contraire, Malko a toujours accepté ce qu’on appelle désormais pour les cadres de haut niveau, des « contrats de mission » : s’il rate, il n’engage que lui et l’entreprise peut le virer ou le laisser entre les mains d’un féroce dictateur noir, sadique et cupide, en général d’obédience marxiste.

Rappelons que ce personnage fut créé en 1965 par GDV, alors journaliste à Paris Match et France Dimanche. En ces années où la mode était aux échanges de transfuges dans les brumes berlinoises de Check Point Charlie, l’auteur décide de créer un espion dans le genre d’OSS117 de Jean Bruce ou de James Bond de Ian Fleming. Ce sera Son Altesse Sérénissime Malko Linge, authentique aristocrate autrichien dont le domaine de Liezen se trouve par malheur sur la frontière austro-hongroise et dont les terres confisquées, au-delà du rideau de fer, ont probablement été transformées en sovkhozes par la vermine rouge qui menace de submerger l’Occident.

Malko dispose d’une kyrielle de titres de noblesse qui sentent bon la Mittelleuropa d’avant l’attentat de Sarajevo. Il est, entre autres, chevalier de Malte et grand voïvode de la Voïvodine de Serbie. Il dispose de nombreux atouts : il est grand, il est blond, il a les yeux pailletés d’or, une grande vigueur sexuelle, un don des langues et une extraordinaire mémoire visuelle. Il croit dans les vertus de la libre entreprise, dans le caractère intrinsèquement pervers du communisme et dans les femmes callipyges, sexuellement avides et soumises. La sodomie est ainsi une de ses pratiques sexuelles préférées et, de manière oulipienne, il semble tenter un épuisement géographique de la phrase suivante : « D’une seule poussée, il s’enfonça dans les reins de la jeune… » Compléter au choix par Maltaise, Cambodgienne, voire de manière poétique, par des substantifs issus de pays n’existant plus comme Rhodésienne ou Soviétique (la géopolitique, hélas, change plus vite que les fesses d’une mortelle).

Pour en revenir au Printemps de Tbilissi, consacré à la guerre éclair qui opposa la Russie et la Géorgie et à ses suites, il s’agit d’un bon reportage, et pour le coup plus nuancé que celui de BHL que nous avions moqué ici même. La thèse est simple et redoutable à la fois : ce sont bien les Russes, évidemment, qui sont les coupables mais contrairement au scénario infantile de l’agression pure et simple, il y aurait eu une manipulation de taupes dans les services secrets géorgiens qui auraient fait croire, les petits malins, à une attaque russe. Et c’est en toute bonne fois que Saakachvili aurait attaqué, en croyant se défendre contre une attaque inexistante. GDV présente le président géorgien comme un gros garçon un peu naïf et tellement proaméricain qu’il a fait baptiser la route qui mène de l’aéroport de Tbilissi au centre-ville « Avenue Georges W. Bush ». Un coup à trois bandes, comme on dit au billard : il permet de sauver l’honneur des Américains qui n’apparaissent plus comme des apprentis sorciers s’étant fait déborder par l’excès de zèle d’une de leur créature.

Évidemment, le problème, c’est que le Monde diplo paraît tous les mois tandis qu’il faut se contenter de quatre SAS par an.

Mais un trimestriel atlantiste avec du sexe, c’est déjà pas mal, non ?

Le mythe du chevalier blanc

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Kouchner, le mythe du chevalier blanc

La publication du livre de Pierre Péan, Le monde selon K., a révélé un autre visage de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et chevalier blanc national depuis quarante ans. Retrouvez les impubliables de Babouse sur son Carnet.

Cosmopolites de tous pays, unissez-vous

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Bonne nouvelle, les prix baissent. Quand il fallait encore deux phrases au cardinal de Richelieu pour pendre un homme, il ne faut plus aujourd’hui qu’un seul mot pour faire chauffer le gibet. Il aura suffi à Pierre Péan d’écrire que l’actuel ministre français des Affaires étrangères honnit l’indépendance nationale au nom du « cosmopolitisme » pour se tailler illico une réputation d’antisémite notoire.

Sur le livre de Péan, il y aurait beaucoup de choses à redire : il n’est pas assuré que le mélange des genres serve l’argument principal de l’ouvrage ni le but poursuivi par son auteur. L’insignifiante affaire de facturation gabonaise[1. Insignifiante pour qui n’a jamais entendu au cours des décennies passées le docteur K. jouer les pères La Vertu du monde politique.] a oblitéré les critiques politiques que formulait Péan à l’encontre du locataire du Quai d’Orsay et avorté le débat légitime qu’il se faisait fort d’ouvrir sur les options internationales du docteur K. Comme Elisabeth Lévy le souligne, dans le dernier édito du mensuel Causeur, on ne peut que le regretter.

Reste qu’en cinq sec, Pierre Péan est devenu antisémite. Enfin, l’affaire n’a pas été aussi vite pliée que ça. Il a fallu, dans un premier temps, que Bernard Kouchner déclare devant l’Assemblée nationale : « L’accusation de cosmopolitisme, en ces temps difficiles, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. » Puis, pour être bien sûr que tout le monde était raccord avec ses sous-entendus, il s’est livré à une explication de texte dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Certains réseaux me détestent. Lesquels ? Certainement les nostalgiques des années 1930 et 1940 et tous les révisionnistes… » Et la presse française de s’engouffrer comme un seul homme dans l’équation kouchnérienne : « cosmopolitisme = antisémitisme ».

Seulement, manque de bol : dans les années 1930 et 1940, ce n’est pas vers les juifs que porte en premier l’accusation de cosmopolitisme, mais indistinctement vers les jacobins, les communistes et les francs-maçons, quand ce n’est pas vers l’Eglise, les élites et l’aristocratie européennes. Tout le monde il est beau, tout le monde il est cosmopolite. Et encore ce n’est pas si simple, puisqu’on voit une partie de la gauche française condamner dans ces années 1930 le « cosmopolitisme » des Brigadistes internationaux, ces hurluberlus qui vont combattre en Espagne et critiquent la non-ingérence de Blum, président du Conseil, juif et pas cosmopolite pour deux sous. Chez Maurras, Drieu la Rochelle, Céline aussi bien que chez Barrès, le cosmopolitisme désigne surtout la philosophie des Lumières, à laquelle ils opposent le nationalisme. Passé le Rhin, chez Carl Schmitt, le cosmopolitisme n’est pas non plus associé prioritairement aux juifs, mais à la mollesse toute kantienne que la république de Weimar met à défendre les intérêts allemands contre le reste du monde… Quant à Hitler, il confesse, au début de Mein Kampf, qu’influencé par les idées de son père il a été lui-même cosmopolite, avant de se reprendre. Pour le malheur du monde.

Il faudra, en réalité, attendre l’après-guerre pour que le terme cosmopolitisme ait réellement des relents antisémites. Cela se passe en Union soviétique. Accusé de poursuivre sur la même voie que le Bund, le Comité juif antifasciste est dans la ligne de mire de Staline. Le Kremlin reproche à cette organisation d’entretenir des connections avec Washington. Son président est assassiné en 1948 et la purge culmine en 1952 avec le « complot des blouses blanches ». L’affaire ne trouvera réellement son terme qu’avec la mort de Staline. Si Moscou choisit d’employer le terme « cosmopolite sans racine », c’est justement qu’il n’est pas connoté de cet antisémitisme qui, depuis la deuxième guerre mondiale, est honni en Union soviétique. Staline n’est pas antisémite, juste anticosmopolite et antisioniste à l’occasion. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si.

Mais, que je sache, ce n’est pas la politique antisémite de Staline que le bon docteur Kouchner avait en tête lorsqu’il marquait Péan du sceau de l’infamie. Mais le nazisme. Le problème est que ça ne marche pas : dans les années 1930, le mot cosmopolitisme n’avait pas plus de connotations antisémites qu’aujourd’hui. Il désignait alors l’idée de Kant suivant laquelle la théorie politique ne se limite plus à une théorie de l’Etat ou du peuple, mais se prend à embrasser l’humanité tout entière. Bref, au-delà, des intérêts nationaux existerait une idée de la politique mondiale, qui, favorisant la paix et le libre commerce, annoncerait l’avènement de la démocratie planétaire. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si : les convictions qu’ardemment porte le docteur K. depuis quarante ans quand ses épaules ne sont pas occupées à ployer sous un sac de riz. De la médecine humanitaire à ses positions au Kosovo, en passant par la défense du droit d’ingérence, c’est le cosmopolitisme qu’il s’acharne à défendre et à illustrer. Ses positions sur la guerre en Irak ou sur le retour de la France dans l’Otan ont certes atténué les idéaux kantiens de sa jeunesse : l’âge venant, Bernard Kouchner est devenu ce qu’il convient d’appeler un cosmopolite anglo-saxon[1. Celui qui considère que le nec plus ultra est de lire Cosmopolitan assis dans l’aéroport de New York.]. Et alors ? Il y a des gens très bien qui sont affectés par cette pathologie. On en trouve même, paraît-il, à l’Elysée.

Il arrive au fond aujourd’hui à Pierre Péan ce qui est arrivé il y a quelque temps à Eric Zemmour : exécuté pour un mot. Un mot de trop ? Non. Un mot que l’on assigne à résidence dans son sens le plus catastrophique, qu’il l’ait ou pas occupé historiquement[1. L’on se moque éperdument qu’Alain Rey note dans Le Dictionnaire historique de la langue française que les connotations péjoratives du terme acquises à la fin du XIXe siècle « tendent à disparaître ». On se moque aussi que le Dictionnaire de l’Académie française (8e édition) ne prête au terme aucun sens négatif : « Celui qui se considère comme s’il était le citoyen du monde et non d’un État particulier. Il se dit aussi de celui qui parcourt tous les pays sans jamais avoir de demeure fixe, ou qui se prête aisément aux usages, aux mœurs des pays où il se trouve. Il est aussi adjectif des deux genres et, dans cet emploi, il s’applique aussi aux choses. Quartier cosmopolite. Mœurs cosmopolites. Esprit cosmopolite. »]. C’est Nietzsche qui avait systématisé, dans sa démarche généalogique, le recours à l’étymologie. Les mots pourtant échappent au déterminisme de leur naissance, comme ils échappent aussi à celui de leur histoire. Nous avons franchi un cap, nous en sommes arrivés à une génétique du malheur. Il n’est plus un mot que vous puissiez employer qui n’ait révélé un jour ou l’autre sa part maléfique. Aujourd’hui, on vous surdétermine le mot « race » ou le mot « cosmopolite ». Demain, on n’oubliera pas de se souvenir que les nazis appelaient leur mère « maman ». Prononcés dans la bouche de tout petits enfants, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. La connotation rend sourd et condamne la langue à ne plus être qu’un catalogue abject de termes effroyables. Hölderlin avait bien raison de nous prévenir : « Le libre usage du propre est la chose la plus difficile. »

Le retour du refoulé

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N’ayant pas vu Fitna, je ne sais pas si c’est un film anti-islamiste, ou bien anti-islam, ou tout bêtement une merdouille raciste. Ce dont je suis certain, c’est qu’en cédant aux pressions de responsables musulmans britanniques et en refoulant son auteur, le député néerlandais Geert Wilders, à l’aéroport d’Heathrow devant des dizaines de journalistes, le gouvernement de Gordon Brown vient de lui faire un gigantesque coup de pub. Le film qui devait initialement être projeté à la Chambre des Lords reste disponible en deux clics sur le net, gageons que tous les records de téléchargement vont être pulvérisés outre-Manche… Merci qui ?

J’adore ce que vous faites !

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Honnêtement, si Michaël Darmon et Yves Derai ne me m’avaient pas envoyé Belle-Amie avec leurs « amitiés confraternelles », je pense que je ne l’aurais pas acheté, me contentant des bonnes feuilles parues dans le Nouvel Obs. J’aurais eu tort. Ça faisait longtemps que je n’avais pas pris autant de plaisir à lire un livre d’actu. Le dernier à m’avoir fait cet effet-là est La Dame des 35 heures, la bio extrêmement peu autorisée de Martine Aubry par Philippe Alexandre et Béatrix de l’Aulnoit.

Passons sur ce qui est présenté comme la révélation du bouquin : l’éclosion d’une nouvelle piste pour la paternité de Zohra, celle du procureur général du Qatar. Les auteurs ont poussé l’info révélée par Le Point en fin d’année dernière. Rachida Dati entretient une relation étrange avec le confetti pétrolier du Golfe. Selon Darmon et Derai, Rachida aurait succombé aux charmes d’un certain Ali Al Marri, un type de son âge, qui serait le papa de Zohra. Pour appuyer leur thèse, les deux journalistes évoquent les trois voyages mensuels de Dati au Qatar les premiers mois de sa grossesse, puis les visites régulières à Paris d’Al Marri à partir du moment où Rachida n’a plus pu prendre l’avion. Selon eux, Al Marri aurait aussi offert des bagues d’une valeur de plusieurs milliers d’euros à la jeune maman. Cela en fait-il pour autant le papa ?

La recherche en paternité n’est de toute façon pas le plus croustillant de ce travail. Non, le plus réussi est le récit de l’ascension de cette Chalonnaise « issue de la diversité » vers les sommets de la Ve République. Ses tactiques, ses réseaux, ses coups tordus et, fort logiquement, les cadavres qui s’entassent dans ses placards. Rachida Dati n’est pas la Cosette que l’on imagine (ou qu’elle voudrait que l’on imagine). En vrai, Rachida, c’est le croisement de Wilhelmina Slater, la méchante de Ugly Betty et de Jill Abbott sa collègue des Feux de l’amour. Une arriviste capable d’écrire des dizaines de lettres aux puissants à base de « J’adore ce que vous faites, je rêve de travailler avec vous » pour s’attirer leurs faveurs. Taillable et corvéable à merci pour ceux qui peuvent lui être utiles, tant qu’ils peuvent lui être utiles, les délaissant en un claquement de doigts dès qu’ils ne sont plus assez bankables à son goût. Une manipulatrice qui vampirise le talent des autres pour se mettre en avant.

Le livre regorge d’anecdotes délicieuses qui n’appellent qu’un jugement : « Quelle garce ! » Mais une garce géniale et magnifique. Qui parvient à se faire une place auprès de Nicolas Sarkozy puis de Cécilia, qu’elle manipulera lors de sa première love story avec Attias pour se faire un trou au gouvernement (où elle épuisera une armée de collaborateurs). Jusqu’à l’arrivée de Carla Bruni dans la vie de Sarko, qui précipitera sa chute.

Parfois pathétique, souvent géniale, Rachida Dati apparaît comme une sacrée maligne qui n’aurait pas dépareillé dans le casting de Dallas ou Dynasty… Je serais presque tenté de lui écrire que j’adore ce qu’elle fait et que je rêverais de travailler avec elle.

Pina Bausch, corps portant, corps portés

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Depuis trente-cinq ans, notre désert postmoderne, chaque jour plus aride et inhabitable, reçoit chaque année le don immérité d’une pluie de beauté, féconde, luxuriante. Le phénomène s’est encore produit en janvier 2009 à Paris, au Théâtre de la Ville, avec la reprise de Wiesenland, la création de Pina Bausch de l’année 2000 et la présentation de son dernier opus, Sweet Mambo.

Les pièces de théâtre de danse (Tanztheater) de Pina Bausch sont les fleurs tardives de l’art moderne, exubérantes et jeunes, apparues à l’âge postmoderne. La grimace ironique de l’art moderne lancée à la misère postmoderne. Par « art moderne », j’entends avant tout ce que Milan Kundera a nommé « la beauté des rencontres multiples », notion chère aux surréalistes, qui est au cœur de son essai à paraître. Mais le mystère du grand art moderne ne suppose pas seulement la mise en présence surprenante d’éléments extrêmement hétérogènes. Car, le plus souvent, précisément, ces éléments ne se rencontrent pas. Ils se trouvent seulement juxtaposés, arbitrairement et sans beauté, ils ne prennent pas corps, ne donnent pas lieu à une forme, mais seulement à un pur jeu formel, sans intérêt et sans substance. Pourtant, dans les œuvres de Kafka, l’ouvreur inégalable de la beauté moderne, dans celles de Gombrowicz, de Fellini, de Kundera, de Grass, de Roth, de David Lynch et de Pina Bausch, le miracle a lieu : la rencontre a lieu dans une éblouissante beauté. Les éléments les plus hétérogènes et invraisemblables forment soudain une unité organique, concrète, nécessaire, aussi évidente que celle de la nature.

Le grand art moderne ne fuit aucunement la réalité dans le rêve : il y saisit au contraire l’essence du réel, ce qui est plus réel que le réel. La fabrique intérieure du réel. Lorsque Kafka décrit la vie d’un fonctionnaire transformé en cafard, lorsque Philip Roth raconte la transformation d’un homme en sein, lorsque David Lynch fait accoucher d’une grand-mère un arbre dans un lit, ils découvrent minutieusement – et ceci est un fait aussi miraculeux que l’existence des pins parasols – ce qu’il se passerait réellement en un tel cas[1. David Lynch a exprimé cela à sa manière, dans l’interview où il s’enflamme en évoquant la beauté du canard. Le canard est pour lui une invention d’une perfection absolue. Tout son secret réside dans l’œil du canard. S’il avait été placé sur une patte ou perdu au milieu du plumage, l’invention aurait été épatante, mais encore insatisfaisante. Cependant, en plaçant l’œil juste là, tout prend soudain, la beauté de l’ensemble devient évidente, incontestable.].

Seul leur point de départ est peut-être « irréaliste ». Mais tout ce qui s’ensuit est traité avec un réalisme infini, imitant le fourmillement infini de détails justes propre au réel. Ils y mettent la même cohérence, la même nécessité obscure, évidente, le même mystère que le Créateur, lorsque celui-ci prit la liberté de nous faire croire à l’existence des pins parasols. Pina Bausch s’inscrit à mes yeux parmi ces maîtres de l’imagination exacte.

Dans Les pieds de la danseuse, son magnifique texte consacré à la danse, ou plus précisément à sa destruction massive, Philippe Muray voyait en elle l’antithèse absolue du roman. Si l’art du roman est l’art de la prose, du concret, du réel, dont le geste perpétuel est celui de la dés-idéalisation, la danse serait l’enfer de l’idéalisation sans relâche, de l’harmonie, la négation de la Chute et subséquemment une aspiration acharnée vers les airs, vers l’abstraction, la tentation impardonnable du vol. Le regard de romancier de Muray ne pouvait s’intéresser dès lors qu’à une chose : les pieds torturés et difformes de la danseuse concrète, seul élément de réel, et donc de beauté authentique, égaré au milieu de toute cette saloperie éthérée.

Le Tanztheater de Pina Bausch, quant à lui, est farouchement anti-lyrique, dés-idéalisant, il n’ignore rien de la Chute. Ni de la Résurrection. Il n’omet ni la misère, ni la grandeur humaines. Ni le caractère merveilleux du prosaïque. Son thème central, l’amour et le désir, est traité à la fois comme comédie et comme tragédie. Avec une cruauté aimante, Pina Bausch transmue en danses comiques et en beauté les prétentions des hommes comme des femmes à être aimés et désirés, les tralalas narcissiques, rodomontades, abus de pouvoir et petitesses très équitablement partagées entre les deux sexes.

La beauté des rencontres repose sur l’art des contrastes multiples. Contrastes, en premier lieu, entre les moments de musiques et de danses, les moments parlés et les moments de silence ; contrastes entre les scènes de douleur intense et celles d’intense joie ; entre la scène envahie par mille danses et jeux euphoriques, laissant soudain place à un solo déchirant ; contrastes des corps enfin, une grande différence de taille entre deux danseurs donnant lieu à des jeux, des alliances ou des guerres sans merci.

Cependant, l’invention la plus fascinante de Pina Bausch demeure les fameuses « rondes à la Pina Bausch » : ces moments où les danseurs s’arrachent à la temporalité soi-disant « linéaire » pour pénétrer dans une boucle d’éternité, dans « l’éternel retour du même ». Dans la répétition éternelle, dix fois, trente fois, parfois davantage, de la succession absolument identique des mêmes gestes et actes, souvent accomplie par plusieurs danseurs, couples ou trios en divers lieux de la scène.

Ces répétitions, ces rondes me semblent dire la même chose que Chesterton dans La morale des elfes. Guerroyant avec humour contre le préjugé déterministe et fataliste apparu avec les sciences modernes, Chesterton refuse de percevoir les répétitions à l’œuvre dans la nature comme des lois implacables censées établir que rien n’aurait pu être autrement. Ces répétitions lui apparaissent au contraire comme un splendide mystère, un jeu libre, un « excès de vitalité ». Elles lui apparaissent comme beauté.

J’effleurerai, pour finir, un dernier aspect de l’art de Pina Bausch. Une observation attentive du monde m’a conduit à cette conclusion : dans les rues de nos villes, il arrive parfois que des hommes ou des femmes portent des corps d’enfants, mais il n’arrive presque jamais qu’ils portent des corps de femmes ou d’hommes adultes. C’est une différence notable avec le monde de Pina Bausch. Ce manquement me semble être la seule origine plausible de tous nos malheurs.

A un niveau plus profond, il est pourtant certain que l’essentiel de la vie humaine consiste, comme dans les pièces de Pina Bausch, à porter des corps d’hommes et de femmes, des corps sexués, dans ses bras ou sur ses épaules et à être porté dans des bras et sur des épaules de femmes et d’hommes. Si mon souvenir est exact, il ne se passe à peu près rien d’autre. Porter et être porté : voilà ce que désigne proprement la liberté humaine. Si cela ne se passe pas, il ne se passe simplement rien du tout.

La mystique postmoderne, redéfinissant la liberté comme absence absolue de rapport[2. Elément poétique aussi cher à Pina Bausch qu’à son ami Fellini, qui la fit apparaître dans E la nave va.], repose sur l’horreur de tout contact physique, l’horreur de l’évidence tactile – l’horreur du corps, de l’incarnation – et sur le refoulement obstiné de l’évidence que l’existence d’un corps suppose celle d’un autre corps.

Depuis trente ans, il se passe cela, sans cesse, dans les pièces de théâtre de danse de Pina Bausch. Il se passe quelque chose. Des corps d’hommes, de femmes, portent, sont portés par d’autres corps sexués. S’abandonnant, donnant leur confiance, acceptant la possibilité de la chute et de la douleur, pour connaître la joie d’être un corps incarné, pour recevoir du toucher, du porter, de l’aimer, du tact venu d’un autre corps, la sensation de sa présence réelle, et de l’existence du monde, ce curieux sentiment d’être en vie.

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Le gars de la Marine

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On le savait national, on le retrouve socialiste. Jean-Marie Le Pen a estimé dimanche dans un entretien au Parisien qu’il voterait Martine Aubry en 2012 dans le cas de figure d’un deuxième tour avec Nicolas Sarkozy. Les mauvaises langues diront que ce n’est pas un choix vraiment politique, mais la continuation de l’amour des filles à papa par d’autres moyens.

Antilles : on n’est plus servis

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Le Parisien, vous connaissez, c’est le journal des vrais gens. D’ailleurs, il leur donne la parole tous les jours aux vrais gens. Ça s’appelle « Voix Express » et le principe est de demander à monsieur et madame Tout le monde de se prononcer sur les petits ou grands sujets du jour. « Nicolas Sarkozy vous a-t-il convaincu ? » « Vous organisez-vous pour la grève ? » Cela peut être franchement dérisoire genre « Laurence Ferrari, frange ou brushing ? », « Martine ou Ségolène ? » Pour chacun, un visage, un nom, un âge, une profession, quelques phrases laissent apercevoir un petit bout de vie. C’est volontiers un peu démago, ça ne vole pas plus haut que ça, ça ne la joue pas science de l’opinion et, dans le fond, ça peut dire quelque chose de plus vrai sur ce que pensent les gens que tous les CSA dont Le Parisien fait par ailleurs un usage immodéré.

L’important, on le sait, c’est la question. Pour cette rubrique et pour la vie en général. Hier, dans la foulée de sa « une » de la veille enjoignant les Français de partir en vacances et d’être amoureux pour oublier la crise, Le Parisien avait trouvé la bonne question : « Avez-vous peur pour vos vacances à la Guadeloupe ? » Ça, c’est fort. Plein de tact, de finesse et de hauteur de vues. Il a fallu quinze jours pour que nous consentions à nous intéresser à une grève générale dans les territoires français que nous appelons pudiquement départements d’outremer. Le conflit fait remonter à la surface les effluves pourris d’un système pourri. Et Le Parisien s’inquiète pour nos vacances au soleil – et en prime pour l’inquiétude des voyagistes. Parce qu’avec tout ça, les amis, le service qui n’était déjà pas terrible ne va pas s’améliorer. Déjà que les classes moyennes n’ont pas le moral, voilà qu’on leur pourrit leur cinquième semaine de congés payés. D’ailleurs, à une exception près, les quidams du jour ne le cachent pas : cette grève, ils s’en seraient bien passés. Comme je vous le dis.

Moi, les Antilles, je n’y connais rien. Les XXL à capuches de nos cités qui invoquent l’esclavagisme pour justifier leurs échecs non plus. Et les Indigènes de la République qui courent les plateaux de télé en brandissant la facture qu’ils entendent faire payer à la France encore moins. Mais après quelques jours d’écoute et de lectures imprécises, je me demande s’ils ne sont pas là-bas, les vrais indigènes de la République. Parce que de loin, on voit des patrons pas tous jolis-jolis, tous blancs, et des salariés, tous noirs ou assimilés, qui en bavent. Bref, pas besoin d’avoir l’oreille très fine pour entendre l’amertume raciale qui décuple la rage sociale. Pour une fois, j’ai l’impression que Taubira n’est pas totalement dingue quand elle parle d’apartheid. Visiblement, il y a là-bas des gens qui continuent à se demander pourquoi ils sont obligés de payer ceux qui frottent leurs parquets.

Enfin, tout ça n’est pas une raison pour prendre des libertés avec la règle de la proximité. Un journal doit aller à la rencontre de ses lecteurs. En prise sur la vraie vie, Le Parisien flippe pour le room-service – et les excursions comprises dans le forfait on les fera comment avec l’essence ?

Remarquez, en vrai, ce n’est pas si sot. Cela s’appelle division internationale du travail. Arrêtons de dire à ces gens qu’ils sont citoyens français et faisons leur miroiter les perspectives alléchantes qui s’offrent à eux s’ils consentent à transformer leurs îles en usines à touristes – mais avec un service à la hauteur, hein ? Bon, c’est vrai, il y a des susceptibilités : imaginez que ces noirs quand on leur dit « service », il leur arrive d’entendre « servitude », on se demande où ils vont chercher ça. Mais bon, on édictera une charte du respect de toutes les mémoires. Et on construira des terrains de foot. Ou des mosquées – ah bon, des églises, vous êtes sûr ?

À la réflexion, il est bien dommage que les décolonisateurs du XXe siècle n’aient pas bénéficié des conseils avisés du Parisien. Parce qu’au lieu de s’enquiquiner avec ces sombres affaires de peuples, d’indépendances et de fiertés nationales, ils auraient su quoi faire. Il suffisait de transformer la République en holding et les lointaines possessions françaises en filiales. Heureusement, pour les Antilles, il est encore temps.

Halde là. Le manifeste.

Madame la Ministresse, comme vous, nous avons pris connaissance avec le plus grand intérêt du rapport de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) intitulé La place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires.

Bien sûr nous approuvons, sans toujours la comprendre, l’idée générale du rapport : « En transmettant des savoirs, les manuels scolaires proposent des représentations de la société. Ils peuvent véhiculer des représentations stéréotypées qui peuvent être à l’origine de discriminations. »

Mais nul doute qu’avec plus de moyens, tant financiers qu’intellectuels, la Halde pourrait aller plus loin encore dans son combat citoyen. Imaginons par exemple qu’un représentant de cette instance siège désormais, ès-qualités, au comité directeur de chaque maison d’édition scolaire pour pratiquer “in vivo” une vigilance quotidienne contre ces stéréotypes qui nous ont fait tant de mal.

Et puis dans notre société d’images il y a plus grave encore, peut-être, que les discriminations réelles : leur représentation.

Quoi de plus pervers en effet que la photo, apparemment innocente d’une famille composée d’un seul père, d’une seule mère et de leurs propres enfants ? La Halde y discerne à juste titre une logique d’exclusion a priori de l’homoparentalité, ou de la famille recomposée traditionnelle.

Enfin et surtout, revenons aux fondamentaux, Madame la Ministresse ! La culture dite « classique » que l’on enseigne encore aux enfants de la République est tout imprégnée de cet esprit discriminatoire contre lequel a commencé la lutte finale.

Certes le rapport de la Halde épingle à juste titre Ronsard, dont telle page fameuse donne de nos séniors une image particulièrement négative, voire carrément gâteuse.

Mais c’est en réalité toute la littérature qu’il convient de revisiter à la lumière des « Idées nouvelles » pour y débusquer les préjugés des autres, quels qu’ils soient : xénophobes, homophobes, claustrophobes, misogynes, transphobes, anti-allemands…

De la « Chanson de Roland » à Coluche en passant par Molière, Corneille, Voltaire, Baudelaire et Jean Genet, c’est tout un travail de rectification anti-discriminatoire qu’il s’agit d’opérer aujourd’hui sur ces auteurs, pour l’édification des générations futures.

Comptant sur vous avant le prochain remaniement, Mme la Ministresse, nous vous prions d’agréer…

Le dimanche de Chavez

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Les Vénézuéliens sont appelés à voter ce dimanche sur un amendement à la Constitution qui permettrait au président Hugo Chavez, depuis dix ans à la tête du pays, de se représenter en 2012. Rappelons que rien ne limite le nombre de mandats présidentiels en France. Nous précisons cela pour la quasi-totalité des médias français qui s’acharnent à présenter Chavez comme un dictateur qui, de plus, serait populiste. Rappelons également que dans le langage de la police de la pensée contemporaine, « populiste » signifie redistribuer les bénéfices de la rente pétrolière au peuple, alphabétiser le peuple et soigner le peuple. Cela signifie également trouver plus important pour un pays une certaine fierté nationale que la possibilité de faire du roller et du vélo dans les grandes villes. Aux dernières nouvelles, Chavez lirait Don Quichotte en attendant les résultats.

Eloge de Gérard de Villiers

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Notre bonté nous perdra. Il nous arrive, parfois, de penser aux atlantistes, aux anticommunistes, à ceux qui sont persuadés que Chavez, Morales et Correa sont des dictateurs, à ceux qui croient à la mondialisation heureuse ou à ceux qui révèrent la société américaine comme exemple d’émancipation et d’enrichissement de tous. Nous trouvons injuste, profondément injuste, qu’ils n’aient pas eux aussi le droit à un journal qui les conforte régulièrement dans leurs certitudes géostratégiques, un Monde diplomatique de droite en quelque sorte.

Et la solution nous est apparue alors que nous achetions le dernier SAS, Le Printemps de Tbilissi, plutôt une bonne cuvée, chez notre marchand de journaux en le glissant honteusement entre L’Huma et, précisément, Le Monde diplo. Nous avons quelques vices cachés de ce genre comme le goût immodéré pour le champagne zéro dosage, les causes perdues et les groupes oubliés de doo wop.

Lire SAS, c’est lire un Monde diplo où la vision du monde se situe quelque part entre Donald Rumsfeld et Attila, mais l’ensemble est toujours remarquablement documenté et se lit sans ennui, pouvant même remplacer aisément, dans certains cas (Meurtre à Athènes, Les tueurs de Bruxelles), le guide du Routard, publicités comprises. Il faut dire que l’auteur, Gérard de Villiers, est un vieux routier du roman de gare, et d’une certaine manière l’ultime survivant de ces nobles artisans qui œuvraient au Fleuve Noir, au Masque ou aux Presses de la Cité. Ils ont été laminés par la télévision et, pour ceux qui se faisaient une spécialité de l’espionnage, ont reçu le coup de grâce avec la chute du Mur.

Avec Le Printemps de Tbilissi, GDV (pour les intimes) attaque vaillamment la cent soixante seizième aventure du prince Malko Linge, son héros fétiche, contractuel de la CIA. Contractuel, cela signifie qu’il pousse l’élégance, que tous les libéraux apprécieront, à ne pas être un fonctionnaire surmutualisé (on en trouve même à Langley, c’est vous dire…). Au contraire, Malko a toujours accepté ce qu’on appelle désormais pour les cadres de haut niveau, des « contrats de mission » : s’il rate, il n’engage que lui et l’entreprise peut le virer ou le laisser entre les mains d’un féroce dictateur noir, sadique et cupide, en général d’obédience marxiste.

Rappelons que ce personnage fut créé en 1965 par GDV, alors journaliste à Paris Match et France Dimanche. En ces années où la mode était aux échanges de transfuges dans les brumes berlinoises de Check Point Charlie, l’auteur décide de créer un espion dans le genre d’OSS117 de Jean Bruce ou de James Bond de Ian Fleming. Ce sera Son Altesse Sérénissime Malko Linge, authentique aristocrate autrichien dont le domaine de Liezen se trouve par malheur sur la frontière austro-hongroise et dont les terres confisquées, au-delà du rideau de fer, ont probablement été transformées en sovkhozes par la vermine rouge qui menace de submerger l’Occident.

Malko dispose d’une kyrielle de titres de noblesse qui sentent bon la Mittelleuropa d’avant l’attentat de Sarajevo. Il est, entre autres, chevalier de Malte et grand voïvode de la Voïvodine de Serbie. Il dispose de nombreux atouts : il est grand, il est blond, il a les yeux pailletés d’or, une grande vigueur sexuelle, un don des langues et une extraordinaire mémoire visuelle. Il croit dans les vertus de la libre entreprise, dans le caractère intrinsèquement pervers du communisme et dans les femmes callipyges, sexuellement avides et soumises. La sodomie est ainsi une de ses pratiques sexuelles préférées et, de manière oulipienne, il semble tenter un épuisement géographique de la phrase suivante : « D’une seule poussée, il s’enfonça dans les reins de la jeune… » Compléter au choix par Maltaise, Cambodgienne, voire de manière poétique, par des substantifs issus de pays n’existant plus comme Rhodésienne ou Soviétique (la géopolitique, hélas, change plus vite que les fesses d’une mortelle).

Pour en revenir au Printemps de Tbilissi, consacré à la guerre éclair qui opposa la Russie et la Géorgie et à ses suites, il s’agit d’un bon reportage, et pour le coup plus nuancé que celui de BHL que nous avions moqué ici même. La thèse est simple et redoutable à la fois : ce sont bien les Russes, évidemment, qui sont les coupables mais contrairement au scénario infantile de l’agression pure et simple, il y aurait eu une manipulation de taupes dans les services secrets géorgiens qui auraient fait croire, les petits malins, à une attaque russe. Et c’est en toute bonne fois que Saakachvili aurait attaqué, en croyant se défendre contre une attaque inexistante. GDV présente le président géorgien comme un gros garçon un peu naïf et tellement proaméricain qu’il a fait baptiser la route qui mène de l’aéroport de Tbilissi au centre-ville « Avenue Georges W. Bush ». Un coup à trois bandes, comme on dit au billard : il permet de sauver l’honneur des Américains qui n’apparaissent plus comme des apprentis sorciers s’étant fait déborder par l’excès de zèle d’une de leur créature.

Évidemment, le problème, c’est que le Monde diplo paraît tous les mois tandis qu’il faut se contenter de quatre SAS par an.

Mais un trimestriel atlantiste avec du sexe, c’est déjà pas mal, non ?

Le mythe du chevalier blanc

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Kouchner, le mythe du chevalier blanc

La publication du livre de Pierre Péan, Le monde selon K., a révélé un autre visage de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères et chevalier blanc national depuis quarante ans. Retrouvez les impubliables de Babouse sur son Carnet.

Cosmopolites de tous pays, unissez-vous

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Bonne nouvelle, les prix baissent. Quand il fallait encore deux phrases au cardinal de Richelieu pour pendre un homme, il ne faut plus aujourd’hui qu’un seul mot pour faire chauffer le gibet. Il aura suffi à Pierre Péan d’écrire que l’actuel ministre français des Affaires étrangères honnit l’indépendance nationale au nom du « cosmopolitisme » pour se tailler illico une réputation d’antisémite notoire.

Sur le livre de Péan, il y aurait beaucoup de choses à redire : il n’est pas assuré que le mélange des genres serve l’argument principal de l’ouvrage ni le but poursuivi par son auteur. L’insignifiante affaire de facturation gabonaise[1. Insignifiante pour qui n’a jamais entendu au cours des décennies passées le docteur K. jouer les pères La Vertu du monde politique.] a oblitéré les critiques politiques que formulait Péan à l’encontre du locataire du Quai d’Orsay et avorté le débat légitime qu’il se faisait fort d’ouvrir sur les options internationales du docteur K. Comme Elisabeth Lévy le souligne, dans le dernier édito du mensuel Causeur, on ne peut que le regretter.

Reste qu’en cinq sec, Pierre Péan est devenu antisémite. Enfin, l’affaire n’a pas été aussi vite pliée que ça. Il a fallu, dans un premier temps, que Bernard Kouchner déclare devant l’Assemblée nationale : « L’accusation de cosmopolitisme, en ces temps difficiles, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. » Puis, pour être bien sûr que tout le monde était raccord avec ses sous-entendus, il s’est livré à une explication de texte dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Certains réseaux me détestent. Lesquels ? Certainement les nostalgiques des années 1930 et 1940 et tous les révisionnistes… » Et la presse française de s’engouffrer comme un seul homme dans l’équation kouchnérienne : « cosmopolitisme = antisémitisme ».

Seulement, manque de bol : dans les années 1930 et 1940, ce n’est pas vers les juifs que porte en premier l’accusation de cosmopolitisme, mais indistinctement vers les jacobins, les communistes et les francs-maçons, quand ce n’est pas vers l’Eglise, les élites et l’aristocratie européennes. Tout le monde il est beau, tout le monde il est cosmopolite. Et encore ce n’est pas si simple, puisqu’on voit une partie de la gauche française condamner dans ces années 1930 le « cosmopolitisme » des Brigadistes internationaux, ces hurluberlus qui vont combattre en Espagne et critiquent la non-ingérence de Blum, président du Conseil, juif et pas cosmopolite pour deux sous. Chez Maurras, Drieu la Rochelle, Céline aussi bien que chez Barrès, le cosmopolitisme désigne surtout la philosophie des Lumières, à laquelle ils opposent le nationalisme. Passé le Rhin, chez Carl Schmitt, le cosmopolitisme n’est pas non plus associé prioritairement aux juifs, mais à la mollesse toute kantienne que la république de Weimar met à défendre les intérêts allemands contre le reste du monde… Quant à Hitler, il confesse, au début de Mein Kampf, qu’influencé par les idées de son père il a été lui-même cosmopolite, avant de se reprendre. Pour le malheur du monde.

Il faudra, en réalité, attendre l’après-guerre pour que le terme cosmopolitisme ait réellement des relents antisémites. Cela se passe en Union soviétique. Accusé de poursuivre sur la même voie que le Bund, le Comité juif antifasciste est dans la ligne de mire de Staline. Le Kremlin reproche à cette organisation d’entretenir des connections avec Washington. Son président est assassiné en 1948 et la purge culmine en 1952 avec le « complot des blouses blanches ». L’affaire ne trouvera réellement son terme qu’avec la mort de Staline. Si Moscou choisit d’employer le terme « cosmopolite sans racine », c’est justement qu’il n’est pas connoté de cet antisémitisme qui, depuis la deuxième guerre mondiale, est honni en Union soviétique. Staline n’est pas antisémite, juste anticosmopolite et antisioniste à l’occasion. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si.

Mais, que je sache, ce n’est pas la politique antisémite de Staline que le bon docteur Kouchner avait en tête lorsqu’il marquait Péan du sceau de l’infamie. Mais le nazisme. Le problème est que ça ne marche pas : dans les années 1930, le mot cosmopolitisme n’avait pas plus de connotations antisémites qu’aujourd’hui. Il désignait alors l’idée de Kant suivant laquelle la théorie politique ne se limite plus à une théorie de l’Etat ou du peuple, mais se prend à embrasser l’humanité tout entière. Bref, au-delà, des intérêts nationaux existerait une idée de la politique mondiale, qui, favorisant la paix et le libre commerce, annoncerait l’avènement de la démocratie planétaire. Ça ne vous rappelle rien ? Moi si : les convictions qu’ardemment porte le docteur K. depuis quarante ans quand ses épaules ne sont pas occupées à ployer sous un sac de riz. De la médecine humanitaire à ses positions au Kosovo, en passant par la défense du droit d’ingérence, c’est le cosmopolitisme qu’il s’acharne à défendre et à illustrer. Ses positions sur la guerre en Irak ou sur le retour de la France dans l’Otan ont certes atténué les idéaux kantiens de sa jeunesse : l’âge venant, Bernard Kouchner est devenu ce qu’il convient d’appeler un cosmopolite anglo-saxon[1. Celui qui considère que le nec plus ultra est de lire Cosmopolitan assis dans l’aéroport de New York.]. Et alors ? Il y a des gens très bien qui sont affectés par cette pathologie. On en trouve même, paraît-il, à l’Elysée.

Il arrive au fond aujourd’hui à Pierre Péan ce qui est arrivé il y a quelque temps à Eric Zemmour : exécuté pour un mot. Un mot de trop ? Non. Un mot que l’on assigne à résidence dans son sens le plus catastrophique, qu’il l’ait ou pas occupé historiquement[1. L’on se moque éperdument qu’Alain Rey note dans Le Dictionnaire historique de la langue française que les connotations péjoratives du terme acquises à la fin du XIXe siècle « tendent à disparaître ». On se moque aussi que le Dictionnaire de l’Académie française (8e édition) ne prête au terme aucun sens négatif : « Celui qui se considère comme s’il était le citoyen du monde et non d’un État particulier. Il se dit aussi de celui qui parcourt tous les pays sans jamais avoir de demeure fixe, ou qui se prête aisément aux usages, aux mœurs des pays où il se trouve. Il est aussi adjectif des deux genres et, dans cet emploi, il s’applique aussi aux choses. Quartier cosmopolite. Mœurs cosmopolites. Esprit cosmopolite. »]. C’est Nietzsche qui avait systématisé, dans sa démarche généalogique, le recours à l’étymologie. Les mots pourtant échappent au déterminisme de leur naissance, comme ils échappent aussi à celui de leur histoire. Nous avons franchi un cap, nous en sommes arrivés à une génétique du malheur. Il n’est plus un mot que vous puissiez employer qui n’ait révélé un jour ou l’autre sa part maléfique. Aujourd’hui, on vous surdétermine le mot « race » ou le mot « cosmopolite ». Demain, on n’oubliera pas de se souvenir que les nazis appelaient leur mère « maman ». Prononcés dans la bouche de tout petits enfants, ça ne vous rappelle rien ? Moi si. La connotation rend sourd et condamne la langue à ne plus être qu’un catalogue abject de termes effroyables. Hölderlin avait bien raison de nous prévenir : « Le libre usage du propre est la chose la plus difficile. »

Le retour du refoulé

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N’ayant pas vu Fitna, je ne sais pas si c’est un film anti-islamiste, ou bien anti-islam, ou tout bêtement une merdouille raciste. Ce dont je suis certain, c’est qu’en cédant aux pressions de responsables musulmans britanniques et en refoulant son auteur, le député néerlandais Geert Wilders, à l’aéroport d’Heathrow devant des dizaines de journalistes, le gouvernement de Gordon Brown vient de lui faire un gigantesque coup de pub. Le film qui devait initialement être projeté à la Chambre des Lords reste disponible en deux clics sur le net, gageons que tous les records de téléchargement vont être pulvérisés outre-Manche… Merci qui ?

J’adore ce que vous faites !

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Honnêtement, si Michaël Darmon et Yves Derai ne me m’avaient pas envoyé Belle-Amie avec leurs « amitiés confraternelles », je pense que je ne l’aurais pas acheté, me contentant des bonnes feuilles parues dans le Nouvel Obs. J’aurais eu tort. Ça faisait longtemps que je n’avais pas pris autant de plaisir à lire un livre d’actu. Le dernier à m’avoir fait cet effet-là est La Dame des 35 heures, la bio extrêmement peu autorisée de Martine Aubry par Philippe Alexandre et Béatrix de l’Aulnoit.

Passons sur ce qui est présenté comme la révélation du bouquin : l’éclosion d’une nouvelle piste pour la paternité de Zohra, celle du procureur général du Qatar. Les auteurs ont poussé l’info révélée par Le Point en fin d’année dernière. Rachida Dati entretient une relation étrange avec le confetti pétrolier du Golfe. Selon Darmon et Derai, Rachida aurait succombé aux charmes d’un certain Ali Al Marri, un type de son âge, qui serait le papa de Zohra. Pour appuyer leur thèse, les deux journalistes évoquent les trois voyages mensuels de Dati au Qatar les premiers mois de sa grossesse, puis les visites régulières à Paris d’Al Marri à partir du moment où Rachida n’a plus pu prendre l’avion. Selon eux, Al Marri aurait aussi offert des bagues d’une valeur de plusieurs milliers d’euros à la jeune maman. Cela en fait-il pour autant le papa ?

La recherche en paternité n’est de toute façon pas le plus croustillant de ce travail. Non, le plus réussi est le récit de l’ascension de cette Chalonnaise « issue de la diversité » vers les sommets de la Ve République. Ses tactiques, ses réseaux, ses coups tordus et, fort logiquement, les cadavres qui s’entassent dans ses placards. Rachida Dati n’est pas la Cosette que l’on imagine (ou qu’elle voudrait que l’on imagine). En vrai, Rachida, c’est le croisement de Wilhelmina Slater, la méchante de Ugly Betty et de Jill Abbott sa collègue des Feux de l’amour. Une arriviste capable d’écrire des dizaines de lettres aux puissants à base de « J’adore ce que vous faites, je rêve de travailler avec vous » pour s’attirer leurs faveurs. Taillable et corvéable à merci pour ceux qui peuvent lui être utiles, tant qu’ils peuvent lui être utiles, les délaissant en un claquement de doigts dès qu’ils ne sont plus assez bankables à son goût. Une manipulatrice qui vampirise le talent des autres pour se mettre en avant.

Le livre regorge d’anecdotes délicieuses qui n’appellent qu’un jugement : « Quelle garce ! » Mais une garce géniale et magnifique. Qui parvient à se faire une place auprès de Nicolas Sarkozy puis de Cécilia, qu’elle manipulera lors de sa première love story avec Attias pour se faire un trou au gouvernement (où elle épuisera une armée de collaborateurs). Jusqu’à l’arrivée de Carla Bruni dans la vie de Sarko, qui précipitera sa chute.

Parfois pathétique, souvent géniale, Rachida Dati apparaît comme une sacrée maligne qui n’aurait pas dépareillé dans le casting de Dallas ou Dynasty… Je serais presque tenté de lui écrire que j’adore ce qu’elle fait et que je rêverais de travailler avec elle.